Pourquoi sommes-nous plongés dans une crise économique mondiale depuis 2008 ? Et pourquoi cette « crise de 2008 » est-elle si grave qu’on la compare à la crise de 1929 ? La réponse à cette double question relève d’abord de la science économique, ensuite de l’analyse politique. La première nous permet de comprendre pourquoi certaines décisions des Etats ont eu de telles conséquences, la seconde pourquoi de telles décisions ont été prises.
Keynésianisme et monétarisme, deux frères ennemis dans l’erreur
Il est vain de chercher à comprendre les faits sans s’appuyer sur une théorie. Encore faut-il que celle-ci soit correcte ! La pensée économique se partage aujourd’hui entre trois écoles principales. Les deux premières, le keynésianisme, qui doit son nom à John Maynard Keynes (1883-1946), et le monétarisme de Milton Friedman (1912-2006), sont des frères jumeaux, apparemment antagonistes, mais d’accord sur l’essentiel. Elles ne s’intéressent qu’aux quantités globales que traite la macroéconomie. Pour elles, la croissance de l’endettement total des agents économiques, publics et privés, ne peut être un véritable problème que pour un pays particulier, si celui-ci doit trop d’argent au reste de la planète et risque de se trouver en cessation de paiement, comme la Grèce en 2011. Mais il ne faut pas s’en soucier autrement, car un emprunt est un contrat synallagmatique et que toute dette d’un agent constitue la créance d’un autre. Ces deux théories – keynésienne et monétariste – n’expliquent pas les crises économiques en général ni celle-ci en particulier.
La crise ? Une correction brutale de l’excès de monnaie et de crédit
Or, depuis que le capitalisme s’est formé, on assiste à une succession, sans cesse recommencée, de phases d’expansion euphorique suivies d’une crise brutale. C’est le Français Clément Juglar (1819-1905) qui a le premier décrit ce cycle économique et qui en a donné d’emblée le principe : la phase d’expansion excessive résulte d’un excès de création de monnaie et de crédit par les banques, qui ne peut continuer indéfiniment et qui doit s’achever par une correction brutale. La « bulle » doit éclater. Le Suédois Knut Wicksell (1859-1926) a perfectionné cette interprétation en montrant que le taux d’intérêt du marché tombait pendant l’expansion au-dessous du « taux d’intérêt naturel », en raison de l’abus de crédit auquel procédaient les banques. C’est aujourd’hui l’école autrichienne, illustrée au XXe siècle par Ludwig von Mises (1881-1973) et Friedrich-August von Hayek (1899-1992), qui a poursuivi cet enseignement. Elle s’est penchée sur les distorsions des structures de l’économie qui résultaient de la modification des prix relatifs induite par la baisse des taux d’intérêt, laquelle favorise l’allongement des détours de production, donc un excès d’investissement. En France, le regretté Maurice Allais (1911-2010), prix Nobel de sciences économiques, esprit indépendant, a défendu une opinion voisine.
La clé du cycle économique réside par conséquent dans la capacité des banques commerciales, qui exercent par nature une activité privée, de créer de la monnaie publique, puisque « les crédits font les dépôts » et que ces dépôts sont de la monnaie, laquelle a cours légal en vertu de la loi. L’origine du mal est là, dans le fait que les banques ont des réserves fractionnaires, en ce sens que le montant total des comptes courants n’est couvert que très partiellement par de la monnaie émise par la banque centrale.
Pour guérir ce mal et mettre fin au cycle économique, il n’y a dans son principe que deux solutions : soit, selon la proposition d’Allais, obliger les banques de dépôt à se couvrir par des réserves à 100 %, ce qui revient à leur interdire de créer de la monnaie ; soit, selon la proposition de Hayek, supprimer le cours légal de la monnaie créée par les banques commerciales et les laisser courir le risque de la faillite, sans intervention de l’Etat. En pratique, dans le contexte politique que nous connaissons, seule la première solution, celle d’Allais, est envisageable.
L’offre de monnaie peut être maîtrisée par la banque centrale
Cependant, dans le cadre institutionnel que nous connaissons, l’offre de monnaie peut quand même être maîtrisée par la banque centrale, si elle en a la volonté, car elle refinance les banques commerciales et a donc le pouvoir de les empêcher d’entraîner le pays vers la crise pour assouvir leur avidité sans limite. C’est ce qu’elle a su faire souvent, en France et dans le monde, en bravant l’impopularité, puisqu’il faut de la lucidité et du courage pour arrêter un jeu fatal où tout le monde en apparence est gagnant. Quand les dirigeants des banques centrales sont conscients de leurs responsabilités et qu’ils s’appuient sur un corpus théorique réaliste, ils prennent les mesures nécessaires pour arrêter les frais au plus tôt, sans attendre que l’économie soit au bord du gouffre. C’est ce qu’a fait en 1979 Paul Volcker, président du Federal Reserve System (banque centrale américaine), pour diminuer l’inflation, en déclenchant une sévère récession.
Dans son livre de 1912, Théorie de la monnaie et du crédit, Mises écrit :
« Si notre doctrine des crises doit être appliquée à l’histoire la plus récente [Mises écrit cela en 1912], il faut alors observer que les banques ne sont jamais allées aussi loin qu’elles le pouvaient dans le développement du crédit et dans l’expansion de l’émission des instruments fiduciaires. Elles ont toujours battu en retraite longtemps avant d’avoir atteint cette limite, soit à cause d’une inquiétude croissante de leur part et de la part de ceux qui n’avaient pas oublié les crises précédentes, soit parce qu’elles ont dû se conformer aux réglementations fixant un plafond à la circulation des instruments fiduciaires. [N’est-ce pas justement la différence avec la crise actuelle et celle de 1929 ?] Et c’est ainsi que les crises éclatent avant qu’elles aient besoin d’éclater. C’est seulement dans ce sens que l’on peut interpréter l’affirmation qui est vraie en apparence, après tout, que la restriction des emprunts est la cause des crises économiques, ou du moins la raison immédiate de leur déclenchement ; c’est-à-dire que, si les banques avaient continué à réduire le taux d’intérêt des emprunts, elles auraient continué à différer l’effondrement du marché. Si l’on met l’accent sur le mot différer, on peut alors accepter l’argument sans trop de difficulté. Sans aucun doute, les banques seraient en mesure de différer l’effondrement ; mais, cependant, comme nous l’avons montré, le moment doit finalement venir où il n’est plus possible d’accroître davantage la circulation des instruments fiduciaires. C’est alors que se produit la catastrophe, et ses conséquences sont d’autant plus graves, et la réaction contre la tendance exubérante du marché est d’autant plus forte, que la période durant laquelle le taux d’intérêt des emprunts a été inférieur au taux d’intérêt naturel a été plus longue, et que l’emploi de détours de production qui ne sont pas justifiés par l’état présent du marché des capitaux aura été plus important. » (*)
La force de la crise actuelle est la conséquence de l’exubérance des banques…
Cette analyse est la clé pour comprendre la crise actuelle. La crise de 2008 est d’une ampleur exceptionnelle parce que les banques sont allées au contraire, cette fois-ci, « aussi loin qu’elles le pouvaient » dans le développement du crédit.
Elle n’ont pas été retenues d’aller jusqu’au bout parce que la plupart des économistes se référaient à des théories erronées, issues de la pensée de Keynes ou de Friedman, et que les autorités monétaires, en particulier aux Etats-Unis, avec les funestes Alan Greenspan et Benjamin Bernanke, successeurs de Paul Volcker, n’ont pas eu la sagesse de ce dernier, mais ont au contraire constamment nourri la folie et la cupidité des banquiers. Greenspan pendant de longues années, puis Bernanke, ont fait « la politique de Wall Street », c’est-à-dire la politique d’argent facile qui permettait aux banques et établissements financiers de gagner le maximum d’argent. La crise de 2008 est grave parce que, quand une crise s’est amorcée, en 1997, en 2000, en 2004…, à chaque fois, Greenspan a accru les facilités monétaires pour relancer l’économie, au lieu de se résigner, comme il aurait fallu, à une courte récession. L’endettement total (dette privée plus dette publique) est ainsi passé aux Etats-Unis de 260% du PIB en 2000 à 370% en 2008. Dans la zone euro, le comportement de Jean-Claude Trichet a été aussi irresponsable, puisque l’endettement total est passé de 270% du PIB en 2000 à 370% en 2008. Nous payons aujourd’hui les conséquences de ce laxisme incroyable et de cette fuite en avant permanente.
…rendue durablement possible par la mondialisation
Mais cela n’a été possible, et c’est là que la mondialisation a été déterminante, que parce que l’inflation a été contenue par la concurrence internationale. Sans la relative sagesse des indices de prix, les autorités monétaires auraient dû réagir en restreignant le crédit. La mondialisation a fait que ce laxisme n’a pas produit l’inflation des prix des biens de consommation, mais l’inflation des prix des actifs, immeubles et actions. Et quand la crise est apparue, on a tenté de la régler par un surcroît de laxisme et on a demandé aux contribuables de payer le rachat des « actifs toxiques » des banques et autres établissements financiers, ce qui illustrait mieux que jamais la formule : « Privatiser les profits, étatiser les pertes ».
La gravité de la crise de 2008 est le symptôme d’un système et d’une politique économique qui ont été voulus et imposés par les membres les plus éminents de la superclasse mondiale, et d’abord par les banquiers. La crise n’est pas une calamité naturelle. Elle a été produite par les mauvaises décisions des Etats et plus précisément de ces organes de l’Etat que sont les banques centrales, qui ont permis et favorisé la folie financière des banques commerciales.
On peut avoir confiance dans l’avenir de l’économie mondiale à long terme, compte tenu du potentiel de croissance qui résulte des innovations techniques et du décollage des pays du tiers-monde. Mais on doit être très inquiet pour les dix prochaines années. Les « remèdes » mis en œuvre par la puissance publique sont inspirés à peu près partout par des théories fausses et néfastes et ne peuvent obtenir de résultats qu’à court terme. Ils consistent à soigner le mal par le mal, l’excès de liquidités et de dettes par un surcroît de facilités faites aux banques commerciales. La France aurait tout intérêt, dans ces conditions, à s’affranchir au plus vite de la tutelle des autorités européennes, à recouvrer une monnaie nationale et à mener pour son compte la politique de rigueur monétaire et budgétaire qui est la seule réponse sensée à la crise.
Henry de Lesquen
1/03/2012