Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?
Par Henry de Lesquen
La superclasse mondiale : une philosophie sous–jacente, le cosmopolitisme
Le mot « cosmopolite », qui signifie « citoyen du monde » (étant formé des deux mots grecs cosmos et politês), est en lui-même une subreption, car toute cité implique un dedans et un dehors, une relation d’inclusion-exclusion : le monde ne saurait être une cité. « Défend tes lois comme tu défends tes murailles », disait Héraclite ; s’il n’y a plus de « murailles », ou de frontières, la cité disparaît, et avec elle le civisme. Le soi-disant « cosmopolite » ne peut être citoyen du monde, il n’est citoyen de nulle part, et il ne se réclame du monde que pour nier ses devoirs envers la cité.
En inventant la cité, les Grecs ont donné au patriotisme sa forme la plus pure et la plus exigeante. Ce sont eux, aussi, qui ont créé le cosmopolitisme, au moment où les cités se dissolvaient dans l’empire. Les premiers à avoir lancé l’idée, avec le mot, sont les philosophes de l’école cynique. Ils seront suivis par les stoïciens, puis par bien d’autres à l’époque moderne. On se souvient qu’Alexandre le Grand, qui préconisait le mélange des peuples et des races, avait déclaré, après sa rencontre avec Diogène le cynique : « Si je n’étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène. »
Au delà de la politique stricto sensu, l’opposition du patriotisme et du cosmopolitisme a un caractère global. C’est toute la conception de l’homme qu’elle met en cause.
Le refus des préjugés légitimes
Dans patrie, il y a « père » (pater), comme dans nation il y a « naissance » (natio). La patrie est la terre des « pères », c’est-à-dire des ancêtres, de ces lignées d’hommes et de femmes qui nous ont faits ce que nous sommes et à qui nous devons tout. Le patriotisme nous demande de nous attacher à une cité charnelle, constituée autour d’un héritage formé de traditions. Il nous fait un devoir de rester fidèles à nos valeurs. Celles-ci ne sont pas des produits de la raison pure, mais, comme l’a bien vu Edmund Burke, des préjugés légitimes. Nous les aimons, ces préjugés, qui ne sont pas contraires à la raison, parce qu’ils fondent notre morale et nos murs, et qu’ils définissent notre identité.
Le cosmopolitisme : la face carnavalesque de l’idéologie égalitaire
Au contraire, le cosmopolitisme est l’une des faces de l’utopie égalitaire, il en est la version anarchique et carnavalesque, puisque, postulant l’illégitimité des interdits, il professe un nihilisme absolu. « Il est interdit d’interdire », écrivait-on sur les murs en mai 1968. Le cosmopolitisme reflète le pseudo-rationalisme de l’utopie égalitaire, pour qui l’homme est une monade livrée au seul calcul des plaisirs et des peines.
Le cosmopolite est un étranger dans sa propre cité. Il est aussi « étranger à lui-même », selon Julia Kristeva, et il a donc perdu son identité. Il se fait un plaisir de dénigrer les coutumes du peuple où le hasard l’a fait naître, qu’il juge arbitraires et barbares. Dans Etrangers à nous-mêmes, Julia Kristeva fait ressortir le conflit du cosmopolitisme avec la morale traditionnelle. « Le cosmopolite du XVIIIe siècle était un libertin – et, aujourd’hui encore, l’étranger demeure (…) cet insolent qui (…) défie pour commencer la morale de son pays, et provoque ensuite des excès scandaleux dans le pays d’accueil. »
Cosmopolitisme radical et rupture des traditions
Ainsi, pour ce cosmopolitisme radical, l’individu ne peut obtenir sa liberté qu’en s’émancipant des traditions, qui pèsent de tout leur poids sur la liberté humaine et la contraignent. Le véritable humanisme, qui ne réduit pas l’homme à des influences sociales, sait, néanmoins, que sa liberté est ancrée dans son identité et que celle-ci est façonnée par les disciplines culturelles, autrement dit par les traditions. Le patriotisme n’est donc pas une valeur parmi d’autres, c’est le socle de l’humanisme.
Le cosmopolitisme, tout d’abord, peut être considéré comme une déviation du patriotisme, parce qu’il ne le refuse pas ouvertement, mais prétend élargir son objet. Il faudrait considérer le monde entier comme la cité de tous les hommes, et refuser les identités particulières qui établissent des barrières au sein de l’espèce humaine. Mais, comme nous l’avons dit, la cité ne peut exister sans frontières, la patrie ne vaut que pour être incarnée, en sorte que le cosmopolitisme est une négation du patriotisme.
Il y a donc un lien organique entre l’immoralité « cynique » de l’idéologie cosmopolite de la superclasse mondiale, telle qu’elle se manifeste dans les écrits d’un Daniel Cohn-Bendit ou d’un Frédéric Mitterrand, et l’immigrationnisme qui est l’alpha et l’oméga du discours mondialiste.
Révérence pour le non-art dégénéré
On ne s’étonnera pas que la superclasse mondiale révère le non-art dégénéré qualifié abusivement d’art contemporain, dont elle fait activement la promotion. Elle démontre là, non seulement son goût pour l’argent, puisque le marché de l’art ou de ce qui en usurpe le nom a pris de nos jours des dimensions fantastiques, mais aussi son absolu manque de goût. Pinault n’est pas Médicis ! La superclasse mondiale avec laquelle le milliardaire français a pour le moins des affinités confond valeur artistique et valeur marchande. Le non-art dégénéré, dit « art contemporain », est un vecteur du cosmopolitisme. Il subvertit le sens de la beauté, s’inscrit en faux contre les traditions et ne recule devant rien pour porter atteinte au patrimoine artistique, comme on l’a vu en 2008 avec l’exposition de Jeff Koons au château de Versailles, organisé par des obligés de M. François Pinault, dont Jean-Jacques Aillagon. Parmi les « œuvres », les objets, qui étaient exposés sous les ors du château, on remarquait notamment un mannequin représentant le chanteur Michael Jackson, avec un bébé singe entre les cuisses ; ce qui était pour le moins scabreux quand on sait que Jackson avait échappé de peu à une condamnation pour pédophilie.
Henry de Lesquen
Président du Parti national-libéral
Très cher Henry de Lesquen, savez-vous que votre patronyme vient très probablement du breton « Lez gwenn » (écrit « Les guen » en moyen-breton) qui signifie « cour blanche » (« cour » au sens de la cour du prince, du roi…) ?
Voilà qui est parfait, n’est-ce pas ?
Le patriotisme est-il un humanisme ? Cette question me paraît ressortir de votre texte.
En vous opposant au cosmopolitisme, vous ne vous opposez pas seulement aux cyniques et aux stoïciens, mais aux épicuriens, qui pratiquaient le calcul des plaisirs et des peines. Accessoirement, vous reniez aussi Montaigne, le premier des sceptiques et des relativistes à travers son pyrrhonisme qui n’était pas seulement tactique, mais qui se moquait ouvertement des coutumes du pays dans lequel il était né, tout en conseillant de les respecter pour ne pas être en porte-à-faux.
On oublie trop souvent qu’»il est interdit d’interdire » à sa source dans le : « tout est permis, mais tout ne convient pas » de Saint-Paul. Le christianisme se pose comme un affranchissement de la loi qui répond à la Grâce par une morale de gratitude ou de conséquence.
Si la patrie est la terre des pères et si la nation insiste sur la naissance que donne la mère, il faut en tirer la conséquence que la patrie est masculine et la nation est féminine. D’où l’on conclut logiquement que ce n’est pas tant le nationalisme qui est belliqueux puisqu’il est féminin, que le patriotisme qui est martial puisqu’il est masculin.
Les coutumes et les traditions balisent notre vie plus que nous ne devons les respecter aveuglément. Acceptons-nous notre héritage ? Telle est la question, qui s’affine ainsi : quel part en acceptons-nous ? Maurras disait lui-même que la tradition est critique.
Les Grecs ont inventé le patriotisme (en s’opposant aux barbares) et le cosmopolitisme, ce qui se ramène au conflit entre le monde et les civilisations. J’émets depuis longtemps l’hypothèse, difficile à concrétiser, qu’au lieu du choc des civilisations que nous croyons vivre, le monde a beau être devenu multipolaire, il s’est uniformisé, et nos civilisations mortelles se sont dissoutes dans le monde. La défense des civilisations ne peut plus se pratiquer comme d’antan. Pour la même raison, nous avons beau penser les migrations sur le registre colonial, que l’on soit pour ou contre la colonisation, l’immigration n’est pas une colonisation à l’envers, mais au pire une colonisation par position. Si « grand remplacement » il y a, procédant d’une mentalité où tout est substituable et où l’individu est un bien de consommation comme les autres, avec son obsolescence programmée qui fait que les cimetières sont pleins de gens irremplaçables, le « grand remplacement » est d’abord un fait et ne résulte pas factuellement d’une volonté de conquête ou d’un vouloir être conquis.
Jean-Marie Le Pen peut bien citer saint thomas d’Aquin pour étendre de proche en proche la notion de prochain avec une option préférentielle de ses filles sur ses voisines, le Christ est le premier des cosmopolites, non seulement en étendant la notion de prochain à toute personne rencontrée et en réservant l’appellation de frère à la communauté des disciples, mais encore en présumant, dans la parabole du bon samaritain, que l’étranger se comportera en meilleur prochain que le compatriote ou que le coreligionnaire. On peut bien sûr prendre cette parabole comme une provocation hyperbolique destinée à faire de nous de meilleurs compatriotes, mais c’est forcer le texte et extrapoler sur la notion de prochain en la rendant dépendante du patriotisme, ce qu’elle n’est pas, à la différence de celle de frère, si étonnant que cela paraisse. La fraternité universelle est un abus de langage, contrairement à la proximité universelle, qui est la norme et l’expression des devoirs que nous devons à l’humanité, non d’être le frère de tout homme, mais d’être proche de chacun.
Le cosmopolitisme impliquerait selon vous de « considérer le monde entier comme la cité de tous les hommes et [de] refuser les identités particulières qui établissent des barrières au sein de l’espèce humaine. » Ce que vous décrivez, me semble-t-il, c’est moins le cosmopolitisme que l’internationalisme, lequel a tellement échoué que des internationalistes historiques comme Jean-Luc Mélenchon ont renoncé à le revendiquer trop fort, et affichent au contraire un patriotisme (employé pour nationalisme) dans lequel ils inscrivent leur action politique. Mieux, même des « cosmopolites » du siècle dernier comme Sartre ou Simone de Beauvoir, ne cessaient de détailler les modalités particulières à chacun des pays dont ils décrivaient la situation politique. Ils faisaient casdu monde et de ses particularités.
La Révolution a abouti à cette aberration que la patrie, ce territoire, est devenu un universel de substitution et que la république, quoi que vous en disiez, n’est plus la chose du peuple, mais un ensemble de valeurs partagées, comme la démocratie (c’est vrai depuis Tocqueville) n’est plus un régime politique adapté aux petites cités comme pour les penseurs des Lumières, ou une forme de gouvernement, mais une machine de guerre de « l’utopie égalitaire ». Naturellement, ceci est une perversion idéaliste mêlant la vertu de religion, qui relie potentiellement à ‘l’universel, à la terre et aux morts qu’elle recèle à un endroit donné.
Sans reprendre à mon compte l’expression de « non art dégénéré », lui préférant à tout prendre celle de « non art officiel abscons » souvent employée par la regrettée Marie-Josée de Bravoura, je remarque que le qualificatif de « contemporain » confisque la qualité de « contemporain » à ceux qui, bien que les sociétés humaines comprennent rarement l’histoire qu’elles vivent, ne s’accordent pas sur l’Aujourd’hui de l’histoire de l’art auquel nous serions parvenus, et sur l’éthique du geste qui serait censé en découler. Si on ne se situe pas dans ce que l’époque a conclu que devait être notre éthique et notre renoncement à l’esthétique, on n’est pas tout à fait bon à être guillotiné, mais on n’est plus un citoyen de cette communauté de valeurs qu’est devenue la République universelle. Ce qui caractérise le cosmopolitisme en dernière analyse, ce n’est pas tellement le meurtre symbolique de tous ceux qui ne pensent pas suivant les canons à la mode, normes s’imposant d’autant plus aux traditions qu’elles sont moins établies ; que c’est, en-deçà de ce meurtre symbolique et plus asphyxiant que lui, l’univocité de la pensée et la terrible uniformité au terme de laquelle on n’a le droit que d’être de gauche, de même que les droits de l’homme émancipent chacun, pourvu qu’il n’enseigne rien qui soit contraire aux droits de l’homme. Le « cosmopolitisme », si l’on convient d’appeler ainsi la pensée dominante, est un totalitarisme des bonnes intentions qui ne se connaissent pas ni ne se sondent les reins et les coeurs. D’où ces nouveaux contes de fée que sont les séries véhiculant la nouvelle morale, où l’on croit faire de bons scénarios avec de bons sentiments, contrairement à l’immoralisme nietzschéen d’un Gide qui ne concevait pas qu’ils puissent être la matière d’une bonne littérature.
En réalité, il me semble que le message du Christ stricto sensu demeure marqué par une forme de patriotisme, sous la forme d’une préférence pour les « brebis perdues de la maison d’Israël », ainsi qu’en témoigne son dialogue avec la femme Cananéenne, que l’on trouve en Matthieu, chapitre 15, versets 21 à 28. Il dira également à la femme samaritaine, venue puiser de l’eau au puits de Jacob: « le salut vient des juifs » (Jean chapitre 4). Certes, le message de Jésus, bien que réservé aux juifs, est simultanément tourné vers l’universel: Jean-1-9-10: « cette lumière était la véritable lumière qui en venant dans le monde éclaire tout homme; le monde a été fait
par elle, mais le monde ne l’a pas reçue ». Mais le cosmopolitisme chrétien, si l’on peut s’exprimer de la sorte, trouve son origine chez Saint Paul, qui affirme, au verset 28 du chapitre 3 de son épître aux Galates: « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ ». Saint Paul a ainsi été le catalyseur de l’extension du christianisme vers l’universel, par son affranchissement des rites et coutumes héritées du judaïsme dont il est issu tandis que le Christ avait certes pris ses distances avec ses rites et coutumes au nom de la charité mais sans les abolir.
L’article de M. de Lesquen sur le cosmopolitisme m’inspire les réflexions suivantes.
Le cosmopolitisme est la négation des identités et implique, en son escence même, une uniformisation des modes de vie, des règles et des valeurs au niveau mondial à travers des vecteurs que sont les firmes multinationales, la superclasse ou l’oligarchie mondiale et les moyens de communication de masse. Il s’agit du « village planétaire » défini par Marshall McLuhan, qui aboutit à broyer les identités et les particularismes, niant par là même l’un des aspects essentiels de la nature humaine, qui repose selon moi sur la diversité des personnes, des groupes sociaux, des cultures et des civilisations. Cependant, je me dissocierai quelque peu de votre pensée en considérant que par-delà la diversité féconde des peuples, des civilisations et des Etats, l’interdépendance entre les nations ainsi que notre commune appartenance à l’espèce humaine nécessitent des normes et principes objectifs indispensables au vivre ensemble. Ces normes existent et constituent ce que l’on appelle le jus cogens, qui trouve son origine dans le droit naturel analysé en particulier par le juriste Grotius (1583-1645). Parmi ces règles objectives auxquelles même les Etats ne sauraient déroger, nous trouvons par exemple l’interdiction de la torture, des crimes de guerre et des génocides. La recherche et la mise en oeuvre de ces règles et principes objectifs ne me paraissent pas incompatibles avec la liberté et la diversité des identités, des peuples et des Etats et, en ce sens, je ne désapprouverai pas cette forme de cosmopolitisme, que je qualifierai volontiers de « modéré ». En revanche, ma condamnation est totale s’agissant du cosmopolitisme radical, qui s’étend aux sphères politiques, économiques, sociales, culturelles, en les soumettant, consciemment ou non, à son emprise totalisante et totalitaire. Pour en revenir au jus cogens, il ne s’oppose pas à la sauvegarde des identités nationales et culturelles puisqu’en fait partie le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, droit qui est précisément battu en brèche par l’idéologie cosmopolite. Je vous rejoins également lorsque vous considérez que les traditions nationales font partie intégrante de notre identité, à condition toutefois de ne pas les concevoir comme figées: les générations actuelles ont certes reçu des générations précédentes les traditions que celles-ci avaient su transmettre en les enrichissant par des inventions et innovations, mais elles font évoluer à leur tour ce patrimoine. En clair, la France de 2017 n’est pas celle de 1789, ni celle de Philippe le Bel ou de Saint Louis!
Pour ce qui est de la France, je pense que son indépendance et sa souveraineté sont aujourd’hui menacées, à l’intérieur par le discours cosmopolite faisant en particulier l’apologie du multiculturalisme, à l’extérieur notamment par nos multiples soumissions aux dictats de l’Union européenne tels que le libre-échangisme sauvage, sans frein ni contrôle. Celui-ci, s’il ruine des pans entiers de notre agriculture et de notre industrie, enrichit de façon honteuse nos soi-disant élites adossées confortablement à la finance internationale. Si je puis me permettre cette incise en période électorale, je pense que le premier acte du nouveau chef de l’Etat devrait consister à interrompre purement et simplement l’application en France de la scandaleuse directive européenne dite des « travailleurs détachés », ce qui contraindrait nos partenaires à repenser tout le dispositif, quitte à mettre en oeuvre la politique de la chaise vide, qui nous a si bien réussi du temps du général de Gaulle.
Pour en terminer, je dirai que je condamne le multiculturalisme, père de tous les communautarismes, dans la mesure où une nation constitue une réalité culturelle en elle-même. En revanche, je considère que la France n’est ni une race, ni une ethnie. La France s’est édifiée, au cours des siècles, par des apports successifs de populations variées. En ce sens, le concept de « français de souche » est un leurre, dans la mesure où ce qui caractérise la France, ce n’est pas la pureté du sang ou la pureté de la race, qui n’existent d’ailleurs nulle part au monde, mais la pureté et la beauté du sacrifice des héros de son histoire qui lui ont consacré leur propre existence. Je pense donc qu’un étranger qui vit sur notre territoire en étant assimilé (j’insiste sur ce terme) a parfaitement vocation à devenir français et à enrichir par conséquent notre communauté nationale s’il en exprime la demande.
@Martin: Le message du Christ demeure-t-il marqué par une forme de patriotisme ? Le Christ marque-t-Il une (vraie) « préférence pour les brebis perdues de la maison d’Israël » ? Son dialogue avec la cananéenne me paraît tout entier orienté vers sa conclusion. Jamais il n’a vu une telle foi en Israël, une foi capable de faire sortir de Lui une force de guérison à son insu, tant est puissant le désir de salut qui anime cette femme. La bourrade qui précède et par laquelle il rabroue celle qui voudrait être un petit chien pour manger des miettes de salut me paraît être un argument rhétorique ou pédagogique à destination deSes disciples, de même qu’a des vertus pédagogiques, mais cette fois ad extra, l’amour fraternel qu’on se doit à l’intérieur de la communauté des disciples, à seule fin qu’il donne envie aux autres de le devenir et aux âmes d’être sauvées en rejoignant la communauté de ceux dont le Berger sauve les âmes. Car il s’agit bien et toujours de salut, d’où la réponse que Jésus fait à la samaritaine : « Le salut vient des juifs », mais ce qui compte, c’est de chercher le Royaume qui n’est pas de ce monde en adorateur qui le soit « en esprit et en vérité ».
Le Christ, qui est selon la foi chrétienne l’incarnation du Verbe divin, a grandi et a été élevé, à l’instar des autres hommes, dans une civilisation et une culture, le judaïsme de son temps, dans lequel il s’est enraciné. Son message est ainsi pétri de références à la culture juive, en particulier aux Psaumes et aux Prophètes, ce qui n’est pas surprenant si l’on songe que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob s’est d’abord révélé à ce peuple qui était par suite le mieux à même, a priori, d’accueillir et de recevoir le Messie et son message. D’où, je pense, la surprise du Christ lui-même lorsqu’il constate une foi aussi ardente chez cette femme Cananéenne ne faisant pas partie, précisément, de ce peuple! On retrouvera le même étonnement manifesté par Jésus devant la foi du centurion romain (Cf. Matthieu, 8 10). Mais lorsque Jésus se lamente sur le sort d’une ville, c’est bien vers Jérusalem que s’adressent ses lamentations, et non vers Rome, Alexandrie ou Athènes (Cf. par exemple Matthieu 23-37: « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu! »).
C’est bien au demeurant au temple de Jérusalem que s’est déroulée, selon Saint Luc, sa première véritable expérience mystique lorsque, à l’âge de douze ans, assis au milieu des maîtres, il s’occupait des « affaires de son père » (Cf. Luc 3 49).
Cependant, la splendeur du message christique réside précisément en ce que Jésus a dégagé la quintessence et le sublime du judaïsme, ce que ses contradicteurs pharisiens, saducéens et scribes n’ont jamais compris ni même entrevu (à quelques exceptions notables comme l’illustrent les exemples de Nicodème ou de Joseph d’Arimathie), et s’est élevé à l’universel en étendant le Salut à tout homme qui écoute sa parole et la met en pratique. Cette universalisation du message du Christ va culminer avec l’Ascension, puis la Pentecôte, prémices de la diffusion du Christianisme à travers le monde entier.
Il est certain que cette transcendance du particulier par l’universel a été possible en raison de la profondeur de la relation entretenue par le Christ avec son Père des cieux mais elle tire également son origine du judaïsme, de même que l’arbre pourra d’autant plus élevé ses branches que ses racines seront profondément ancrées dans le sol.
Pour en revenir à notre débat initial sur le cosmopolitisme, l’enracinement dans une culture et une identité n’est pas contradictoire avec une aspiration à l’universel, en ce qu’il peut être le ferment d’une liberté créatrice conduisant le sujet qui en est irradié à transformer l’histoire des hommes. En se limitant à l’exemple de Socrate, on peut constater à quel point cet athénien a porté sa culture à son apogée et, s’élevant du particulier à l’universel, a dégagé les principes philosophiques qui nous inspirent encore aujourd’hui.
Bien sûr, encore faut-il admettre pour cela que le déroulement de l’histoire laisse place à la liberté humaine et ne se réduit pas au jeu de lois déterministes, qu’il s’agisse de la dialectique hégélienne revisitée, sous l’angle matérialiste, par Marx, ou de la vision de « la fin de l’histoire » défendue par F. Fukuyama, mais ceci constitue une autre problématique!