L’identité nationale selon Huntington
Le sujet de Huntington, c’est l’identité nationale de l’Amérique mais ses interrogations sur l’immigration, sur le multiculturalisme, sur les courants relativistes et déconstructivistes, sur la discrimination positive, sur le fait qu’un credo ne peut suffire à faire une nation ou sur la superclasse mondiale sont aussi riches d’enseignements pour les Français, bien qu’elles ne soient pas directement transposables en Europe où la situation est quelque peu inversée : en effet, aux Etats-Unis, c’est le flux migratoire des trois derniers siècles vers le continent américain qui a rendu indispensable la constitution d’une nouvelle identité nécessaire aux immigrants, alors qu’en Europe, où les identités se sont forgées naturellement depuis près de vingt siècles, ces identités, souvent homogènes, sont aujourd’hui agressées par le nouveau flux migratoire contemporain.
Issu d’une communication prononcée dans le cadre du Club de l’Horloge (devenu Carrefour de l’Horloge), ce texte d’Augustin Jandon est une synthèse très précieuse.
Samuel P. Huntington, auteur du livre « Le Choc des civilisations », a publié en 2004 un nouveau livre, édité en France par Odile Jacob, ayant pour titre : « Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures ». Francis Fukuyama utilise le qualificatif : « Eblouissant » et Zbigniew Brzezinski commente : « Un tour de force intellectuel : audacieux, provocateur ! ».
Ce livre érudit, écrit à partir des cours sur l’identité américaine que donne ce professeur d’université, est consacré essentiellement à l’histoire américaine. Il comporte des analyses de l’identité qui vont servir à enrichir notre réflexion sur cette question. Les Etats-Unis d’Amérique constituent un modèle, voire un laboratoire d’expériences, pour nombre de chercheurs, de politologues et d’hommes politiques. Il est donc tout à fait légitime de le connaître pour enrichir notre réflexion sur un sujet qui concerne tous les pays de culture européenne.
A ce titre, lors de l’examen d’un nouveau projet de loi portant réforme de l’immigration, un amendement républicain a été adopté en mai 2006 faisant de l’anglais la langue « nationale » des Etats-Unis, mais aussi un amendement démocrate se contentant de la proclamer langue « commune et unificatrice ».
En passant, on peut remarquer que les débats sur les questions d’identité ne sont pas des tabous, au sens de sujets dont on ne parle pas, qui restent enfouis par autocensure mentale. Dans ce grand pays, considéré par tous les observateurs politiques comme l’exemple de la démocratie, ces questions passionnent l’opinion et font l’objet d’affrontements idéologiques particulièrement puissants, tant par la force des idées qui s’opposent que par les moyens qu’ils mobilisent.
La présente communication va avoir pour objet de présenter ce livre et d’exposer comment les réflexions du Pr Huntington peuvent servir à notre débat d’idées français.
Samuel P. Huntington est né en 1927 et enseigne les sciences politiques à l’Université de Harvard (Massachusetts). Il écrit ses livres entouré de collaborateurs nombreux et dévoués. La densité du contenu et du style traduit l’importance qu’il attache à présenter à ses lecteurs des ouvrages documentés et intellectuellement travaillés. Il reconnaît que ses travaux universitaires ne peuvent pas cacher ses préférences pour certaines idées, mais la présentation des faits et des thèses de tous les protagonistes est objective. Ce dernier livre est le quatorzième d’une longue série.
2/ L’identité selon le professeur Huntington
Le professeur Huntington consacre un chapitre à la définition de plusieurs concepts clés qui seront utilisés tout au long de son ouvrage. Nous utiliserons les termes retenus par la traduction en langue française.
Il définit tout d’abord l’identité, la saillance et la substance.
a) « L’IDENTITÉ est le sentiment de lui-même éprouvé par un individu ou un groupe. »
L’identité résulte de la conscience de soi, du sentiment de constituer une entité individuelle ou collective dont les caractéristiques particulières fondent la distinction entre un « moi » et un « toi », un « nous » et un « eux ».
L’identité concerne à la fois les individus et les groupes. Les identités sont dans leur grande majorité des constructions imaginaires. Chaque individu possède plusieurs identités de nature attributive, territoriale, économique, culturelle, politique, sociale ou nationale, et l’importance de l’une par rapport à l’autre varie dans le temps. Enfin, l’identité est souvent le produit de l’interaction entre le sujet et les autres, ce qui signifie que la manière dont les autres perçoivent un individu ou un groupe affecte la manière dont un individu ou un groupe se définit. Les identités dépendent des situations et la mondialisation récente peut avoir pour effet d’augmenter l’importance que les individus et les peuples attachent aux identités de portée plus vaste.
L’identité repose aussi sur un besoin d’estime de soi qui pousse les individus à penser que le groupe auquel ils appartiennent est meilleur que d’autres. De même que l’homme possède des instincts, notamment l’instinct de reproduction et celui d’agressivité, de même l’homme a besoin d’avoir des ennemis et des alliés. C’est une caractéristique de la psychologie et de la condition humaines.
b) La SAILLANCE est l’importance que l’individu ou le groupe accorde à une identité.
En effet, il a été remarqué qu’un individu ou un groupe pouvait posséder plusieurs identités d’inégale importance.
L’identité nationale est, du point de vue de la saillance, en concurrence avec d’autres identités :
– les identités alter-nationales, c’est-à-dire celles d’un autre pays : les immigrants aux Etats-Unis peuvent s’identifier aux pays dont ils sont originaires ;
– les identités infra-nationales, c’est-à-dire celles liées à la race, l’appartenance ethnique ou le sexe ;
– les identités transnationales, c’est-à-dire celles de certains membres des élites américaines dans les milieux d’affaires, des finances, des idées, des professions libérales et même de gouvernement qui ont le sentiment d’appartenir à une super-classe mondiale, faisant ainsi apparaître une fracture entre la majorité des Américains et ceux qui contrôlent le pouvoir, les richesses et le savoir.
La saillance de l’identité nationale peut varier avec l’importance des menaces extérieures.
c) La SUBSTANCE désigne ce que l’individu ou le groupe possède en propre ou en commun et qui le différencie des autres individus ou d’autres peuples.
La substance de l’identité nationale est constituée par des éléments objectifs. Quand nous disons : « Nous, les Américains », de qui parlons-nous ? D’un peuple, d’une race, d’une religion, d’une appartenance ethnique, de valeurs, d’une culture, de la richesse, de la politique ou d’autre chose encore ?
Dans les années 1990, la société américaine a été confrontée à de nombreuses questions qui ont suscité de vifs débats : l’immigration et l’assimilation, le multiculturalisme et la diversité, les rapports entre les races et la discrimination positive, la place de la religion dans la sphère publique, l’éducation bilingue, les programmes scolaires et universitaires, la prière à l’école et l’avortement, la signification de la citoyenneté et de la nationalité, l’ingérence étrangère dans les élections américaines, l’application extra-territoriale des lois américaines, le rôle politique croissant des diasporas à l’intérieur et à l’extérieur du pays. La question qui sous-tend tous ces problèmes est celle de l’identité nationale. Presque toutes les positions envisageables sur les sujets qui précèdent impliquent des présupposés précis à propos de cette identité.
Sur un plan pratique, la réponse à cette question est évidemment essentielle puisqu’elle va déterminer les intérêts nationaux et la politique « étrangère » correspondante.
d) Les SOURCES de l’identité
Huntington recense plusieurs sources d’identité :
– attributive, comme l’âge, l’ascendance, le sexe, la famille (issue des liens du sang), l’ethnie (en tant qu’extension de la famille) et la race ;
– culturelle, comme le clan, la tribu, l’ethnie (en tant qu’elle représente un mode de vie), la langue, la nationalité, la religion et la civilisation ;
– territoriale, comme le voisinage, le village, la ville, la province, l’Etat, la région, le pays, la zone géographique, le continent, l’hémisphère ;
– politique, comme la faction, la clique, le chef, le groupement d’intérêt, le mouvement, la cause, le parti, l’idéologie, l’Etat ;
– économique, comme le travail, l’occupation, la profession, le groupe de travail, l’employeur, l’entreprise, le secteur économique, le syndicat, la classe sociale ;
– sociale, comme les amis, le club, les équipes sportives, les collègues, le groupe de loisir, le statut social.
Un individu peut être lié à plusieurs sources d’identité, avec des liens plus ou moins étroits. Elles sont donc hiérarchisées et leur classement varie dans le temps. Huntington signale à ce sujet l’amour pour le petit troupeau qui constitue le principe originel des attachements publics et qui ne supplante pas l’amour pour l’ensemble de la communauté.
Pour Huntington, l’identité nationale comporte en règle générale un élément territorial, un ou plusieurs éléments attributifs (la race ou l’appartenance ethnique), culturels (la religion ou la langue) et politiques (l’Etat et l’idéologie), ainsi qu’occasionnellement des éléments économiques (l’agriculture) ou sociaux (milieux et réseaux). La nation, en tant que telle, n’est pas une source d’identité, même si elle a été à certaines époques la forme d’identité la plus répandue en Occident.
Il existe, en réalité, deux conceptions de l’identité nationale : ethnico-raciale d’une part, culturelle d’autre part. C’est une identité dérivée, qui tire sa force d’autres sources que la nation.
Les nations sont le produit de l’histoire européenne du XVe au XIXe siècle. C’est la guerre qui a donné naissance à l’Etat, c’est elle qui a créé les nations.
La thèse centrale du livre est la permanence du caractère fondamental de la culture anglo-protestante pour l’identité américaine.
La nation repose ainsi sur une association d’éléments de nature raciale et d’éléments de nature culturelle. Les identités de nature raciale sont relativement permanentes dans la mesure où l’héritage raciale est une donnée irréductible. En revanche il est possible de changer de culture. Nombreux sont ceux qui changent de religion, apprennent de nouvelles langues, adoptent de nouvelles valeurs et de nouvelles croyances, s’adaptent à de nouveaux modes de vie. L’identité culturelle peut évoluer et changer ; l’identité raciale-ancestrale ne le peut pas. La sailllance de ces différentes composantes culturelles évolue selon les époques, et cela est particulièrement vrai pour l’Amérique.
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