Lettre ouverte à Walter E. Block

Hans-Hermann Hoppe

ʟᴇᴛᴛʀᴇ ᴏᴜᴠᴇʀᴛᴇ ᴀ̀ ᴡᴀʟᴛᴇʀ ᴇ. ʙʟᴏᴄᴋ
au sujet du prétendu droit des Juifs sur la Palestine
et de la guerre avec les Palestiniens à Gaza
par Hans-Hermann Hoppe

Article en anglais du 31 janvier 2024 traduit par nos soins avec l’autorisation de l’auteur. Le sous-titre a été ajouté par nous. On trouvera l’original en ligne ici.

On ne peut pas rompre à la légère avec quelqu’un que l’on connaît depuis plus de trente ans, avec qui on a participé à d’innombrables conférences et coécrit quelques articles, ne serait-ce que dans un passé assez lointain. C’est encore plus difficile si l’on partage avec cette personne la même position d’intellectuel reconnu et si nos deux noms sont souvent cités ensemble, comme faisant la paire, en tant qu’élèves éminents du même professeur, Murray N. Rothbard et en tant que phares du mouvement libertaire moderne fondé par Rothbard.
Néanmoins, dans une telle situation, il devient quasiment indispensable de rester toujours sur ses gardes et de relever si quelqu’un qui est étroitement lié à son propre nom s’égare en tombant lourdement dans l’erreur. On peut alors se trouver forcé de prendre publiquement ses distances et de se dissocier de lui afin de préserver sa propre réputation, personnelle et intellectuelle (en même temps que celle de Rothbard et de tout l’édifice intellectuel libertaire). C’est bien le cas, s’agissant de Walter Block.
Block, c’est à mettre à son crédit, a publié d’innombrables articles qui répondent aux critères libertaires et il y en a probablement beaucoup d’autres à venir. Il n’a cessé de porter Rothbard aux nues et il aime à se qualifier de « doux et gentil Walter ». Cependant, il a aussi publié des textes qui le disqualifient indubitablement en tant que libertaire et rothbardien. Il s’y révèle comme un collectiviste détraqué pris par des pulsions génocidaires – à l’instar de Rand et des randiens, récemment pris à partie par Fernando Chiocca – plutôt que comme quelqu’un de doux et gentil.
Je produirai trois pièces à conviction pour étayer ces allégations.

Première pièce à conviction : ce que Block a écrit (avec Alan Futerman et Rafi Faber) sur le plaidoyer libéral, classique ou libertaire, en faveur d’Israël, entériné (surprise, surprise !) par Benjamin Nétanyahou.
La pierre angulaire de la doctrine libertaire est l’idée et l’institution de la propriété privée. La propriété, qu’il s’agisse de terres ou d’autres biens, est légalement (et à juste titre) acquise soit grâce à l’appropriation originelle de biens qui n’appartenaient auparavant à personne, soit grâce au transfert volontaire de propriété d’un propriétaire antérieur à un propriétaire ultérieur. Toute propriété est toujours et partout la propriété d’un ou de plusieurs individus spécifiques et identifiables, et tous les transferts et échanges de propriété ont lieu entre des individus spécifiques et concernent des objets spécifiques et identifiables. En revanche, toute revendication de propriété par quelqu’un qui n’a pas été le propriétaire originel, qui n’a pas non plus produit ou acquis ce bien par transfert volontaire d’un propriétaire antérieur, est illégale (injuste).
S’agissant du problème potentiel de restitution ou d’indemnisation que cela implique : dans tous les cas de conflits de droits de propriété dont la justice est saisie, la présomption bénéficie toujours au possesseur actuel du bien considéré et la charge de la preuve contraire incombe toujours à celui qui s’oppose à l’état actuel des affaires et aux possessions actuelles. Le demandeur doit démontrer que, contrairement à ce qui apparaît prima facie, sa revendication doit l’emporter parce qu’il possède un titre plus ancien que le propriétaire actuel d’un bien donné, dont la propriété est donc illégale. Ce n’est que si le demandeur réussit à démontrer cela que le bien contesté doit lui être restitué comme sa propriété. En revanche, si le demandeur ne parvient pas à le démontrer, les choses restent en l’état.
Il ne fait aucun doute qu’il existe un grand nombre de cas dans lesquels une compensation ou une restitution légale est due : lorsqu’une personne A peut démontrer qu’elle est la propriétaire légitime d’un bien spécifique actuellement en la possession d’une autre personne B, qui prétend à tort qu’il est à elle. Il ne fait également aucun doute qu’il existe des cas dans lesquels un propriétaire actuel peut retracer le titre de certaines de ses possessions actuelles sur de nombreuses générations. Mais il devrait également être évident que, pour la plupart des personnes et des biens actuels, la remontée aux sources se perd très rapidement dans les profondeurs de l’histoire et, en tout état de cause, devient de plus en plus difficile et obscure avec le temps, ce qui laisse peu de place, voire aucune, aux demandes de réparation actuelles pour des crimes « anciens ».
Qu’en est-il des crimes vieux de 2.000 ans ? Existe-t-il aujourd’hui une personne vivante qui puisse revendiquer la propriété légale d’un bien spécifique (terre, bijoux) qui est et qui a été pendant quelques milliers d’années en possession d’autres personnes, en démontrant son droit antérieur à ces possessions par la preuve d’une chaîne ininterrompue de transferts de titres de propriété allant de lui et d’aujourd’hui jusqu’à un ancêtre spécifique vivant à l’époque biblique et victime d’un acte illégal à cette époque ? Ce n’est pas inconcevable, bien sûr, mais je doute fort qu’on puisse trouver un tel cas. Je voudrais le voir pour le croire.
Et pourtant, Block et alii, tentant de présenter le plaidoyer libéral ou libertaire en faveur d’Israël, soutiennent qu’ils peuvent appuyer la revendication des Juifs d’aujourd’hui à une patrie en Palestine en la fondant sur leur statut d’« héritiers » de Juifs ayant vécu il y a deux millénaires dans la région alors appelée Judée. Il n’est pas surprenant, cependant, qu’à l’exception du cas unique et en soi très discutable des Kohanim (Juifs d’ascendance sacerdotale) et de leur lien spécifique avec le Mont du Temple, ils ne fournissent pas la moindre preuve qu’un Juif spécifique dans le monde actuel puisse se rattacher à un ancien Juif spécifique à travers une durée de plus de deux mille ans et être reconnu comme héritier légitime d’un bien spécifique qui lui a été volé ou autrement enlevé il y a deux mille ans.
La revendication des Juifs d’aujourd’hui à une patrie en Palestine ne peut donc être reconnue que si l’on abandonne l’individualisme méthodologique qui sous-tend et caractérise toute la pensée libertaire : la notion de personnalité individuelle, de propriété privée, de produit et de réalisation privés, de crime personnel et de faute personnelle. Au lieu de cela, on doit adopter une forme quelconque de collectivisme qui admet des notions telles que la propriété et le droit de propriété d’un groupe ou d’une tribu, la responsabilité collective et la culpabilité collective.
Ce changement de paradigme, de l’individualisme au collectivisme, apparaît clairement dans le résumé donné en conclusion par Block et al. (p.537) :


« Rothbard soutient que l’appropriation originelle constitue le titre légitime de propriété (la terre appartient à celui qui acquiert la propriété à l’origine et non à qui que ce soit d’autre qui viendrait après lui)… Les libertaires déduisent de cela que les biens volés doivent être restitués à leurs propriétaires d’origine ou à leurs héritiers. C’est le cas pour les réparations. Eh bien, les Romains ont volé la terre aux Juifs il y a environ deux millénaires ; les Juifs n’ont jamais donné cette terre aux Arabes ni à quiconque. Par conséquent, selon la théorie libertaire, elle devrait être rendue aux Juifs. »

Et voilà ! Mais l’appropriation originelle est faite par quelque Ben ou Nate spécifique, non par « les Juifs », et de même les réparations pour les crimes commis contre Ben ou Nate sont dues à un certain David ou Moshé spécifique en tant qu’héritier, et non « aux Juifs », et elles concernent des biens spécifiques et non tout « Israël ». Cependant, dans l’incapacité de trouver un David ou Moshé actuel pouvant être identifié comme l’héritier de l’ancien Ben ou Nate pour un bien spécifique, toutes les demandes de réparation adressées à un propriétaire actuel sont dénuées de tout fondement.
Une autre théorie de la propriété est nécessaire pour continuer à défendre la revendication d’une patrie juive. Block et ses coauteurs proposent une telle théorie : les droits de propriété et les demandes de réparation peuvent prétendument être justifiés par des similitudes génétiques et culturelles. Les anciens Juifs et les Juifs d’aujourd’hui sont génétiquement et culturellement apparentés et, par conséquent, les Juifs d’aujourd’hui ont droit aux biens volés aux anciens Juifs. Par conséquent, l’expulsion de centaines de milliers d’Arabes palestiniens immédiatement avant et à la suite de la fondation de l’État d’Israël en 1948 n’est pas un crime, mais simplement la reprise de ce qui appartient légitimement aux Juifs et leur a appartenu pendant deux millénaires.
Pourtant, cette théorie n’est pas seulement manifestement incompatible avec le libertarisme, elle est aussi tout simplement absurde.
Il suffit de considérer ce qui suit : les Juifs ont vécu des centaines d’années en Égypte et lorsqu’ils ont finalement atteint leur « terre promise », celle-ci était loin d’être vide. D’après le Deutéronome et le livre de Josué, il leur a fallu perpétrer pas mal de tueries, de pillages et de viols avant de s’emparer de la terre. Les anciens Juifs n’ont pas été seulement des propriétaires originels, ils ont aussi commis des crimes. Il y a déjà eu beaucoup de mélanges ethniques avec d’autres tribus, avec les Égyptiens, les Grecs et toutes sortes d’autres peuples autour de la Méditerranée, bien avant que les Romains n’arrivent et ne prennent le pouvoir, et ce mélange génétique, qui s’est produit aussi plus tard avec les Arabes, s’est poursuivi jusqu’aujourd’hui. Il devient dès lors impossible d’établir un lien génétique quelconque entre les Juifs du temps présent et les anciens Juifs. Il y a des Juifs contemporains qui ne présentent aucune trace génétique des anciens Juifs et il y a beaucoup de Gentils qui présentent de telles traces. Quoi qu’il en soit, les similitudes génétiques que l’on pourra trouver entre les anciens Juifs et les Juifs actuels présenteront des variations et des degrés innombrables. Dès lors, comment décider qui, parmi les contemporains, a droit à quelque portion de la Terre sainte ? (Il est intéressant de noter que ce sont les Palestiniens chrétiens indigènes qui pourraient avoir la proximité génétique la plus grande avec les anciens Juifs.)
Qui plus est, que se passerait-il si cette nouvelle théorie fantaisiste d’accès à la propriété et de la succession par similitude génétique était généralisée à toutes les tribus et à toutes les ethnies ? Il y a d’innombrables cas d’expropriation et d’expulsion d’un groupe ou d’une tribu par un autre dans l’histoire de l’humanité, de victimes et de criminels, impliquant des non-Juifs aussi bien que des Juifs des temps modernes. Qu’en serait-il si chaque groupe de descendants actuels d’un groupe de victimes historiques exigeait la restitution des biens actuellement détenus par les membres d’un autre groupe ou d’une autre tribu au motif que ces biens ont été volés à leurs ancêtres ethniques à une époque très lointaine (que ce soit par le groupe de propriétaires actuels ou par tout autre groupe) ? Il en résulterait un chaos juridique, des querelles interminables, des conflits et des guerres.
Si cette absurdité collectiviste ne suffisait pas à disqualifier Block en tant que libertaire, la pièce à conviction suivante, qui en démontre les conséquences monstrueuses, devrait lever le moindre doute qui persisterait sur le fait qu’il est tout sauf un libertaire, un rothbardien ou une personne douce et gentille.

Deuxième pièce à conviction : il s’agit d’une tribune récente de Block (encore une fois coécrite avec Futerman), publiée bien en évidence (quoique payante) par l’un des journaux les plus en vue de la classe dominante, le Wall Street Journal (quelle surprise !) et ensuite reproduite et facilement accessible dans la lettre d’information de Block lui-même le 12 octobre 2023. Elle est intitulée « Le devoir moral de détruire le Hamas. Israël a le droit de faire le nécessaire pour déraciner cette culture maléfique et dépravée qui se trouve à ses côtés » et, comme le titre l’indique déjà, c’est ainsi, par ce pavé, que Block se révèle être un monstre détraqué et assoiffé de sang, plutôt qu’un libertaire attaché au principe de non-agression en tant que deuxième pilier fondamental et complémentaire de la doctrine libertaire.
Il s’agit ici des événements du 7 octobre 2023, de leurs suites et de leurs conséquences. Ce jour-là, des membres du dénommé Hamas, parti politique qui gouverne la bande de Gaza, ont attaqué, mutilé, tué et enlevé un grand nombre de soldats et de civils israéliens (comme on peut s’y attendre dans tout type de guerre, les deux parties belligérantes ont des récits très différents sur les événements et les chiffres réels. Tout ce qui est clair à l’heure actuelle, c’est que le nombre de victimes est au moins de plusieurs centaines et pourrait atteindre quelques milliers, et qu’une part appréciable de ces victimes est en fait le résultat de « tirs amis », par hélicoptère, de la part des forces de défense israéliennes).
Quelles conclusions un libertaire est-il censé tirer de cet évènement ? Tout d’abord, il doit reconnaître que le Hamas et l’État d’Israël sont tous deux des bandes financées, non par des cotisations volontaires, mais par l’extorsion, l’imposition, la confiscation et l’expropriation. Le Hamas agit ainsi à Gaza, avec les habitants de Gaza, et l’État d’Israël le fait avec les habitants d’Israël et les Palestiniens de la rive ouest du Jourdain. Gaza est un territoire minuscule, pauvre et densément peuplé, et le Hamas n’est en conséquence qu’une petite bande, à petit budget, dotée d’une armée quelque peu hétéroclite et d’un armement réduit, de basse qualité. Israël a un territoire beaucoup plus grand, nettement plus prospère et moins densément peuplé, et l’État d’Israël, subventionné depuis longtemps et massivement par la plus puissante et la plus riche de toutes les bandes du monde, les États-Unis, est une grosse bande à gros budget, disposant d’une armée professionnelle considérable et bien entraînée, équipé des armes les plus perfectionnées et les plus destructrices qui soient, y compris des bombes atomiques.
La plus ancienne de ces deux bandes qui se combattent est l’État d’Israël, bien qu’il ait été créé récemment, en 1948, par des Juifs majoritairement européens d’obédience sioniste, et par voie d’intimidation, de terrorisme, de guerre et de conquête dirigés contre les habitants d’alors de la région de Palestine, majoritairement Arabes et présents depuis de nombreux siècles. Et c’est également par voie d’intimidation, de terrorisme, de guerre et de conquête que l’État explicitement juif d’Israël s’est successivement agrandi jusqu’à atteindre sa taille actuelle. Des centaines de milliers d’Arabes ont ainsi été déracinés, expropriés et expulsés de leurs domiciles et sont en conséquence devenus des réfugiés ; un grand nombre de ces victimes ou de leurs héritiers directs sont toujours en possession de titres de propriété valables de terres ou d’autres biens qui sont maintenant en possession de l’État d’Israël (l’Autorité foncière israélienne) et de ses citoyens juifs (au mieux, seuls quelque 7 % du territoire israélien actuel a été régulièrement acquis ou acheté par des Juifs avant 1948 et peut donc être revendiqué comme une propriété juive légitime).
Le Hamas, quant à lui, est l’un des nombreux mouvements, partis et bandes de résistance arabes créés en réaction à la prise de possession et à l’occupation de la Palestine par les Juifs israéliens. Fondé en 1987 et gouvernant depuis 2006 la bande de Gaza, qui était et est toujours soumise à un rigoureux blocus terrestre, aérien et maritime de la part d’Israël et que les observateurs compétents qualifient ainsi fréquemment de camp de concentration à ciel ouvert, le Hamas s’est engagé à reconquérir les territoires perdus, y compris par la violence et des actes de terreur tels que celui du 7 octobre. Explicitement dirigé non pas contre les Juifs en tant que tels, mais spécifiquement contre les sionistes, il est de fait qu’il a reçu des financements israéliens à ses débuts, le but étant d’en faire un contrepoids à l’influence croissante du Fatah, groupe de résistance laïque clandestin le plus important, le plus modéré et le mieux financé, et des dirigeants de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) en exil en Tunisie. Alors que le Fatah et l’OLP ont accédé au pouvoir sur la rive ouest du Jourdain et à Gaza dans le cadre du processus de paix lancé en 1993, l’intransigeance relative du Hamas, plus militant et islamiste, est devenue un outil utile pour les factions israéliennes extrémistes, de plus en plus influentes, qui ont cherché à faire dérailler le processus de paix. Elles y sont parvenues en accélérant la construction de colonies juives, ce qui a fait éclater la rive ouest en prisons à ciel ouvert non contiguës placées sous la domination d’Israël, rendant ainsi un État palestinien pratiquement impossible. (Le motif de cette décision israélienne de soutenir le Hamas, apparemment étrange, a soulevé de nombreuses questions. Il est très vraisemblable que des événements tels que ceux du 7 octobre peuvent être et sont en effet invoqués par Israël comme une preuve éclatante et une démonstration publique pour soutenir son affirmation de longue date selon laquelle il ne pourra jamais y avoir de solution à deux États au problème israélo-palestinien et qu’Israël, dans l’intérêt de la paix régionale, doit avoir la plus grande expansion et être restauré comme État unique dans ses dimensions originelles et bibliques prétendues.)
Quoi qu’il en soit, dans ce contexte, comment un libertaire doit-il réagir et évaluer les événements du 7 octobre ? Tout d’abord, il devrait souhaiter ce qu’il y a de pire aux dirigeants des deux bandes et à tous les chefs de bandes des États étrangers qui ont apporté et continuent d’apporter leur soutien avec de l’argent volé à leur propre population assujettie à l’une ou l’autre des deux bandes qui se font la guerre. De même, il reconnaîtrait que l’attaque du Hamas contre Israël n’était pas plus « entièrement non provoquée » que l’attaque russe contre l’Ukraine effectuée récemment. L’attaque contre Israël a été provoquée par le comportement de ses propres dirigeants politiques, tout comme l’attaque russe contre l’Ukraine avait été provoquée par les dirigeants de l’Ukraine. Et il ne manquerait pas non plus de noter que dans les deux cas, celui d’Israël comme celui de l’Ukraine, leurs provocations ont été encouragées, soutenues et appuyées de longue date par les dirigeants de la bande néo-conservatrice à prédominance juive qui a la haute main sur le gouvernement des États-Unis.
À part cela, il n’y a pas grand-chose qu’un libertaire puisse faire, si ce n’est élever la voix en faveur de la paix, des pourparlers, des négociations et de la diplomatie. Les dirigeants du Hamas devraient être accusés d’avoir provoqué par leurs actions terroristes des représailles massives de la part d’une bande ennemie militairement bien supérieure et plus puissante, l’État d’Israël. Et les dirigeants israéliens devraient être accusés d’avoir échoué de manière flagrante à protéger leur propre population en raison des insuffisances manifestes de leurs services de surveillance. Les dirigeants des deux bandes devraient être encouragés – et même poussés par l’opinion – à accepter une trêve immédiate et à entamer immédiatement des négociations sur le retour des otages détenus par le Hamas. Quant à l’identification, la capture et la punition des divers auteurs individuels de crimes et de leurs supérieurs hiérarchiques (y compris, incidemment, les responsables des victimes israéliennes des « tirs amis »), elles relèvent du travail normal de la police, des enquêteurs, des chasseurs de têtes et, éventuellement, des assassins.
Ce qu’il faut éviter, en tout état de cause et à tout prix, c’est une escalade du conflit armé par le biais de représailles massives de l’armée israélienne contre les installations et repaires du Hamas à Gaza. D’autant plus qu’Israël, qui compte quelque 10 millions d’habitants, dont une minorité de quelque 2 millions d’Arabes, est entouré exclusivement d’États peu amicaux, voire ouvertement hostiles, dont la population totale s’élève à des centaines de millions d’habitants, et que toute escalade du conflit entre Israël et le Hamas pourrait bien s’étendre et dégénérer en une guerre totale, engloutissant toute la région du Proche et du Moyen-Orient.
Mais c’est précisément ce qu’exigent Block et al. Sur la base de leur théorie successorale collectiviste présentée dans la première pièce à conviction et du prétendu « droit historique » qu’auraient « les Juifs » à une patrie en Palestine découlant de cette théorie, Block, en réponse aux événements du 7 octobre, préconise une attaque totale d’Israël contre les repaires du Hamas à Gaza (et bien que nous ne sachions pas si Netanyahou a lu l’article de Block dans le Wall Street Journal, Israël, sous sa direction, a fait exactement ce que Block demandait).
Laissons de côté les remarques sommaires et particulièrement partiales de Block sur l’histoire de l’Israël moderne et de sa région, qui pourraient provenir directement du ministère israélien de la propagande. Elles montrent qu’il est inconscient des pulsions génocidaires ouvertement exprimées par plusieurs membres éminents de la puissante armée israélienne et du gouvernement, tout en faisant le plus grand cas des sentiments réciproques de la part des dirigeants du Hamas, presque impuissants (en comparaison). Voici, dans ses propres termes, les exigences de Block (avec mes commentaires en italiques placés entre parenthèses) :

« L’Occident doit comprendre que, pour défendre la vie et la dignité humaines, il ne suffit pas de se ranger du côté d’Israël. Il doit comprendre ce que cela signifie : un soutien total et inconditionnel (ce soutien inclut-il également les impôts prélevés de force par les divers dirigeants des bandes gouvernant les États occidentaux sur leur propre population ?). C’est-à-dire rien de moins que de permettre à ce pays assiégé de se défendre pleinement. Reconnaître que le Hamas doit être détruit pour la même raison et par la même méthode que les nazis (le terme « nazi » désigne-t-il tous les Allemands vivant en Allemagne à l’époque, y compris tous les non-nazis, les opposants aux nazis et tous les nouveaux-nés et enfants allemands ; et la méthode de leur destruction inclut-elle également les tapis de bombes sur des villes entières comme Dresde, remplies de civils pour la plupart innocents ?). Israël a le droit d’agir par tous les moyens pour déraciner ce mal qui se situe à ses côtés (Qu’en est-il des Juifs israéliens opposés à la guerre ? Faudra-t-il aussi les faire taire par tous les moyens ?). Et, plus important encore, une fois qu’il commencera à avancer dans cette direction, Israël ne devra pas être diabolisé pour avoir défendu ce qui est le cœur de la civilisation occidentale (ce cœur inclut-il aussi le type d’apartheid pratiqué en Israël ?) et que ses ennemis détestent le plus : l’amour du droit de chacun à une vie humaine, à la dignité et à la recherche du bonheur.
« En d’autres termes, il faut soutenir une victoire israélienne complète, totale et décisive. Si cela implique un emploi massif et sans précédent de la force militaire, qu’il en soit ainsi ! Le Hamas est et sera responsable de toutes les victimes civiles. Cause et effet. Ils ont créé leur propre destruction et ses conséquences. (Il n’est donc absolument pas nécessaire de faire la distinction entre les membres du Hamas et les habitants de Gaza en général ? Tous, y compris les nouveaux-nés et les enfants, sont indistinctement coupables et font partie d’une culture dépravée et d’un mal collectif qui doit être éradiqué une fois pour toutes ? Alors, pourquoi ne pas larguer une bombe atomique sur Gaza, comme les États-Unis l’ont fait il y a environ quatre-vingts ans sur la population civile d’Hiroshima et de Nagasaki en guise de punition collective pour les crimes commis par la bande gouvernementale japonaise ?)
« La simple victoire ne suffit pas. L’État d’Israël a gagné toutes les guerres qu’il a menées. Cette fois-ci, le triomphe doit être si total et décisif que ce pays ne sera plus jamais confronté à la moindre guerre. (N’a-t-on pas déjà entendu cela : la guerre qui met un terme à toutes les guerres ?!). Israël a le droit moral d’accomplir cette tâche et l’Occident a le devoir moral de le soutenir. Laissons Israël faire tout ce qu’il doit pour terminer cette guerre le plus rapidement possible, avec le minimum de victimes civiles et militaires de son côté. (Quelle considération totalement dénuée de sens, quelle honte, après tout ce qui a été dit de contradictoire auparavant sur l’insignifiance des pertes civiles !) La responsabilité des conséquences de tout cela incombe au groupe qui a engagé la séquence des causes – celui qui doit être complètement détruit, le Hamas. »

Quels que soient ces épanchements de Block, ils n’ont absolument rien à voir avec le libertarisme. En effet, l’appel au massacre aveugle d’innocents est la négation totale du libertarisme et du principe de non-agression. Le Murray Rothbard que j’ai connu aurait immédiatement qualifié ces propos de détraqués, de monstrueux, d’inadmissibles et d’écœurants ; il aurait publiquement ridiculisé, dénoncé, « exclu de ses amis » et excommunié Block en tant que rothbardien.
En effet, de manière impardonnable, avec son texte dans le Wall Street Journal, Block a contribué aux horreurs qui ont suivi les événements du 7 octobre et qui se poursuivent aujourd’hui : la destruction quasi complète de Gaza et sa réduction en un tas de décombres et en un vaste champ de ruines, le massacre de dizaines de milliers de civils innocents par l’armée israélienne, l’élargissement continu du conflit armé, y compris désormais au Liban et au Yémen, et la démangeaison qu’ont les dirigeants israéliens (encouragés dans cette entreprise par leurs compatriotes néoconservateurs aux États-Unis) de faire aussi de l’Iran, considéré comme un ennemi mortel d’Israël, une cible à détruire.
Accessoirement, la raison supplémentaire invoquée par Block pour justifier son affirmation catégorique selon laquelle « nous devons tous soutenir la position d’Israël » (la direction du gouvernement israélien et tout le reste) est également erronée et implique une trahison du principe de non-agression. Pour l’essentiel, elle se résume à ceci : les Juifs d’Israël ont plus et mieux mis en valeur les territoires qu’ils détiennent que les Arabes ne l’ont fait ou ne le font actuellement dans les territoires qu’ils détiennent ; par conséquent, les Juifs ont plus de droits que les Arabes sur les quelques territoires litigieux. Ce raisonnement est de fait assez populaire. Cependant, même si la première partie de cette affirmation est tenue pour vraie, il ne s’ensuit pas que la seconde le soit. Sinon, tout homme dont le succès est avéré serait autorisé à s’approprier les biens de tout raté dont l’échec est avéré, ce qui est difficilement conciliable avec le principe libertaire de non-agression. Même les « ratés » ont droit à la vie, à la propriété et à la recherche du bonheur.
Si ce n’est pas déjà plus qu’assez pour disqualifier et discréditer à jamais Block en tant que libertaire, il réussit à couronner le tout dans une courte pièce à conviction finale où il se révèle comme dépourvu du sens de la mesure et de la proportion.

Troisième pièce à conviction : il s’agit de la réponse de Block à un texte court de Kevin Duffy qui mettait en parallèle un passage de For A New Liberty : A Libertarian Manifesto [Pour une liberté nouvelle : manifeste libertaire] de Rothbard avec un passage de la tribune de Block publiée dans le Wall Street Journal cité ci-dessus, et qui concluait que les deux étaient manifestement incompatibles et inconciliables. La réponse de Block se trouve ici.
On remarquera que, dans sa réponse, il n’essaie même pas d’étayer son plaidoyer en faveur d’une guerre totale et illimitée (ce qui n’est pas surprenant, car cela reviendrait à essayer de défendre ce qui est absolument, totalement, parfaitement indéfendable !). Au lieu de cela, il ne relève pas le défi qui lui a été lancé et digresse vite pour aborder un sujet entièrement différent et sans rapport.
Les libertaires ne sont pas pacifistes et, en effet, Rothbard, comme Block le remarque pour se trouver une excuse, n’était pas opposé à toute guerre. Mais, à l’évidence, Block se garde bien ensuite de préciser que les guerres que Rothbard considérait comme éventuellement justifiées n’avaient absolument rien à voir en réalité avec le type de guerre qu’il propose. Ce que Rothbard avait à l’esprit, c’était une violence défensive exercée par des mouvements sécessionnistes contre des puissances centrales d’occupation qui tenteraient de les empêcher par la guerre de faire sécession, c’est-à-dire quelque chose de manifestement très éloigné de la guerre totale préconisée par Block.
Pourtant, en déclarant que Rothbard « ne s’opposait pas du tout à la guerre, point final », Block tente de créer l’impression trompeuse que sa divergence d’avec Rothbard n’est que mineure, qu’il ne s’agit que d’une simple question de degré. D’autres auteurs, poursuit-il, ont suggéré ou proposé auparavant maintes divergences par rapport à Rothbard. Il cite à cet effet (et donne le lien) plusieurs de ses propres textes, d’autres de Joseph Salerno, de Peter Klein et de moi-même, relève qu’aucun de ces textes n’a conduit à l’exclusion de l’un d’entre eux en tant qu’austro-libertaire et que Rothbard lui-même ne les aurait pas exclus en tant que tels en raison de ces écrits. En effet, Rothbard a accepté certaines de ces divergences (comme la mienne, par exemple) et il se peut qu’il ait pris les autres au sérieux. Il en serait ainsi donc, selon Block, de la réaction à sa position déviationniste sur la « question de la guerre » et c’est aussi, croit-il, la réaction personnelle qu’aurait eu Rothbard à la lecture de sa tribune du Wall Street Journal.
C’est grotesque. À tout prendre, ce jugement de Block ne fait que montrer qu’il a perdu tout sens de la mesure et des proportions. Aucun des autres écrits « déviationnistes » qu’il cite en comparaison de sa propre position déviationniste sur la question de la guerre et pour la justifier, n’est ou ne peut être interprété, même avec beaucoup d’imagination, comme rompant avec les principes fondamentaux de l’édifice intellectuel austro-libertaire ou comme une renonciation à ceux-ci. Mais son appel à la guerre totale et illimitée et au massacre aveugle de civils innocents est en fait le rejet et l’abandon complets et sans complexe du principe de non-agression, qui est l’une des pierres angulaires du système rothbardien. Il est tout simplement ridicule de croire que Rothbard aurait pris au sérieux sa tribune du Wall Street Journal et cela montre simplement que la compréhension de Rothbard par Block est loin d’être aussi bonne qu’il se l’imagine. Le Rothbard que j’ai connu aurait dénoncé l’article en termes non équivoques comme monstrueux et l’aurait tenu comme une aberration et une honte impardonnables.

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