Carl Schmitt : sauver la démocratie en la débarrassant de l’État de droit

Sauver la démocratie en la débarrassant de l’État de droit

 

Maître du droit constitutionnel et du droit international, Carl Schmitt est le théoricien politique le plus important du XXe siècle. Dans Théorie de la Constitution (1928), il analyse la nocivité de l’État de droit (Rechtsstaat) au regard des principes démocratiques. Cette critique de la république de Weimar est d’une actualité brûlante.

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D’une manière générale, on peut dire que le trait dominant de l’État de droit bourgeois est qu’il repose sur des droits fondamentaux de l’individu et sur le principe de la distinction entre les pouvoirs. La liberté individuelle étant fondamentalement illimitée, l’État et la puissance étatique sont posés comme limites. Les prérogatives de l’État sont strictement mesurées. Partout se créent des organes de contrôle, sortes de garde-fous juridiques. En revanche, la liberté de l’individu est illimitée : elle n’est pas régie par la loi et ses inévitables exceptions supposent des règles préétablies. Le point d’ancrage de l’État de droit bourgeois est la sphère des possibilités illimitées de l’individu ; l’État, lui, reste contrôlable à tous égards. Ce principe libéral de distinction des genres pénètre toute l’organisation de l’État. Les attributions de l’État sont minutieusement réparties et ses possibilités d’action savamment dosées les unes par rapport aux autres.

Il faut ici poser la question, évidemment politique, des rapports entre État de droit et régime politique. Or, cette question est escamotée par la « séparation des pouvoirs ». On ne parle d’ailleurs plus de régime, au sens de « forme donnée à l’État » (Staastsform), mais de l’organisation du pouvoir législatif, exécutif, etc. La démocratie elle-même n’est plus une forme de l’État, elle devient un mode d’organisation du pouvoir législatif. Bien entendu, cela empêche le principe démocratique de produire toutes ses conséquences politiques. En contre-point, l’exécutif est organisé à la façon monarchique parce qu’on ne peut pas « séparer les pouvoirs » sans les organiser selon des principes pluriels et divergents. L’État de droit a par conséquent un « statut mixte » qui équilibre à dessein des principes opposés, non dans l’intérêt de l’unité politique mais au nom de la liberté individuelle. Or, une démocratie absolue ne détruit pas moins la liberté qu’une monarchie absolue. C’est ce qui ne manque jamais d’arriver quand l’élément formel monarchique, aristocratique ou démocratique est mis en œuvre à l’état pur. Lorsque l’État de droit bourgeois équilibre les trois éléments, sans que l’un d’entre eux soit mené jusqu’à ses conséquences logiques, son principe de base, à savoir l’émancipation totale d’un individu réputé incontrôlable, reste certes intacte, mais c’est la substance du politique qui est détruite.

Les deux piliers de l’État de droit, la liberté individuelle et la séparation des pouvoirs, sont étrangers au politique : ces principes n’impliquent aucune forme de l’État, ils ne sont qu’un mode d’organisation des entraves à apporter à l’État. Il faut voir là l’influence directe de la pensée libérale utopique, ennemie de tout élément de forme. « La liberté ne constitue rien », disait Mazzini. Retenons surtout que l’État de droit n’est pas une forme de l’État, il n’est pas, à vrai dire, une constitution, il n’est que l’ensemble des dispositifs servant à contrôler l’État.

Phénomène typique de l’État de droit libéral : le système parlementaire. Constitué d’éléments aristocratiques et monarchiques, c’est, à tous points de vue, une forme mixte dictée par l’intérêt libéral, afin d’entraver ce qui relève du politique partout où il affleure. C’est le moule dans lequel s’est coulée la bourgeoisie pour se prémunir contre l’État. Il faut donc voir en lui une forme anti-politique, tout comme la bourgeoisie libérale est un phénomène qui ne relève pas du politique.

(…)

Ce schémas culmine dans le système parlementaire : le Parlement indépendant du peuple est le nec plus ultra de l’État de droit bourgeois. Le parlementarisme se présente comme un système complexe alliant une pluralité de formes politiques. Certes, il maintient le principe démocratique de la dépendance du parlement à l’égard du peuple, mais en lui opposant suffisamment de contre-feux efficaces. Le gouvernement est à la fois dépendant et indépendant du Parlement et sa caractéristique majeure est son pouvoir normé de dissolution du parlement. Le statut du Président du Reich a tout celui d’un monarque intérimaire, mais, là encore, la forme politique de la monarchie s’allie à l’élément aristocratique et démocratique. Nulle part ne sont tirées les conséquences d’une forme politique.

À quoi tout cela rime-t-il ? Le Parlement a pour mission de cimenter l’unité politique, c’est-à-dire de recréer sans cesse l’unité politique d’une masse hétérogène, puisque divisée en classes, intérêts, cultures, confessions, etc. Or, pour que le peuple-dans-l’État advienne à l’existence politique, il faut une certaine identité, une certaine homogénéité en son sein. Les institutions d’un État sont là pour rendre possible cette identité, pour la refonder chaque jour de nouveau. Dans le parlementarisme de l’État de droit, la fonction est bien précise : il s’agit d’intégrer dans l’État ci-devant monarchique la bourgeoisie, c’est-à-dire une catégorie de la population caractérisée par deux traits spécifiques : la propriété et l’éducation. Il faut porter le soupçon sur la tentative de parvenir à unité politique du peuple par le détour parlementaire : lorsque cette tentative fut engagée pour la première fois, la nouvelle classe bourgeoise avait en face d’elle l’État monarchique. Il s’agissait de l’intégrer à cet État. Or, depuis, la monarchie a disparu : elle tirait sa sève d’une autre époque. De sorte que tout le système tourne à vide.

Le système visait l’intégration de la bourgeoisie dans l’État monarchique. Ce but a été atteint. Mais depuis, la situation a radicalement changé : aujourd’hui, il s’agit d’intégrer à une unité politique le prolétariat, masse non possédante et non éduquée. Or, pour cette tâche, qui n’a d’ailleurs guère encore été envisagée, n’existent que les appareils et les mécanismes qui avaient servi l’ancien projet : l’intégration de la bourgeoisie éduquée. Exemple de ces appareils : la Constitution de Weimar. D’où cette impression d’artifice, ce sentiment de vide qui gagne si facilement l’observateur.

Selon le mot fameux de Spengler, la Constitution de Weimar est le costume anglais taillé sur mesure qu’a endossé le Reich allemand en 1919. Cette année-là, il fut impossible de trouver mieux : la Constitution de Weimar n’est qu’un expédient, un pis-aller et ne vaut qu’en tant que telle.

Cependant, l’élément démocratique y est suffisamment mis en exergue pour que le peuple, malgré tous les obstacles, toutes les soupapes de sûreté, malgré le mur érigé par les idéaux de l’État de droit, ait à tout moment la possibilité de se donner une forme politique. Pour l’évolution constitutionnelle future, il s’agira donc de sauver la démocratie en la débarrassant de l’État de droit. Ce n’est qu’ainsi et non par l’indifférence libérale pour les questions de la forme de l’État et de la Constitution, que l’on pourra maîtriser politiquement la nouvelle situation et (…) recréer l’unité politique du peuple (…).

 

CarlSchmitt
Carl Schmitt

 

Lectures complémentaires :

Pour la suppression de l’État de droit, par Henry de Lesquen

Le programme d’Henry de Lesquen pour rétablir la démocratie en France

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