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Lettre ouverte à Walter E. Block

Hans-Hermann Hoppe

ʟᴇᴛᴛʀᴇ ᴏᴜᴠᴇʀᴛᴇ ᴀ̀ ᴡᴀʟᴛᴇʀ ᴇ. ʙʟᴏᴄᴋ
au sujet du prétendu droit des Juifs sur la Palestine
et de la guerre avec les Palestiniens à Gaza
par Hans-Hermann Hoppe

Article en anglais du 31 janvier 2024 traduit par nos soins avec l’autorisation de l’auteur. Le sous-titre a été ajouté par nous. On trouvera l’original en ligne ici.

On ne peut pas rompre à la légère avec quelqu’un que l’on connaît depuis plus de trente ans, avec qui on a participé à d’innombrables conférences et coécrit quelques articles, ne serait-ce que dans un passé assez lointain. C’est encore plus difficile si l’on partage avec cette personne la même position d’intellectuel reconnu et si nos deux noms sont souvent cités ensemble, comme faisant la paire, en tant qu’élèves éminents du même professeur, Murray N. Rothbard et en tant que phares du mouvement libertaire moderne fondé par Rothbard.
Néanmoins, dans une telle situation, il devient quasiment indispensable de rester toujours sur ses gardes et de relever si quelqu’un qui est étroitement lié à son propre nom s’égare en tombant lourdement dans l’erreur. On peut alors se trouver forcé de prendre publiquement ses distances et de se dissocier de lui afin de préserver sa propre réputation, personnelle et intellectuelle (en même temps que celle de Rothbard et de tout l’édifice intellectuel libertaire). C’est bien le cas, s’agissant de Walter Block.
Block, c’est à mettre à son crédit, a publié d’innombrables articles qui répondent aux critères libertaires et il y en a probablement beaucoup d’autres à venir. Il n’a cessé de porter Rothbard aux nues et il aime à se qualifier de « doux et gentil Walter ». Cependant, il a aussi publié des textes qui le disqualifient indubitablement en tant que libertaire et rothbardien. Il s’y révèle comme un collectiviste détraqué pris par des pulsions génocidaires – à l’instar de Rand et des randiens, récemment pris à partie par Fernando Chiocca – plutôt que comme quelqu’un de doux et gentil.
Je produirai trois pièces à conviction pour étayer ces allégations.

Première pièce à conviction : ce que Block a écrit (avec Alan Futerman et Rafi Faber) sur le plaidoyer libéral, classique ou libertaire, en faveur d’Israël, entériné (surprise, surprise !) par Benjamin Nétanyahou.
La pierre angulaire de la doctrine libertaire est l’idée et l’institution de la propriété privée. La propriété, qu’il s’agisse de terres ou d’autres biens, est légalement (et à juste titre) acquise soit grâce à l’appropriation originelle de biens qui n’appartenaient auparavant à personne, soit grâce au transfert volontaire de propriété d’un propriétaire antérieur à un propriétaire ultérieur. Toute propriété est toujours et partout la propriété d’un ou de plusieurs individus spécifiques et identifiables, et tous les transferts et échanges de propriété ont lieu entre des individus spécifiques et concernent des objets spécifiques et identifiables. En revanche, toute revendication de propriété par quelqu’un qui n’a pas été le propriétaire originel, qui n’a pas non plus produit ou acquis ce bien par transfert volontaire d’un propriétaire antérieur, est illégale (injuste).
S’agissant du problème potentiel de restitution ou d’indemnisation que cela implique : dans tous les cas de conflits de droits de propriété dont la justice est saisie, la présomption bénéficie toujours au possesseur actuel du bien considéré et la charge de la preuve contraire incombe toujours à celui qui s’oppose à l’état actuel des affaires et aux possessions actuelles. Le demandeur doit démontrer que, contrairement à ce qui apparaît prima facie, sa revendication doit l’emporter parce qu’il possède un titre plus ancien que le propriétaire actuel d’un bien donné, dont la propriété est donc illégale. Ce n’est que si le demandeur réussit à démontrer cela que le bien contesté doit lui être restitué comme sa propriété. En revanche, si le demandeur ne parvient pas à le démontrer, les choses restent en l’état.
Il ne fait aucun doute qu’il existe un grand nombre de cas dans lesquels une compensation ou une restitution légale est due : lorsqu’une personne A peut démontrer qu’elle est la propriétaire légitime d’un bien spécifique actuellement en la possession d’une autre personne B, qui prétend à tort qu’il est à elle. Il ne fait également aucun doute qu’il existe des cas dans lesquels un propriétaire actuel peut retracer le titre de certaines de ses possessions actuelles sur de nombreuses générations. Mais il devrait également être évident que, pour la plupart des personnes et des biens actuels, la remontée aux sources se perd très rapidement dans les profondeurs de l’histoire et, en tout état de cause, devient de plus en plus difficile et obscure avec le temps, ce qui laisse peu de place, voire aucune, aux demandes de réparation actuelles pour des crimes « anciens ».
Qu’en est-il des crimes vieux de 2.000 ans ? Existe-t-il aujourd’hui une personne vivante qui puisse revendiquer la propriété légale d’un bien spécifique (terre, bijoux) qui est et qui a été pendant quelques milliers d’années en possession d’autres personnes, en démontrant son droit antérieur à ces possessions par la preuve d’une chaîne ininterrompue de transferts de titres de propriété allant de lui et d’aujourd’hui jusqu’à un ancêtre spécifique vivant à l’époque biblique et victime d’un acte illégal à cette époque ? Ce n’est pas inconcevable, bien sûr, mais je doute fort qu’on puisse trouver un tel cas. Je voudrais le voir pour le croire.
Et pourtant, Block et alii, tentant de présenter le plaidoyer libéral ou libertaire en faveur d’Israël, soutiennent qu’ils peuvent appuyer la revendication des Juifs d’aujourd’hui à une patrie en Palestine en la fondant sur leur statut d’« héritiers » de Juifs ayant vécu il y a deux millénaires dans la région alors appelée Judée. Il n’est pas surprenant, cependant, qu’à l’exception du cas unique et en soi très discutable des Kohanim (Juifs d’ascendance sacerdotale) et de leur lien spécifique avec le Mont du Temple, ils ne fournissent pas la moindre preuve qu’un Juif spécifique dans le monde actuel puisse se rattacher à un ancien Juif spécifique à travers une durée de plus de deux mille ans et être reconnu comme héritier légitime d’un bien spécifique qui lui a été volé ou autrement enlevé il y a deux mille ans.
La revendication des Juifs d’aujourd’hui à une patrie en Palestine ne peut donc être reconnue que si l’on abandonne l’individualisme méthodologique qui sous-tend et caractérise toute la pensée libertaire : la notion de personnalité individuelle, de propriété privée, de produit et de réalisation privés, de crime personnel et de faute personnelle. Au lieu de cela, on doit adopter une forme quelconque de collectivisme qui admet des notions telles que la propriété et le droit de propriété d’un groupe ou d’une tribu, la responsabilité collective et la culpabilité collective.
Ce changement de paradigme, de l’individualisme au collectivisme, apparaît clairement dans le résumé donné en conclusion par Block et al. (p.537) :


« Rothbard soutient que l’appropriation originelle constitue le titre légitime de propriété (la terre appartient à celui qui acquiert la propriété à l’origine et non à qui que ce soit d’autre qui viendrait après lui)… Les libertaires déduisent de cela que les biens volés doivent être restitués à leurs propriétaires d’origine ou à leurs héritiers. C’est le cas pour les réparations. Eh bien, les Romains ont volé la terre aux Juifs il y a environ deux millénaires ; les Juifs n’ont jamais donné cette terre aux Arabes ni à quiconque. Par conséquent, selon la théorie libertaire, elle devrait être rendue aux Juifs. »

Et voilà ! Mais l’appropriation originelle est faite par quelque Ben ou Nate spécifique, non par « les Juifs », et de même les réparations pour les crimes commis contre Ben ou Nate sont dues à un certain David ou Moshé spécifique en tant qu’héritier, et non « aux Juifs », et elles concernent des biens spécifiques et non tout « Israël ». Cependant, dans l’incapacité de trouver un David ou Moshé actuel pouvant être identifié comme l’héritier de l’ancien Ben ou Nate pour un bien spécifique, toutes les demandes de réparation adressées à un propriétaire actuel sont dénuées de tout fondement.
Une autre théorie de la propriété est nécessaire pour continuer à défendre la revendication d’une patrie juive. Block et ses coauteurs proposent une telle théorie : les droits de propriété et les demandes de réparation peuvent prétendument être justifiés par des similitudes génétiques et culturelles. Les anciens Juifs et les Juifs d’aujourd’hui sont génétiquement et culturellement apparentés et, par conséquent, les Juifs d’aujourd’hui ont droit aux biens volés aux anciens Juifs. Par conséquent, l’expulsion de centaines de milliers d’Arabes palestiniens immédiatement avant et à la suite de la fondation de l’État d’Israël en 1948 n’est pas un crime, mais simplement la reprise de ce qui appartient légitimement aux Juifs et leur a appartenu pendant deux millénaires.
Pourtant, cette théorie n’est pas seulement manifestement incompatible avec le libertarisme, elle est aussi tout simplement absurde.
Il suffit de considérer ce qui suit : les Juifs ont vécu des centaines d’années en Égypte et lorsqu’ils ont finalement atteint leur « terre promise », celle-ci était loin d’être vide. D’après le Deutéronome et le livre de Josué, il leur a fallu perpétrer pas mal de tueries, de pillages et de viols avant de s’emparer de la terre. Les anciens Juifs n’ont pas été seulement des propriétaires originels, ils ont aussi commis des crimes. Il y a déjà eu beaucoup de mélanges ethniques avec d’autres tribus, avec les Égyptiens, les Grecs et toutes sortes d’autres peuples autour de la Méditerranée, bien avant que les Romains n’arrivent et ne prennent le pouvoir, et ce mélange génétique, qui s’est produit aussi plus tard avec les Arabes, s’est poursuivi jusqu’aujourd’hui. Il devient dès lors impossible d’établir un lien génétique quelconque entre les Juifs du temps présent et les anciens Juifs. Il y a des Juifs contemporains qui ne présentent aucune trace génétique des anciens Juifs et il y a beaucoup de Gentils qui présentent de telles traces. Quoi qu’il en soit, les similitudes génétiques que l’on pourra trouver entre les anciens Juifs et les Juifs actuels présenteront des variations et des degrés innombrables. Dès lors, comment décider qui, parmi les contemporains, a droit à quelque portion de la Terre sainte ? (Il est intéressant de noter que ce sont les Palestiniens chrétiens indigènes qui pourraient avoir la proximité génétique la plus grande avec les anciens Juifs.)
Qui plus est, que se passerait-il si cette nouvelle théorie fantaisiste d’accès à la propriété et de la succession par similitude génétique était généralisée à toutes les tribus et à toutes les ethnies ? Il y a d’innombrables cas d’expropriation et d’expulsion d’un groupe ou d’une tribu par un autre dans l’histoire de l’humanité, de victimes et de criminels, impliquant des non-Juifs aussi bien que des Juifs des temps modernes. Qu’en serait-il si chaque groupe de descendants actuels d’un groupe de victimes historiques exigeait la restitution des biens actuellement détenus par les membres d’un autre groupe ou d’une autre tribu au motif que ces biens ont été volés à leurs ancêtres ethniques à une époque très lointaine (que ce soit par le groupe de propriétaires actuels ou par tout autre groupe) ? Il en résulterait un chaos juridique, des querelles interminables, des conflits et des guerres.
Si cette absurdité collectiviste ne suffisait pas à disqualifier Block en tant que libertaire, la pièce à conviction suivante, qui en démontre les conséquences monstrueuses, devrait lever le moindre doute qui persisterait sur le fait qu’il est tout sauf un libertaire, un rothbardien ou une personne douce et gentille.

Deuxième pièce à conviction : il s’agit d’une tribune récente de Block (encore une fois coécrite avec Futerman), publiée bien en évidence (quoique payante) par l’un des journaux les plus en vue de la classe dominante, le Wall Street Journal (quelle surprise !) et ensuite reproduite et facilement accessible dans la lettre d’information de Block lui-même le 12 octobre 2023. Elle est intitulée « Le devoir moral de détruire le Hamas. Israël a le droit de faire le nécessaire pour déraciner cette culture maléfique et dépravée qui se trouve à ses côtés » et, comme le titre l’indique déjà, c’est ainsi, par ce pavé, que Block se révèle être un monstre détraqué et assoiffé de sang, plutôt qu’un libertaire attaché au principe de non-agression en tant que deuxième pilier fondamental et complémentaire de la doctrine libertaire.
Il s’agit ici des événements du 7 octobre 2023, de leurs suites et de leurs conséquences. Ce jour-là, des membres du dénommé Hamas, parti politique qui gouverne la bande de Gaza, ont attaqué, mutilé, tué et enlevé un grand nombre de soldats et de civils israéliens (comme on peut s’y attendre dans tout type de guerre, les deux parties belligérantes ont des récits très différents sur les événements et les chiffres réels. Tout ce qui est clair à l’heure actuelle, c’est que le nombre de victimes est au moins de plusieurs centaines et pourrait atteindre quelques milliers, et qu’une part appréciable de ces victimes est en fait le résultat de « tirs amis », par hélicoptère, de la part des forces de défense israéliennes).
Quelles conclusions un libertaire est-il censé tirer de cet évènement ? Tout d’abord, il doit reconnaître que le Hamas et l’État d’Israël sont tous deux des bandes financées, non par des cotisations volontaires, mais par l’extorsion, l’imposition, la confiscation et l’expropriation. Le Hamas agit ainsi à Gaza, avec les habitants de Gaza, et l’État d’Israël le fait avec les habitants d’Israël et les Palestiniens de la rive ouest du Jourdain. Gaza est un territoire minuscule, pauvre et densément peuplé, et le Hamas n’est en conséquence qu’une petite bande, à petit budget, dotée d’une armée quelque peu hétéroclite et d’un armement réduit, de basse qualité. Israël a un territoire beaucoup plus grand, nettement plus prospère et moins densément peuplé, et l’État d’Israël, subventionné depuis longtemps et massivement par la plus puissante et la plus riche de toutes les bandes du monde, les États-Unis, est une grosse bande à gros budget, disposant d’une armée professionnelle considérable et bien entraînée, équipé des armes les plus perfectionnées et les plus destructrices qui soient, y compris des bombes atomiques.
La plus ancienne de ces deux bandes qui se combattent est l’État d’Israël, bien qu’il ait été créé récemment, en 1948, par des Juifs majoritairement européens d’obédience sioniste, et par voie d’intimidation, de terrorisme, de guerre et de conquête dirigés contre les habitants d’alors de la région de Palestine, majoritairement Arabes et présents depuis de nombreux siècles. Et c’est également par voie d’intimidation, de terrorisme, de guerre et de conquête que l’État explicitement juif d’Israël s’est successivement agrandi jusqu’à atteindre sa taille actuelle. Des centaines de milliers d’Arabes ont ainsi été déracinés, expropriés et expulsés de leurs domiciles et sont en conséquence devenus des réfugiés ; un grand nombre de ces victimes ou de leurs héritiers directs sont toujours en possession de titres de propriété valables de terres ou d’autres biens qui sont maintenant en possession de l’État d’Israël (l’Autorité foncière israélienne) et de ses citoyens juifs (au mieux, seuls quelque 7 % du territoire israélien actuel a été régulièrement acquis ou acheté par des Juifs avant 1948 et peut donc être revendiqué comme une propriété juive légitime).
Le Hamas, quant à lui, est l’un des nombreux mouvements, partis et bandes de résistance arabes créés en réaction à la prise de possession et à l’occupation de la Palestine par les Juifs israéliens. Fondé en 1987 et gouvernant depuis 2006 la bande de Gaza, qui était et est toujours soumise à un rigoureux blocus terrestre, aérien et maritime de la part d’Israël et que les observateurs compétents qualifient ainsi fréquemment de camp de concentration à ciel ouvert, le Hamas s’est engagé à reconquérir les territoires perdus, y compris par la violence et des actes de terreur tels que celui du 7 octobre. Explicitement dirigé non pas contre les Juifs en tant que tels, mais spécifiquement contre les sionistes, il est de fait qu’il a reçu des financements israéliens à ses débuts, le but étant d’en faire un contrepoids à l’influence croissante du Fatah, groupe de résistance laïque clandestin le plus important, le plus modéré et le mieux financé, et des dirigeants de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) en exil en Tunisie. Alors que le Fatah et l’OLP ont accédé au pouvoir sur la rive ouest du Jourdain et à Gaza dans le cadre du processus de paix lancé en 1993, l’intransigeance relative du Hamas, plus militant et islamiste, est devenue un outil utile pour les factions israéliennes extrémistes, de plus en plus influentes, qui ont cherché à faire dérailler le processus de paix. Elles y sont parvenues en accélérant la construction de colonies juives, ce qui a fait éclater la rive ouest en prisons à ciel ouvert non contiguës placées sous la domination d’Israël, rendant ainsi un État palestinien pratiquement impossible. (Le motif de cette décision israélienne de soutenir le Hamas, apparemment étrange, a soulevé de nombreuses questions. Il est très vraisemblable que des événements tels que ceux du 7 octobre peuvent être et sont en effet invoqués par Israël comme une preuve éclatante et une démonstration publique pour soutenir son affirmation de longue date selon laquelle il ne pourra jamais y avoir de solution à deux États au problème israélo-palestinien et qu’Israël, dans l’intérêt de la paix régionale, doit avoir la plus grande expansion et être restauré comme État unique dans ses dimensions originelles et bibliques prétendues.)
Quoi qu’il en soit, dans ce contexte, comment un libertaire doit-il réagir et évaluer les événements du 7 octobre ? Tout d’abord, il devrait souhaiter ce qu’il y a de pire aux dirigeants des deux bandes et à tous les chefs de bandes des États étrangers qui ont apporté et continuent d’apporter leur soutien avec de l’argent volé à leur propre population assujettie à l’une ou l’autre des deux bandes qui se font la guerre. De même, il reconnaîtrait que l’attaque du Hamas contre Israël n’était pas plus « entièrement non provoquée » que l’attaque russe contre l’Ukraine effectuée récemment. L’attaque contre Israël a été provoquée par le comportement de ses propres dirigeants politiques, tout comme l’attaque russe contre l’Ukraine avait été provoquée par les dirigeants de l’Ukraine. Et il ne manquerait pas non plus de noter que dans les deux cas, celui d’Israël comme celui de l’Ukraine, leurs provocations ont été encouragées, soutenues et appuyées de longue date par les dirigeants de la bande néo-conservatrice à prédominance juive qui a la haute main sur le gouvernement des États-Unis.
À part cela, il n’y a pas grand-chose qu’un libertaire puisse faire, si ce n’est élever la voix en faveur de la paix, des pourparlers, des négociations et de la diplomatie. Les dirigeants du Hamas devraient être accusés d’avoir provoqué par leurs actions terroristes des représailles massives de la part d’une bande ennemie militairement bien supérieure et plus puissante, l’État d’Israël. Et les dirigeants israéliens devraient être accusés d’avoir échoué de manière flagrante à protéger leur propre population en raison des insuffisances manifestes de leurs services de surveillance. Les dirigeants des deux bandes devraient être encouragés – et même poussés par l’opinion – à accepter une trêve immédiate et à entamer immédiatement des négociations sur le retour des otages détenus par le Hamas. Quant à l’identification, la capture et la punition des divers auteurs individuels de crimes et de leurs supérieurs hiérarchiques (y compris, incidemment, les responsables des victimes israéliennes des « tirs amis »), elles relèvent du travail normal de la police, des enquêteurs, des chasseurs de têtes et, éventuellement, des assassins.
Ce qu’il faut éviter, en tout état de cause et à tout prix, c’est une escalade du conflit armé par le biais de représailles massives de l’armée israélienne contre les installations et repaires du Hamas à Gaza. D’autant plus qu’Israël, qui compte quelque 10 millions d’habitants, dont une minorité de quelque 2 millions d’Arabes, est entouré exclusivement d’États peu amicaux, voire ouvertement hostiles, dont la population totale s’élève à des centaines de millions d’habitants, et que toute escalade du conflit entre Israël et le Hamas pourrait bien s’étendre et dégénérer en une guerre totale, engloutissant toute la région du Proche et du Moyen-Orient.
Mais c’est précisément ce qu’exigent Block et al. Sur la base de leur théorie successorale collectiviste présentée dans la première pièce à conviction et du prétendu « droit historique » qu’auraient « les Juifs » à une patrie en Palestine découlant de cette théorie, Block, en réponse aux événements du 7 octobre, préconise une attaque totale d’Israël contre les repaires du Hamas à Gaza (et bien que nous ne sachions pas si Netanyahou a lu l’article de Block dans le Wall Street Journal, Israël, sous sa direction, a fait exactement ce que Block demandait).
Laissons de côté les remarques sommaires et particulièrement partiales de Block sur l’histoire de l’Israël moderne et de sa région, qui pourraient provenir directement du ministère israélien de la propagande. Elles montrent qu’il est inconscient des pulsions génocidaires ouvertement exprimées par plusieurs membres éminents de la puissante armée israélienne et du gouvernement, tout en faisant le plus grand cas des sentiments réciproques de la part des dirigeants du Hamas, presque impuissants (en comparaison). Voici, dans ses propres termes, les exigences de Block (avec mes commentaires en italiques placés entre parenthèses) :

« L’Occident doit comprendre que, pour défendre la vie et la dignité humaines, il ne suffit pas de se ranger du côté d’Israël. Il doit comprendre ce que cela signifie : un soutien total et inconditionnel (ce soutien inclut-il également les impôts prélevés de force par les divers dirigeants des bandes gouvernant les États occidentaux sur leur propre population ?). C’est-à-dire rien de moins que de permettre à ce pays assiégé de se défendre pleinement. Reconnaître que le Hamas doit être détruit pour la même raison et par la même méthode que les nazis (le terme « nazi » désigne-t-il tous les Allemands vivant en Allemagne à l’époque, y compris tous les non-nazis, les opposants aux nazis et tous les nouveaux-nés et enfants allemands ; et la méthode de leur destruction inclut-elle également les tapis de bombes sur des villes entières comme Dresde, remplies de civils pour la plupart innocents ?). Israël a le droit d’agir par tous les moyens pour déraciner ce mal qui se situe à ses côtés (Qu’en est-il des Juifs israéliens opposés à la guerre ? Faudra-t-il aussi les faire taire par tous les moyens ?). Et, plus important encore, une fois qu’il commencera à avancer dans cette direction, Israël ne devra pas être diabolisé pour avoir défendu ce qui est le cœur de la civilisation occidentale (ce cœur inclut-il aussi le type d’apartheid pratiqué en Israël ?) et que ses ennemis détestent le plus : l’amour du droit de chacun à une vie humaine, à la dignité et à la recherche du bonheur.
« En d’autres termes, il faut soutenir une victoire israélienne complète, totale et décisive. Si cela implique un emploi massif et sans précédent de la force militaire, qu’il en soit ainsi ! Le Hamas est et sera responsable de toutes les victimes civiles. Cause et effet. Ils ont créé leur propre destruction et ses conséquences. (Il n’est donc absolument pas nécessaire de faire la distinction entre les membres du Hamas et les habitants de Gaza en général ? Tous, y compris les nouveaux-nés et les enfants, sont indistinctement coupables et font partie d’une culture dépravée et d’un mal collectif qui doit être éradiqué une fois pour toutes ? Alors, pourquoi ne pas larguer une bombe atomique sur Gaza, comme les États-Unis l’ont fait il y a environ quatre-vingts ans sur la population civile d’Hiroshima et de Nagasaki en guise de punition collective pour les crimes commis par la bande gouvernementale japonaise ?)
« La simple victoire ne suffit pas. L’État d’Israël a gagné toutes les guerres qu’il a menées. Cette fois-ci, le triomphe doit être si total et décisif que ce pays ne sera plus jamais confronté à la moindre guerre. (N’a-t-on pas déjà entendu cela : la guerre qui met un terme à toutes les guerres ?!). Israël a le droit moral d’accomplir cette tâche et l’Occident a le devoir moral de le soutenir. Laissons Israël faire tout ce qu’il doit pour terminer cette guerre le plus rapidement possible, avec le minimum de victimes civiles et militaires de son côté. (Quelle considération totalement dénuée de sens, quelle honte, après tout ce qui a été dit de contradictoire auparavant sur l’insignifiance des pertes civiles !) La responsabilité des conséquences de tout cela incombe au groupe qui a engagé la séquence des causes – celui qui doit être complètement détruit, le Hamas. »

Quels que soient ces épanchements de Block, ils n’ont absolument rien à voir avec le libertarisme. En effet, l’appel au massacre aveugle d’innocents est la négation totale du libertarisme et du principe de non-agression. Le Murray Rothbard que j’ai connu aurait immédiatement qualifié ces propos de détraqués, de monstrueux, d’inadmissibles et d’écœurants ; il aurait publiquement ridiculisé, dénoncé, « exclu de ses amis » et excommunié Block en tant que rothbardien.
En effet, de manière impardonnable, avec son texte dans le Wall Street Journal, Block a contribué aux horreurs qui ont suivi les événements du 7 octobre et qui se poursuivent aujourd’hui : la destruction quasi complète de Gaza et sa réduction en un tas de décombres et en un vaste champ de ruines, le massacre de dizaines de milliers de civils innocents par l’armée israélienne, l’élargissement continu du conflit armé, y compris désormais au Liban et au Yémen, et la démangeaison qu’ont les dirigeants israéliens (encouragés dans cette entreprise par leurs compatriotes néoconservateurs aux États-Unis) de faire aussi de l’Iran, considéré comme un ennemi mortel d’Israël, une cible à détruire.
Accessoirement, la raison supplémentaire invoquée par Block pour justifier son affirmation catégorique selon laquelle « nous devons tous soutenir la position d’Israël » (la direction du gouvernement israélien et tout le reste) est également erronée et implique une trahison du principe de non-agression. Pour l’essentiel, elle se résume à ceci : les Juifs d’Israël ont plus et mieux mis en valeur les territoires qu’ils détiennent que les Arabes ne l’ont fait ou ne le font actuellement dans les territoires qu’ils détiennent ; par conséquent, les Juifs ont plus de droits que les Arabes sur les quelques territoires litigieux. Ce raisonnement est de fait assez populaire. Cependant, même si la première partie de cette affirmation est tenue pour vraie, il ne s’ensuit pas que la seconde le soit. Sinon, tout homme dont le succès est avéré serait autorisé à s’approprier les biens de tout raté dont l’échec est avéré, ce qui est difficilement conciliable avec le principe libertaire de non-agression. Même les « ratés » ont droit à la vie, à la propriété et à la recherche du bonheur.
Si ce n’est pas déjà plus qu’assez pour disqualifier et discréditer à jamais Block en tant que libertaire, il réussit à couronner le tout dans une courte pièce à conviction finale où il se révèle comme dépourvu du sens de la mesure et de la proportion.

Troisième pièce à conviction : il s’agit de la réponse de Block à un texte court de Kevin Duffy qui mettait en parallèle un passage de For A New Liberty : A Libertarian Manifesto [Pour une liberté nouvelle : manifeste libertaire] de Rothbard avec un passage de la tribune de Block publiée dans le Wall Street Journal cité ci-dessus, et qui concluait que les deux étaient manifestement incompatibles et inconciliables. La réponse de Block se trouve ici.
On remarquera que, dans sa réponse, il n’essaie même pas d’étayer son plaidoyer en faveur d’une guerre totale et illimitée (ce qui n’est pas surprenant, car cela reviendrait à essayer de défendre ce qui est absolument, totalement, parfaitement indéfendable !). Au lieu de cela, il ne relève pas le défi qui lui a été lancé et digresse vite pour aborder un sujet entièrement différent et sans rapport.
Les libertaires ne sont pas pacifistes et, en effet, Rothbard, comme Block le remarque pour se trouver une excuse, n’était pas opposé à toute guerre. Mais, à l’évidence, Block se garde bien ensuite de préciser que les guerres que Rothbard considérait comme éventuellement justifiées n’avaient absolument rien à voir en réalité avec le type de guerre qu’il propose. Ce que Rothbard avait à l’esprit, c’était une violence défensive exercée par des mouvements sécessionnistes contre des puissances centrales d’occupation qui tenteraient de les empêcher par la guerre de faire sécession, c’est-à-dire quelque chose de manifestement très éloigné de la guerre totale préconisée par Block.
Pourtant, en déclarant que Rothbard « ne s’opposait pas du tout à la guerre, point final », Block tente de créer l’impression trompeuse que sa divergence d’avec Rothbard n’est que mineure, qu’il ne s’agit que d’une simple question de degré. D’autres auteurs, poursuit-il, ont suggéré ou proposé auparavant maintes divergences par rapport à Rothbard. Il cite à cet effet (et donne le lien) plusieurs de ses propres textes, d’autres de Joseph Salerno, de Peter Klein et de moi-même, relève qu’aucun de ces textes n’a conduit à l’exclusion de l’un d’entre eux en tant qu’austro-libertaire et que Rothbard lui-même ne les aurait pas exclus en tant que tels en raison de ces écrits. En effet, Rothbard a accepté certaines de ces divergences (comme la mienne, par exemple) et il se peut qu’il ait pris les autres au sérieux. Il en serait ainsi donc, selon Block, de la réaction à sa position déviationniste sur la « question de la guerre » et c’est aussi, croit-il, la réaction personnelle qu’aurait eu Rothbard à la lecture de sa tribune du Wall Street Journal.
C’est grotesque. À tout prendre, ce jugement de Block ne fait que montrer qu’il a perdu tout sens de la mesure et des proportions. Aucun des autres écrits « déviationnistes » qu’il cite en comparaison de sa propre position déviationniste sur la question de la guerre et pour la justifier, n’est ou ne peut être interprété, même avec beaucoup d’imagination, comme rompant avec les principes fondamentaux de l’édifice intellectuel austro-libertaire ou comme une renonciation à ceux-ci. Mais son appel à la guerre totale et illimitée et au massacre aveugle de civils innocents est en fait le rejet et l’abandon complets et sans complexe du principe de non-agression, qui est l’une des pierres angulaires du système rothbardien. Il est tout simplement ridicule de croire que Rothbard aurait pris au sérieux sa tribune du Wall Street Journal et cela montre simplement que la compréhension de Rothbard par Block est loin d’être aussi bonne qu’il se l’imagine. Le Rothbard que j’ai connu aurait dénoncé l’article en termes non équivoques comme monstrueux et l’aurait tenu comme une aberration et une honte impardonnables.

L’antiracisme contre la science

Philippe Rushton entouré de manifestants antiracistes après un cours donné à l’université de l’Ontario de l’ouest en 1991.

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« Toute politique implique quelque idée de l’homme. » (Paul Valéry)
« L’utopie égalitaire est fondée sur l’anthropologie […] de Jean-Jacques Rousseau. Selon celui-ci, l’homme, bon par nature, serait corrompu par la société. L’origine du mal ne serait pas à chercher dans l’homme lui-même, mais dans la société, qu’il conviendrait de reconstruire sur des bases entièrement nouvelles[1]. »

Introduction
En France, Mai 68 fut une révolution cosmopolite, mais cette révolution eut lieu partout en Occident dans les années 1960. Au Royaume-Uni, l’on peut prendre la date symbolique de 1963, donnée par le poète Philippe Larkin, qu’il place entre la levée de la censure d’un roman de David Herbert Lawrence, qui contenait des passages érotiques, et la sortie du premier album des Beatles. Aux États-Unis, c’est le mouvement hippie et l’apogée des manifestations pour les droits civiques – la loi qui met définitivement fin à la discrimination raciale est votée en 1968. Le politologue américain Ronald Inglehart considère que cette mutation des valeurs en Occident fut la marque d’une révolution silencieuse. Le développement économique, chassant le socialisme, aurait orienté la gauche vers des valeurs moins matérielles, relatives, par exemple, à l’émancipation individuelle et à l’égalité des sexes. L’antiracisme est une autre manifestation de cette révolution silencieuse ou cosmopolite et nous tâcherons ici d’estimer les dégâts qu’elle a pu faire dans le champ des sciences de l’homme, et notamment de l’anthropologie.
Dans une vidéo de mai 2020, nous notions que, contrairement à une idée répandue, il n’y avait pas de consensus parmi les scientifiques à propos de l’existence des races humaines[2]. Suivant les pays, une minorité substantielle ou une majorité d’anthropologues et de biologistes continuent à défendre la pertinence du concept de race pour l’humanité. Nous notions aussi que le débat était piégé par l’idéologie cosmopolite, et que des chercheurs, comme Jared Diamond ou Charles Murray, rapportaient que certains de leurs confrères n’hésitaient pas à déclarer, en privé, confidentiellement, que les races humaines existaient, tout en soutenant la thèse inverse en public. Comme Henry Harpending l’a écrit[3] : « [Aujourd’hui], un sondage sur l’existence des races serait comme un sondage sur le marxisme dans l’Allemagne de l’est des années 1980. Tout le monde mentirait. »
Nous proposons ici de revenir chronologiquement sur des controverses qui ont animé et animent encore l’anthropologie. Nous constaterons que l’antiracisme et les prétendus bons sentiments font rarement bon ménage avec la science.

Franz Boas : culture contre nature
L’influence de l’antiracisme à l’université ne date pas des années 1960. L’un de ses premiers acteurs est Franz Boas, né en Prusse en 1858 et mort aux États-Unis en 1942. Il est le principal responsable de la dissociation de la biologie et des sciences sociales. L’historien Carl Degler a écrit : « On peut difficilement exagérer l’influence qu’a eue Franz Boas sur les sciences sociales américaines et leur rapport à la race. À une époque où les États du sud imposaient la ségrégation raciale, où l’eugénisme commençait à s’imposer comme réponse aux problèmes de société, Boas se lançait dans la bataille d’une vie, bataille contre l’idée selon laquelle la race serait la cause principale des différences intellectuelles et comportementales entre les groupes humains. Cette bataille a été remportée grâce à la mise en avant systématique et sans répit du concept de culture[4]. »
Boas partit pour La nouvelle York en 1887, cherchant à fuir le climat antijuif qui régnait alors en Allemagne. En 1894, il n’était pas encore ce chercheur dont l’horizon sera la négation totale de la force de l’hérédité dans les différences raciales. Cette année-là, il publia une analyse des données anthropométriques du Français Paul Topinard, et concluait que seuls 27% des congoïdes avaient un volume crânien supérieur au volume crânien moyen des caucasoïdes. Boas écrivit alors que l’on devrait s’attendre à trouver peu de génies chez les congoïdes.
C’est à partir de 1896, à 38 ans, année où il devint maître de conférences à Columbia, que son environnementalisme prit le dessus. C’est une époque où le sentiment antijuif montait et où les publications de Madison Grant sur la race nordique connaissaient un certain succès, ce qui rendait Boas furieux. Il arriva à se convaincre que l’hérédité ne jouait aucun rôle dans les différences intellectuelles et comportementales entre les races ou entre les immigrés, quelle que fût leur origine, et les Américains. Boas ira jusqu’à s’impliquer dans les affaires politiques de son temps, notamment en 1924, auprès d’Emanuel Celler, un démocrate membre du congrès. La question de l’immigration lui importait beaucoup, ce qui le poussa à conduire une étude sur les « changements des caractéristiques physiques des descendants d’immigrés[5] ». Publiée en 1912, elle fut citée durant tout le XXe siècle. Boas prétendait y montrer que les enfants qui vivaient aux États-Unis connaissaient un changement radical de leur indice céphalique, c’est-à-dire le rapport entre la longueur et la largeur du crâne, qui sert notamment à déterminer les sous-races de la race caucasoïde, lesquelles sont soit plutôt brachycéphales, comme la sous-race alpine, soit plutôt dolichocéphales, comme les sous-races nordique et méditerranéenne. Que vaut cette étude ? En 2002, deux équipes de chercheurs, indépendamment l’une de l’autre, se sont penchées sur la question. La première[6], en réanalysant les données, confirma que les descendants d’immigrés avaient bien vu leur indice céphalique changer, et cela donnerait raison à Boas quand il affirma qu’il s’agissait là des effets de l’environnement américain.
La deuxième équipe[7] poussa ses analyses un peu plus loin, et conclut :
« Dans cette étude, nous avons évalué les données de Franz Boas avec des méthodes statistiques modernes, et nous avons tenté de reproduire ses conclusions sur la plasticité du crâne. Au lieu de retrouver cette plasticité substantielle, que Boas et les innombrables chercheurs qui l’ont cité prétendaient pouvoir observer, notre analyse révèle une haute héritabilité et des variations au sein des groupes ethniques qui persistent dans l’environnement américain. […] L’acceptation, sans esprit critique, des données de Boas a causé 90 ans de malentendus sur la nature de cette plasticité. La réanalyse de ces données non seulement montre que la plasticité du crâne n’est pas la première source des variations de sa forme, mais montre aussi que c’est la génétique qui en est la première cause, ce que savaient les morphométriciens depuis longtemps.
[…] Aux États-Unis, depuis 150 ans, les noirs comme les blancs ont connu des changements significatifs dans leur morphologie crânienne, mais celle-ci n’a pas convergé vers une même forme, comme on aurait pu s’y attendre si la plasticité environnementale jouait un rôle majeur. »
Par ailleurs, les auteurs notent que c’est l’antiracisme qui a motivé Boas à conduire cette étude, ce qui est loin d’être une spéculation, car Boas ne cachait pas ses idées politiques[8]
Madison Grant, eugéniste américain connu pour The Passing of the Great Race [Le Déclin de la grande race][9], ode à la sous-race nordique publiée en 1916, s’opposa vigoureusement à Boas et à ses méthodes. Grant blâmait plus généralement les Juifs et les accusait d’empêcher les anthropologues de publier dans les journaux leurs trouvailles sur les différences raciales. L’anthropologie raciale fut en effet petit à petit marginalisée par l’activisme de Boas et de ses disciples. Kevin MacDonald, auteur désormais célèbre pour sa trilogie sur la question juive[10], a écrit : « À partir de 1915, les boasiens contrôlaient l’Association américaine d’anthropologie et composaient les deux tiers de son conseil d’administration. En 1919, Boas déclarait que la plupart des travaux anthropologiques aux Etats-Unis étaient dorénavant faits par ses élèves de l’université de Columbia. À partir de 1926, tous les grands départements d’anthropologie étaient dirigés par des élèves de Boas, juifs pour la plupart[11]. » Un de ses protégés, Melville Herskovits, a pu dire : « Les quatre décennies pendant lesquelles Boas fut professeur à Columbia lui permirent de former des élèves qui finirent par composer une grande part des anthropologues qui tinrent et dirigèrent les plus importants départements d’anthropologie des États-Unis. À leur tour, ils formèrent des étudiants qui ont fait perdurer cette tradition[12]. »
Selon l’anthropologue Leslie White, les étudiants les plus influents de Boas furent Ruth Benedict, Alexander Goldenweiser, Melville Herskovits, Alfred Kroeber, Robert Lowie, Margaret Mead, Paul Radin, Edward Sapir et Leslie Spier. Un « petit groupe restreint d’universitaires, rassemblés autour de leur chef », qui étaient juifs pour les deux tiers (Kroeber, Benedict et Mead n’étaient pas juifs). Gelya Frank, anthropologue, cite les autres étudiants de Boas qui eurent une brillante carrière : Alexander Lesser, Ruth Bunzel, Gene Weltfish, Esther Goldfrank et Ruth Landes. Tous juifs. Ashley Montagu, né Israël Ehrenberg, fut un autre étudiant juif et influent de Boas. Il se battit avec force contre l’idée que les différences raciales dans l’intelligence étaient héréditaires. Cependant, les deux étudiants de Boas les plus renommés n’étaient pas juifs : Margaret Mead et Ruth Benedict. Kevin MacDonald y voit, avec l’historien John Efron, un phénomène intéressant : ils pensent que Boas, comme Freud, mit en avant des figures non juives afin d’être plus audible et ne pas paraître trop partisan à une époque où le sentiment antijuif était prégnant.
Coming of Age in Samoa [Adolescence à Samoa][13] est l’ouvrage qui valut à Margaret Mead sa renommée. Bonne élève de Boas, elle analysa la société samoane en excluant tout facteur héréditaire et en se contentant d’une description ethnographique dénuée de considérations théoriques. Dans cette étude, Mead se pencha avec beaucoup de sympathie sur la vie sexuelle prémaritale des jeunes Samoanes et y dépeignit une sorte de paradis de l’amour libre, où les affres de l’adolescence n’existeraient pas. Cet ouvrage fut violemment critiqué par un anthropologue néo-zélandais qui connaissait extrêmement bien Samoa, Derek Freeman, lequel accusa Mead d’avoir plaqué ses idées utopistes et égalitaires sur la société samoane, ainsi que d’avoir gravement manqué de rigueur dans ses descriptions. Il lui reprocha notamment d’avoir omis tout ce qui aurait pu faire de l’ombre à ce nouveau mythe du bon sauvage – à savoir, les viols, la violence ou encore l’importance de la virginité avant le mariage. Freeman l’accusa aussi d’avoir été crédule face à ce qu’il considérait être de faux témoignages que des jeunes filles se seraient amusées à donner à Mead. Cependant, Freeman étudia Samoa vingt ans après Mead, après que les missionnaires chrétiens eurent peut-être déjà bien bouleversé les mœurs. Mais, surtout, le travail publié de Mead, comme ses notes personnelles, montrent qu’elle était loin de se faire berner par les blagues des jeunes Samoanes, et qu’elle avait conscience de l’importance de la morale sexuelle à Samoa. Seulement, elle préféra documenter la vie des jeunes filles aux mœurs les plus légères, quitte à donner au lecteur une vision déformée de la vie samoane. La controverse entre Freeman et Mead dura trente ans, et fut surtout due à la personnalité impétueuse de Freeman, qui chercha sans relâche, dès le début de sa carrière, à détruire la réputation de Mead. Cette controverse, qui était très personnelle et passionnée pour Freeman, fut probablement un prétexte qui lui permit d’attaquer cette anthropologie culturelle qui ne laissait aucune place aux considérations sociobiologiques. Malgré l’acharnement de Freeman, Mead reste probablement l’anthropologue la plus célèbre au monde[14].
Ruth Benedict, presque aussi connue que Margaret Mead, a aussi largement contribué à la domination des idées de Boas dans l’anthropologie culturelle en Occident. Patterns of Culture [Échantillons de civilisations][15], publié en 1934, installa fermement le relativisme culturel aux États-Unis. Aussi a-t-on pu dire « qu’à partir du milieu du XXe siècle, c’était un lieu commun pour l’Américain cultivé d’évoquer les différences entre les peuples sous l’angle culturel et de dire que la science moderne avait montré que les races n’existaient pas[16]. »
Boas citait à l’envi Mead, Benedict et ses autres élèves, mais rarement les anthropologues qui ne faisaient pas partie de son cercle. MacDonald y voit là l’un des nombreux aspects du microcosme boasien qui ressemblait fortement, selon lui, au judaïsme : un groupe à l’identité forte, fermé sur lui-même, uni dans la poursuite d’intérêts communs, autoritaire et excluant les dissidents. Comme Freud, Boas fut une figure patriarcale et paternelle, très dure avec les gens qui étaient en désaccord avec lui, mais qui chérissait ses soutiens. Si Boas était particulièrement sceptique et se voulait rigoureux dès que la génétique entrait en jeu, ses propres thèses ne reposaient souvent que sur des données ténues, et les historiens des sciences l’ont trouvé plutôt indulgent avec Mead et Benedict, dont le travail aurait dû un peu plus souvent le questionner[17].
À partir de la deuxième partie des années 1930, l’anthropologie boasienne, selon laquelle la culture et non la génétique déterminait l’action des hommes, influençait une large part des sciences sociales. Les disciples de Boas devinrent par ailleurs d’ardents défenseurs de la psychanalyse et ce, selon Marvin Harris[18], parce qu’elle était particulièrement utile pour critiquer la civilisation occidentale. Dès les années 1920, d’importants boasiens étaient en effet versés dans la critique de la culture américaine, jugée trop homogène, trop hypocrite et trop restrictive, notamment de la sexualité. Fut opposée aux cultures occidentales une sorte de romantisme primitif, typique d’Adolescence à Samoa et d’Échantillons de civilisations, où l’on sent bien la fascination pour des cultures qui feraient bien, pour les boasiens, d’inspirer l’Occident. Aussi l’une des conséquences de la domination de l’anthropologie boasienne à l’université fut-elle la quasi absence de recherches sur la guerre et la violence dans les sociétés primitives. MacDonald note un fait très révélateur : quand Primitive War [La guerre primitive][19] fut publiée en 1949 par l’anthropologue américain Harry Turney-High, ses confrères l’ignorèrent complètement. Voilà la tactique habituelle des boasiens, qui ne voulaient pas entendre dire que la guerre était aussi cruelle qu’universelle, et qui préféraient réserver leurs critiques à l’homme blanc.

Carleton Coon démissionne
La mort de Boas en 1942 n’a pas provoqué le déclin de ses idées dans le champ de l’anthropologie culturelle. Bien au contraire, celle-ci monta en puissance jusqu’aujourd’hui. Prenons cette mésaventure rencontrée en 1961 par Carleton Coon alors qu’il présidait l’Association américaine d’anthropologie physique. Coon apprit que des membres de l’association voulaient profiter de sa convention annuelle pour publier une résolution condamnant Race et raison[20]. Cet ouvrage, écrit par Carleton Putnam, cousin éloigné de Carleton Coon, donnait des arguments pour la continuation de la ségrégation raciale aux États-Unis, qu’il justifiait par la profonde inégalité des races. Coon, comme son prédécesseur, W. Montague Cobb, estimait qu’une telle condamnation de Race et raison serait malvenue et irresponsable, les arguments scientifiques contenus dans l’ouvrage n’étant pas nécessairement faux. Mais, en dépit de l’avis de Coon, président de l’association, la résolution allait être prise. Sur place, au moment fatidique, Coon demanda aux nombreux membres présents s’ils avaient au moins lu l’ouvrage de Putnam. Une main se leva. Il demanda qui avait entendu parler de l’ouvrage avant cette réunion. Quelques mains seulement se levèrent. Écœuré, Carleton Coon démissionna.
Cette anecdote doit nous mettre en garde contre les positions que les biologistes ou les anthropologues peuvent tenir sur la question raciale. Pour le profane, leurs déclarations quant à l’inexistence des races peuvent apparaître raisonnables, surtout quand elles émanent d’organismes censés faire autorité, comme l’Association américaine d’anthropologie physique. Mais les chercheurs, souvent très spécialisés, sont capables de se tromper sur des questions qu’ils n’ont pas précisément étudiées, surtout quand le sujet est aussi polémique que celui de la question raciale. De surcroît, l’autocensure est évidemment particulièrement répandue[21].

L’étrange affaire Cyril Burt
Un exemple éloquent de biais causé par l’idéologie est celui de l’affaire Cyril Burt. Burt (1883-1971), spécialiste de l’intelligence et de l’hérédité, fut l’un des plus importants psychologues du XXe siècle. Ses apports empiriques et théoriques furent remarquables, mais sa réputation fut entachée, après sa mort, par des accusations de fraude. C’est Léon Kamin, psychologue juif et communiste, qui déclencha l’affaire en 1974. Dans un ouvrage intitulé The Science and Politics of I.Q. [La science et la politique du QI][22], où il s’en prit à la recherche sur l’intelligence et son héritabilité, Kamin prétendit passer au crible le travail de Burt et soutena y trouver les preuves d’une fraude. Kamin avait un argument majeur ; il nota que Burt donnait le même coefficient de corrélation (0,771), à la troisième décimale près, pour trois études de l’intelligence de jumeaux monozygotes séparés à la naissance, ce qui lui semblait plus que suspect. En 1976, le London Sunday Times titra[23]: « Un éminent psychologue truquait ses données », ce qui porta la controverse au grand jour. Dans cet article de presse, il fut aussi affirmé que Burt avait inventé l’existence de deux assistantes de recherche. En 1979, le biographe de Burt, Leslie Hearnshaw, qui avait accès à la correspondance et aux notes privées de Burt, conclut qu’il était bien coupable de fraude[24]. En 1980, la Société britannique de psychologie refusa de conduire une enquête indépendante, et accepta le verdict d’Hearnshaw. La réputation de Burt fut ainsi bien ternie, mais, plus gravement encore, c’est toute la génétique comportementale qui vit sa réputation noircie[25].
Il faut attendre la fin des années 1980 et le début des années 1990 pour que deux considérables défenses de Burt soient publiées[26]. Nous y retenons, premièrement, que les assistantes prétendument inventées furent retrouvées. Ensuite, l’analyse d’un article de 1966, dans lequel Burt aurait falsifié une corrélation, démontre qu’on n’y trouve aucune trace de trucage, mais plutôt des erreurs d’inattention. Dans cet article écrit à la hâte, par un Burt fatigué, âgé de plus de 80 ans, qui cherche à répondre rapidement à ses détracteurs, on trouve en effet quelques erreurs de frappe. Et pourquoi Burt, s’il avait voulu inventer une corrélation, aurait-il repris celle de 0,771, qui datait d’une étude précédente, et qui avait si peu de chances d’être retrouvée à nouveau ? Il est assez peu charitable de partir du principe que Burt fut malhonnête. Mais Léon Kamin, qui l’accusait, était-il charitable ? Pas vraiment. Notons en effet que dans son attaque originale, il reprocha à Burt d’avoir malhonnêtement réutilisé, en 1958 aussi, cette corrélation de 0,771 après qu’elle fut publiée la première fois en 1955. Mais cet article de 1958 n’était qu’une redite des résultats précédents ! Tout est à l’avenant dans la critique de Kamin. Il reproche par exemple à Burt de ne jamais expliciter ses procédures et sa méthode… alors qu’il le fit autant que possible.
En 1995, Nicholas Mackintosh revint sur l’affaire Burt[27]. Contrairement à Kamin, et convaincu en partie par les défenseurs de Burt, il considéra lui aussi que cette histoire de corrélation ne fut probablement due qu’à une simple erreur d’inattention. Cependant, il s’accorda avec Hearnshaw pour dire que les données de Burt sur la mobilité sociale étaient suspectes. Il fallut attendre 2015 pour qu’un anthropologue, Gavan Tredoux, montrât quelle méthode statistique, pourtant bien connue, fut utilisée, ce qui rendit l’analyse de Burt dénuée d’anomalie[28]. Mackintosh reprocha aussi à Burt d’avoir inventé des données à propos d’un éventuel déclin intellectuel des élèves des écoles de Londres entre 1914 et 1965. Il nota que durant cette période, dans le reste de l’Angleterre comme dans tout l’Occident, le quotient intellectuel augmentait – c’est l’effet Flynn. Mackintosh estima alors peu probable que des données pussent montrer qu’un point de QI se perdait par génération à Londres, même en prenant en compte l’immigration d’Afrique noire et des Caraïbes, ou encore la fuite des blancs face à cette immigration. Mackintosh estima que l’erreur de Burt ne fut peut-être pas volontaire, et que ses données purent simplement n’être que peu représentatives ou mal normalisées, mais ce n’est pas l’hypothèse qu’il favorisa. Selon lui, Burt n’aurait pas supporté que ses prédictions quant à la baisse du QI, qui serait due à la fécondité en déclin des femmes les plus éduquées, ne se réalisassent pas. Notons cependant qu’il est aujourd’hui montré que l’augmentation du QI pendant le XXe siècle n’est pas la preuve de l’absence de fécondité dysgénique, mais que celle-ci a été camouflée par l’augmentation du QI. Cette augmentation du QI, qu’on appelle effet Flynn, concerne des formes d’intelligence spécialisées, peu héritables. L’intelligence générale, hautement héritable, est bel et bien en déclin depuis la moitié du XIXe siècle. Burt, comme Raymond Cattell, n’ont pas su éclairer ce paradoxe, mais cela a récemment été fait par le psychologue et généticien écossais Michael Woodley of Menie.[29] Bref, Mackintosh admit que les accusations de Kamin, qui lança l’affaire, ne valaient rien ; mais il continua à chercher des noises à Burt.
Plusieurs autres choses sont à noter en défense de Burt. Premièrement, à sa mort, ses archives furent détruites par sa secrétaire à la demande du professeur qui prit la place de Burt à l’université, et qui n’avait aucune sympathie pour lui et son travail. Deuxièmement, on a affirmé qu’une fois parti de l’université, Burt n’aurait plus eu accès à de nouvelles données concernant des jumeaux, ce qui l’aurait poussé à en inventer. C’est d’ailleurs notamment de là que vinrent les soupçons à l’égard de son travail tardif. Or, rien n’était plus faux, mais il fallut attendre le début des années 2000 pour le découvrir dans une allocution qui n’avait encore jamais été publiée et que Burt donna à des psychologues en 1964, à 81 ans[30]. Dans cette allocution, il expliqua avoir accès à des cohortes de jumeaux séparés à la naissance qui provenaient d’hôpitaux et d’écoles londoniens. Troisièmement, la haute héritabilité de l’intelligence donnée par Burt, qui paraissait improbable à Kamin, a été systématiquement confirmée depuis. Les données de Burt ne sont pas en rupture avec le consensus aujourd’hui formé par les chercheurs en génétique comportementale, bien au contraire[31].
Ce qui ressort de la prose des universitaires qui se sont penchés sur l’affaire, de Hearnshaw à Mackintosh, en passant par Eysenck[32], est que les accusations portées contre Burt après sa mort, quand il ne pouvait plus se défendre de ces critiques fielleuses, et alors même que l’on avait détruit ses archives après sa mort, sont purement diffamatoires et n’ont jamais pu être prouvées. Rien ne permet de douter de son honnêteté, d’autant que ses résultats ont été confirmés par la suite. Le leitmotiv principal des accusateurs est que Burt avait besoin de données pour continuer à se défendre, et qu’il n’en avait plus accès à aucune. Or, nous l’avons dit, il existe une allocution d’un Burt déjà âgé qui prouve le contraire.
S’il y a bien quelque chose de certain dans cette affaire, c’est que Burt fit l’objet d’une cabale violente après sa mort, que la plupart des accusations se révélèrent malhonnêtes, superficielles et finirent par être rejetées. Ces attaques furent trop souvent motivées par un rejet radical de la génétique comportementale, lui-même motivé par des idées politiques égalitaires, qu’elles fussent marxistes ou cosmopolites.

Stephen Jay Gould : tel est pris qui croyait prendre
Avec Steve Rose, Richard Lewontin ou encore Stephen Jay Gould, Leon Kamin fit partie d’une clique d’universitaires qui se donna l’objectif, sous prétexte de rigueur scientifique, de détruire une partie des sciences de l’évolution.
Gould est connu pour avoir publié The Mismeasure of Man [La Mal-Mesure de l’homme]en 1981[33]. C’est un ouvrage d’une malhonnêteté et d’une mauvaise foi désormais légendaires, qui porte principalement sur la craniométrie et l’analyse du QI. Une version augmentée est sortie en 1996 pour répondre à The Bell Curve [La Courbe en cloche][34], le fameux ouvrage de Charles Murray et Richard Herrnstein qui a démontré l’importance du QI dans la vie sociale américaine. Entre les deux versions de La Mal-Mesure de l’homme, beaucoup de critiques furent faites à Gould, notamment issues de nouvelles études, et il n’en tint pas compte. En effet, un premier reproche que l’on peut faire à Gould est son obsession pour la science du XIXe et du début du XXe siècle, sous prétexte que la science moderne serait « éphémère ». Ce raisonnement spécieux lui facilita la tâche dans la mesure il lui permit d’insister sur certaines insuffisances des recherches passées, pourtant généralement confirmées ou précisées, tout en ignorant les analyses récentes, souvent très denses et raffinées[35].
Une marotte de Gould, qui fut aussi celle de Kamin, portait sur les débats dans les années 1920 à propos de la politique migratoire à mener aux États-Unis, dont les épreuves de QI auraient été un élément central. Gould dénatura férocement les propos d’Henry Goddard, le psychologue américain qui traduisit les épreuves de QI des Français Binet et Simon. Il décrivit Goddard comme un « héréditarien rigide et élitiste » qui considérait la majorité des immigrés juifs, hongrois, russes ou italiens comme des arriérés mentaux. Or, si Goddard avait bien noté les déficiences mentales de beaucoup d’immigrés, ce n’était pas à l’aide d’épreuves de QI, mais à cause de leur surreprésentation dans les institutions consacrées aux déficients mentaux. Surtout, Goddard précisait qu’il n’avait pas de données sur l’origine de ces troubles et qu’il était très probable qu’ils fussent dus à l’environnement, ce que Gould se garda bien de préciser, même dans la réédition de La Mal-Mesure de l’homme.
De manière générale, Gould et Kamin dénaturèrent totalement les positions des psychométriciens et leur rôle dans le débat sur l’immigration. Par exemple, Gould, soutint que des références incessantes furent faites aux épreuves de QI lors des débats autour de la loi sur la restriction de l’immigration de 1924. Mais on n’en trouve aucune référence dans cette loi, et pas plus dans les rapports du Congrès. En fait, on ne trouve qu’une référence critique au QI, par ailleurs sans réponse, dans les 600 pages du débat préalable au vote de la loi. Aucun des grands psychométriciens de l’époque ne fut non plus cité, et ce n’est pas étonnant, car la volonté de maîtriser l’immigration aux États-Unis préexistait largement à l’arrivée des épreuves de QI.
Kamin diffama aussi Goddard, mais également les autres pionniers de la psychométrie comme Lewis Terman et Robert Yerkes, en les accusant d’être influencés par leurs idées politiques prétendument racistes et nordicistes[36]. Cependant, Terman notait que les immigrés mongoloïdes n’étaient pas intellectuellement inférieurs aux blancs, et que les Juifs étaient surreprésentés dans ses cohortes d’enfants surdoués. Cela est difficilement compatible avec l’image d’un homme tendancieux à cause de son hostilité envers les autres races.
Kamin conclut que cette loi de 1924 sur l’immigration fut raciste, que ce biais raciste venait de cette approche psychométrique des différences ethniques et raciales, et qu’on trouvait là l’une des causes de la Choah : « Cette loi, pour laquelle la psychométrie a beaucoup fait, a donné lieu à la mort de centaines de milliers de personnes, victimes des théoriciens nazis de la biologie. Les victimes ont vu leur entrée aux États-Unis refusée parce que le “quota allemand” était rempli[37]. » Gould tint la même position : les quotas de l’immigration américaine auraient indirectement fait périr des milliers de Juifs. Cependant, MacDonald n’a probablement pas tort de penser que beaucoup de Juifs se sentaient directement visés par ces lois sur l’immigration, car il est vrai que des écrivains comme Madison Grant et Charles Davenport motivaient leurs positions anti-immigrationnistes en partie par la crainte d’une influence négative du groupe juif.
En 1994, la publication de La Courbe en cloche fit beaucoup de bruit. En guise de réponse, en 1996, Gould republia La Mal-Mesure de l’homme, avec un épilogue consacré à l’ouvrage d’Herrnstein et Murray, ainsi qu’une nouvelle introduction dans laquelle il osa écrire : « Que je finisse à côté de Judas Iscariote, Brutus et Cassius dans la bouche du diable, au centre de l’Enfer, si je ne réussis pas à présenter les faits de la manière la plus honnête possible. » Malgré cette fausse tentative d’objectivité, Gould ne fit pas l’effort de répondre à ses détracteurs, pourtant nombreux et rigoureux, ni de corriger les erreurs grossières contenues dans la première version de son livre. Gould s’en défendit en déclarant qu’il n’y avait pas eu de progrès dans la recherche sur le QI, mais seulement une récurrence des mêmes mauvais arguments. Aussi, par exemple, continua-t-il de nier le lien entre l’intelligence et la taille du cerveau, en dépit de l’accumulation de données depuis 1981. En effet, l’imagerie par résonance magnétique confirme largement les travaux de Samuel Morton, Paul Broca et Francis Galton, que Gould ne cessa pourtant d’attaquer[38].
La plus célèbre erreur de Gould concerne les données de Morton (1799-1851), grand naturaliste américain qui possédait une importante collection de crânes humains. Morton mesura ces crânes et trouva des différences entre les races : notamment, les caucasoïdes avaient de plus gros crânes, en moyenne, que les congoïdes. Gould prétendit que Morton, nécessairement influencé par une vision du monde raciste, aurait été sélectif dans le choix des crânes afin de faire correspondre ses moyennes à ses a priori. Il considérait aussi que Morton biaisait inconsciemment ses mesures et ses calculs pour que ceux-ci fissent émerger la supériorité blanche. En 1988, un étudiant en anthropologie remesura une partie des crânes de la collection de Morton et ne trouva rien qui pût confirmer les dires de Gould. Il publia ses résultats dans une revue universitaire, que Gould ignora. En 2011, une équipe d’anthropologues remesura la moitié des crânes de la collection et ne trouva pas non plus de biais dans les mesures de Morton. Il semblerait alors que ce fut Gould plutôt que Morton dont les analyses furent teintées d’erreurs et de biais idéologiques[39].
Enfin, Gould ne prit pas la peine de tenter de tenter de démontrer que les psychométriciens de renom avaient tort quand ils lui montraient que le facteur g, c’est-à-dire l’intelligence générale, n’était pas seulement un artefact statistique. Le facteur g est cette capacité qui sous-tend la performance, à des degrés divers, dans toutes les tâches cognitives, ce qui explique la validité de toutes les épreuves de QI. g a été découvert en 1903 par Charles Spearman, qui avait constaté la corrélation positive qui existait entre différentes épreuves. Autrement dit, un individu qui avait de bons résultats sur une épreuve de QI était tendanciellement bon sur les autres épreuves de QI. C’est pourquoi l’on parle aussi d’intelligence générale, parce qu’elle permet de résoudre tout type de problème. Aussi bien des choses laissent-elles penser que g est un système neurologique issu de la sélection naturelle, qui a permis de résoudre les défis cognitifs qui se sont posés à l’homme et à bien d’autres espèces au fur et à mesure de leur évolution. Premièrement, en effet, g n’est pas limité aux humains, il se retrouve chez les autres primates, mais aussi chez des mammifères comme les chiens, les chats, les souris ou les rats, et aussi chez des oiseaux comme le corbeau. L’on peut analyser l’intelligence de ces animaux en les soumettant à une série de problèmes, dont la résolution permet de former, comme chez l’homme, un facteur général d’intelligence. Mais est-ce bien là une question d’intelligence et pas seulement « d’apprentissage par association », c’est-à-dire par la simple réaction à un stimulus ? Il semble bien qu’il soit question d’intelligence, par exemple chez le corbeau calédonien, qui est capable de résoudre des problèmes dans un environnement nouveau et sans qu’il soit seulement question d’apprentissage par association[40]. Ensuite, les différences cognitives entre les espèces portent sur g, pas sur des formes d’intelligence spécialisée, ce qui pousse à croire que l’évolution de l’intelligence se fait par une sélection de g. De plus, les capacités cognitives les plus liées à g sont aussi les plus héritables. Et chez les humains, g est corrélé à différentes variables biologiques comme la vitesse de conduction nerveuse ou l’intégrité des faisceaux de matière blanche. En prenant tout cela en compte, il est difficile de considérer, comme Gould le fit, que g est un artefact statistique.
Gould fut un anti-adaptationniste forcené. C’est-à-dire qu’il ne voulait pas voir dans les caractéristiques biologiques de l’homme, notamment dans son intelligence, des adaptations à l’environnement, mais plutôt le fruit du hasard. Un important biologiste de l’évolution, John Maynard Smith, notait que Gould était perçu par les profanes comme un éminent théoricien de l’évolution, mais que ses confrères considéraient ses « idées si confuses qu’elles ne valaient pas la peine d’être discutées ». Il ajoutait « que cela n’aurait pas eu d’importance s’il ne donnait pas aux non-biologistes une vision erronée de la théorie de l’évolution ». Steven Pinker reproche aussi à Gould d’avoir des idées trompeuses et peu informées sur l’adaptationnisme, et de ne pas citer les chercheurs importants qui ont pu proposer des explications non-adaptationnistes à certains comportements tout en étant adaptationnistes de manière générale. Robert Wright, journaliste américain reconnu, a écrit un article intitulé « Homo deceptus : ne faites jamais confiance à Stephen Jay Gould[41] » dans lequel il nota toutes les malhonnêtetés de Gould, cette fois-ci à propos de l’évolution des différences sexuelles. Wright écrivit : « Gould a réussi à convaincre le public non seulement qu’il était un bon écrivain, mais aussi qu’il était un grand théoricien de l’évolution. Cependant, parmi les meilleurs biologistes de l’évolution, il est vu comme un nuisible – et pas un petit, mais un homme confus qui a tout fait pour déformer la vision que le public pouvait avoir du darwinisme. »
John Alcock, autre biologiste d’envergure, décrit la rhétorique de Gould comme hyperbolique, violente envers ses adversaires, et qui finit toujours par ignorer les données contradictoires. Edward Wilson le qualifiait de « charlatan » qui ne pensait qu’à sa réputation. Robert Trivers raconte que parmi les théoriciens de l’évolution qui connaissaient Gould personnellement beaucoup le considéraient comme un imposteur qui maniait bien les mots, mais, derrière, que tout était creux. En effet, même l’apport majeur à la paléontologie qu’on lui attribue n’est pas de lui, mais d’Ernst Mayr, dont Gould était l’assistant à Harvard. Il s’agit de l’équilibre ponctué, l’idée selon laquelle l’évolution des espèces peut se faire par à-coups rapides après de longues périodes de stagnation. L’idée fut d’ailleurs donnée la première fois par un Français, Pierre Trémaux, et on la retrouve timidement chez Darwin, probablement influencé par Trémaux[42]. Quoi qu’il en soit, quand Gould écrit sur l’équilibre ponctué, cela n’a rien de particulièrement révolutionnaire. Mais Goud s’appropria l’idée, et Lewontin, avec qui il a pu travailler, nota à quel point il l’exagéra, la caricatura, au point de la vider de sa substance, avec pour seul but de se mettre en avant.
Comme pour Boas, il est difficile de sous-estimer l’influence néfaste que Gould a pu avoir dans les champs, entre autres, de la recherche sur l’intelligence humaine. En 2018, une quinzaine de chercheurs notaient l’existence d’un effet Gould[43].

Graphique illustrant l’effet Gould. En ordonnée : la fréquence des publications. En tireté : celle qui traitent du racisme et du QI ou de l’intelligence. En noir : la fréquence des publications qui traitent de l’héritabilité de l’intelligence.

Entre 1965 et 2000, l’association des mots racisme ou raciste avec les mots intelligence ou QI a augmenté (ligne en pointillé sur le schéma ci-dessus), ce qui n’est pas surprenant eu égard aux controverses grandissantes qui entourent la recherche sur l’intelligence. Cependant, les phrases qui lient les mots héritable ou héritabilité aux mots intelligence ou QI ont augmenté aussi (ligne en noir), mais seulement jusqu’en 1984, puis ont diminué. Les auteurs notent que cette corrélation devient négative « trois ans après la publication de la première édition de la Mal-Mesure de l’homme, dans laquelle la recherche sur l’intelligence est condamnée parce qu’elle serait raciste et élitiste ». Cette « controversialisation » de ce champ de la recherche aurait poussé les chercheurs à s’auto-censurer. Si Gould n’est pas le seul à avoir participé à cette campagne massive de dénigrement, les auteurs notent « qu’aucun autre intellectuel n’a autant fait pour polariser l’opinion publique à propos de données scientifiques en les présentant de manière malhonnête et en les déformant systématiquement ».

Lewontin, l’antiscience pour le peuple
Comme Gould, Richard Lewontin fit partie de l’organisation « La science pour le peuple » (Science for the people), composée de marxistes versés dans l’antiracisme et le féminisme. Il a coécrit avec Steven Rose et Leon Kamin Not in Our Genes [Nous ne sommes pas programmés][44], qui fut publié en 1984. Le titre est explicite, comme celui de l’ouvrage de Richard Lerner, qu’il a préfacé en 1992 : Final Solutions: Biology, Prejudice, and Genocide [Solutions finales : biologie, préjugé et génocide][45]. C’est un ouvrage qui rejette les sciences de l’homme informées par la biologie et la génétique. Ce rejet est justifié par les liens plus ou moins directs que ces sciences entretiendraient avec le racisme et l’antisémitisme. Lerner prétendit pouvoir dégager la chaîne causale suivante : darwinisme → déterminisme génétique → légitimation de la hiérarchie sociale comme impératif biologique → dénigrement des individus en bas de l’échelle sociale en raison de leur génotype prétendument inférieur → eugénisme → extermination. Un deuxième prétexte est invoqué pour rejeter toute étude qui lie la génétique avec le comportement humain : les interactions entre les gènes et l’environnement seraient trop complexes pour être analysées. En fait, Lerner comme Lewontin ont condamné la génétique comportementale, l’éthologie humaine et la sociobiologie par principe. Ils s’inscrivent, comme Boas et Gould, dans une démarche hypercritique dès qu’il s’agit de comprendre le comportement humain.
Dans l’Encyclopédie des sciences évolutionnaires et psychologiques, à l’entrée « Controverses autour de la psychologie évolutionniste[46] », nous trouvons des paragraphes intéressants sur ces critiques radicaux des sciences de l’évolution. Gould, Lewontin et aujourd’hui Massimo Pigliucci, peut-on lire, n’ont jamais éprouvé le besoin de critiquer les sciences sociales dans leurs productions les plus faibles, qu’elles relèvent de la sociologie ou des sciences politiques. Pour des raisons qu’ils n’ont jamais explicitées, seule la psychologie évolutionniste est soumise à une charge de la preuve extraordinaire, c’est-à-dire une obligation pour les chercheurs dans ce domaine à justifier leurs propos avec les méthodes les plus rigoureuses qui soient. À l’inverse, dans les sciences sociales, le rejet de la biologie comme facteur explicatif n’a pas besoin d’être justifié. Pourquoi ? L’explication la plus plausible est évidemment que ces critiques ont une sympathie prononcée pour les idées politiques de gauche. Si c’est explicite pour Gould et Lewontin, qui n’ont jamais caché leur orientation marxiste et antiraciste, rien n’est avoué pour Pigliucci. Mais sa sympathie pour Gould et Lewontin est évidemment suspecte. Alors, pourquoi la gauche est-elle si hostile à l’explication du comportement humain par la génétique ? Parce que la gauche est l’expression idéologique de l’utopie égalitaire. En montrant l’héritabilité du caractère et de l’intelligence, qui déterminent en partie la hiérarchie sociale, la génétique comportementale et les sciences associées font de l’ombre à tout projet politique qui vise à remodeler la société.
Prises dans leur ensemble, ces critiques radicales de la biologie et de la psychologie de l’évolution n’ont pas pour projet de faire avancer la science, mais de la retarder ou de la pervertir. Dans le même temps, tout est fait pour protéger les théories du comportement humain que la gauche affectionne. La manœuvre est toujours la même : 1) affirmer qu’il est impossible de déterminer la part génétique ou le rôle de l’évolution dans l’apparition d’un caractère ; 2) présenter une hypothèse environnementale, qui serait nécessairement supérieure à l’hypothèse génétique, avec des données faibles, souvent discréditées depuis longtemps. Par exemple, dans Nous ne sommes pas programmés, Lewontin et ses confrères affirment que « les bonnes performances aux épreuves de QI sont simplement le reflet d’un certain type d’environnement familial ». Pourtant, des années avant la publication de l’ouvrage en 1984, l’on savait déjà que l’environnement familial ne jouait aucun rôle dans la variance aux épreuves de QI chez les adultes, et que les facteurs génétiques en expliquaient 70 à 80%[47]. Il s’agit donc d’un pur mensonge de Lewontin, une manifestation parfaite de néo-lyssenkisme.
À ce propos, le Carrefour de l’Horloge a écrit : « Maître de la biologie soviétique sous Staline et Khrouchtchev, Lyssenko combattit la génétique, en montrant que ses enseignements sont contraires au marxisme. Selon son analyse, la science progressiste appelle à la transformation de la société et s’oppose à la science réactionnaire – bourgeoise, fasciste, nazie –, qui justifie le conservatisme et l’inégalité. Ceux qui s’attaquent aux théories jugées par eux réactionnaires, et dénoncent les auteurs qui soutiennent celles-ci dans les divers domaines de la science, sont fidèles à l’inspiration de Lyssenko, à défaut de s’attacher à la lettre de sa pensée[48]. »
Le Carrefour de l’Horloge remet un prix parodique, le prix Lyssenko, dont le généticien français Albert Jacquard a été le premier récipiendaire en 1990. On peut lire ceci dans le discours de la remise du prix : « Albert Jacquard a diffusé dans notre pays les raisonnements biaisés du scientifique américain Richard Lewontin. Celui-ci, pour contester la pertinence des classifications raciales, fait ressortir que la variation génétique est plus importante à l’intérieur de n’importe quelle population qu’entre celle-ci et toute autre. On pourrait aussi bien, sur cette base, refuser l’existence des espèces, puisque, par exemple, le système sanguin ABO se retrouve chez les chimpanzés. On pourrait encore nier la différence des sexes. » C’est en effet là l’un des plus grands méfaits de Lewontin. Il a diffusé ce sophisme qui prétend démontrer l’inexistence des races, et qui est répété encore aujourd’hui ad nauseam par des gens bien naïfs ou peu scrupuleux. Cette remarque de Lewontin sur la façon dont se répartit la diversité génétique humaine, bien qu’elle fût vraie sur le plan statistique, ne disait rien de taxinomique[49]. En 2003, un grand biologiste, Anthony Edwards, le fit remarquer[50]. Nous lui devons le terme de « sophisme de Lewontin ». Par ailleurs, on peut s’étonner que Luigi Luca Cavalli-Sforza n’ait pas relevé ce sophisme, mais il semble que la prudence l’ait emporté. Cavalli-Sforza, du jour au lendemain, sans raison apparente, se mit à parler non plus de races mais de populations. Il reprit même à son compte le sophisme de Lewontin. Cependant, en 2006, dans un entretien, il put déclarer : « Edwards et Lewontin ont tous les deux raisons. Lewontin a dit que la part de la variabilité génétique était très faible entre les populations humaines […]. Il a en effet été démontré plus tard qu’elle était l’une des plus petites chez les mammifères. Lewontin espérait probablement, pour des raisons politiques, qu’elle soit ridiculement petite […]. En substance, Edwards a répondu qu’elle n’était pas ridiculement petite, parce qu’elle était suffisante pour reconstituer l’arbre évolutionnaire humain, comme nous l’avons fait, et il a évidemment raison[51] ». Ce fut un aveu à demi-mot.
David Reich, spécialiste de l’ADN fossile, a écrit sur la postérité du sophisme de Lewontin et sa grande valeur instrumentale pour les antiracistes : « Quand nous [les généticiens] sommes interrogés sur l’existence de différences biologiques entre les populations humaines, nous tendons à embrouiller l’auditoire, à faire des déclarations mathématiques dans l’esprit de Richard Lewontin, comme celle qui consiste à dire que la différence moyenne entre les individus à l’intérieur d’une même population est six fois plus grande plus que la différence moyenne entre ces populations. […]. Mais cette formulation prudente masque délibérément la possibilité de différences moyennes substantielles entre les populations[52]. »
Robert Trivers, que nous avons déjà rencontré à propos de Gould, nous éclaire sur les motivations de Lewontin à affirmer des choses qui dépassent de beaucoup ce que les données permettent de dire : « L’histoire de Lewontin est celle d’un homme avec de grands talents, qui les gâche par idiotie, narcissisme, arrogance, une pensée politique superficielle et des ruminations philosophiques […]. Pendant des années, il dirigea avec succès un laboratoire, et il récoltait facilement des fonds de recherche, aussi beaucoup de généticiens américains ont-ils un souvenir naïf du temps passé avec lui comme étudiant à Harvard. Mais en tant que penseur de l’évolution, et encore plus en tant que généticien, au-delà de son travail sur le déséquilibre de liaison, il n’a pas montré grand-chose et les meilleurs de ses anciens étudiants ont admis qu’il n’avait rien fait de notable pendant plus de 20 ans. Par ailleurs, Lewontin ment ouvertement, il l’a reconnu. En effet, il admet, au moins en privé, que certaines de ses affirmations sont des inventions, mais il dit aussi que le combat est idéologique, que ses adversaires mentent, alors lui aussi[53]. »

Les critiques internes à la psychologie évolutionniste
Même débarrassée des critiques qui veulent la détruire, la psychologie évolutionniste n’est pas exempte de biais qui sont très probablement issus d’une sensibilité antiraciste. Le modèle de référence de la psychologie évolutionniste est celui de John Tooby et Leda Cosmides, dont nous allons souligner ce qui nous apparaît être des points faibles.
Premièrement, nous ne pensons pas, contrairement à Tooby et Cosmides, que les différences individuelles ne sont pas le fruit d’adaptations. Nous pensons qu’elles sont significatives d’un point de vue évolutionnaire. Deux psychologues évolutionnistes remarquables, Philippe Rushton et Aurelio Figueredo, ont défendu ce point de vue à l’aide de la théorie des histoires de vie[54]. Celle-ci se fonde sur l’idée que les organismes vivants sont perpétuellement face à un dilemme, face à la nécessité d’un compromis sur la manière d’utiliser leurs ressources énergétiques afin d’optimiser leur valeur sélective, et ce en fonction de la dureté et de l’imprévisibilité de l’environnement. Les organismes qui vivent ou ont évolué dans des environnements où la mortalité est importante ou aléatoire tendent à remplacer leur progéniture disparue (effort d’accouplement) au prix du sacrifice de l’investissement dans leur progéniture (effort parental), dans le maintien de leur condition (effort somatique) et dans la valeur sélective altruiste (effort communautaire). À l’inverse, les environnements avec une mortalité faible ou prévisible[55] favorisent de hauts niveaux d’efforts parentaux, somatiques et communautaires. Les stratégies d’histoire de vie rapide se caractérisent par un mauvais état de santé générale, une vie sociale limitée, une tendance à prendre des risques et à la promiscuité, une capacité d’attachement moindre, des fonctions exécutives affaiblies, et, concomitamment, des difficultés à planifier et à maîtriser ses impulsions. À l’inverse, les individus se trouvant du côté lent du spectre sont en meilleure santé, socialement plus doués, plus altruistes, sexuellement et comportementalement plus inhibés, prosociaux (besoin fort d’attachement), orientés vers le futur, etc. Notons que si l’idée que l’on puisse placer les individus sur ce spectre allant de la vie lente à la vie rapide connait un certain succès depuis plusieurs années, le silence – notamment depuis la mort de Philippe Rushton – est presque total quand il s’agit d’y placer des peuples et des races.
Michael Woodley of Menie est allé plus loin en affirmant que la présence de nombreuses niches socioculturelles (métiers, rôles sociaux…), créées par l’existence des variations individuelles dans le caractère et les formes d’intelligence spécialisées – ce qui est une marque d’histoire de vie lente – augmentait les chances de succès des groupes qui rentraient en compétition. L’idée est qu’une meilleure division du travail, en plus de permettre une plus grande densité de population, donne un avantage important face aux autres groupes[56]. Kevin MacDonald y a ajouté le concept de sélection culturelle de groupe, selon lequel certaines variations individuelles permettent de préserver l’intégrité culturelle des groupes en réprimant les comportements des passagers clandestins, et ainsi d’assurer la cohésion et la domination d’un groupe sur les autres.
Le deuxième problème du modèle dominant de la psychologie évolutionniste vient de la notion d’environnement de l’adaptation évolutive, c’est-à-dire l’endroit où l’être humain aurait connu l’essentiel de son évolution. C’est un concept qui ne fait pas référence à une zone géographique précise. Nous y voyons au moins deux insuffisances : 1) il se fonde sur l’idée que l’homme « moderne » est sorti d’Afrique il y a 60 ou 50.000 ans, après des centaines de milliers d’années d’adaptation à l’environnement africain ; 2) il sous-estime les évolutions récentes qui ont pu avoir lieu depuis le néolithique. Prenons le temps de les analyser.

L’homme « moderne » vient-il réellement d’Afrique ?
Le modèle dominant de la sortie d’Afrique d’homo sapiens est né dans les années 1970 sous la plume d’un anthropologue allemand, Reiner Protsch, qui, après s’être inventé des origines aristocratiques, se fit appeler Protsch von Zieten. Son deuxième doctorat était tout aussi faux que sa particule et, entre autres méfaits, il apparut que toute sa carrière fut faite au gré de fraudes et de plagiats[57]. Protsch faussait en effet la datation des restes qu’il étudiait pour leur donner plusieurs dizaines de milliers d’années alors qu’ils n’en avaient que quelques milliers voire quelques centaines seulement[58].
En 1987, l’idée d’une « Ève mitochondriale » africaine vit le jour et donna un vernis génétique à la théorie de la sortie d’Afrique de l’homme moderne. Selon elle, les hommes modernes forment une nouvelle espèce qui serait apparue en Afrique il y a 150 ou 200 mille ans. C’est l’ADN mitochondrial, qui se transmet par la mère, qui sert de fondement à cette estimation parce qu’il ne se recombine pas et ne serait pas adaptatif. Aussi, chaque nouvelle mutation ferait avancer l’aguille d’une « horloge moléculaire » qui permettrait d’estimer le temps passé entre ces deux génomes. Commence alors une confrontation entre l’approche paléontologique – soutenue principalement par Milford Wolpoff et qui aboutit vers une origine multirégionale de l’homme moderne[59] – avec l’approche moléculaire.
La théorie de l’Ève africaine permet de faire des prédictions vérifiables grâce à la paléontologie. Notamment, là où l’on trouve homo sapiens hors d’Afrique, les fossiles devraient montrer une similarité avec leurs prétendus ancêtres africains plutôt qu’avec les hommes robustes et archaïques qui vivaient déjà là. On devrait aussi noter une rupture anatomique entre les « anciens » et les « modernes ». La théorie de l’Ève africaine implique aussi une spéciation en Afrique, qui aurait dû rendre toute hybridation avec d’autres espèces humaines impossible. La réfutation de ce dernier point est désormais bien connue. Il a été montré qu’homo sapiens, en Eurasie, s’était mélangé avec l’homme de Néandertal. Les caucasoïdes et les mongoloïdes portent en moyenne 1 à 2% du génome de Néandertal, mais ce ne sont pas les mêmes gènes néandertaliens que l’on retrouve dans toutes les populations et chez tous les individus ; aussi, ce serait jusqu’à 30% du génome de Néandertal qui existerait dans l’homme moderne[60].
L’on fait dire beaucoup de choses à la génétique, parfois de manière un peu hasardeuse. Par exemple, les partisans de l’Ève africaine ont cru pouvoir retrouver dans l’ADN mitochondrial l’arbre évolutif de l’espèce humaine et le faire remonter en Afrique. Or, il a été montré qu’ils avaient sélectionné un de ces arbres parmi… 10267 autres possibles ! Et qu’il y en avait au moins 10.000 plus simples. L’horloge moléculaire qui vise à estimer le temps passé depuis la prétendue sortie d’Afrique part du principe que les mutations de l’ADN mitochondrial sont neutres et se font à fréquence constante, ce qui est loin d’être démontré[61]. Aussi, on a pu donner à Ève un âge allant de 17.000 à 889.000 ans. Quand on cherche à estimer des durées avec l’ADN nucléaire, en particulier avec l’ADN du chromosome Y, qui ne se recombine pas, les résultats sont tout aussi changeants et ne peuvent donc pas être pris au sérieux. L’argument génétique le plus fort pour la sortie d’Afrique est alors qu’on y trouverait la plus grande diversité génétique, et que le reste du monde n’en serait porteur que d’une fraction. Les coefficients de diversité génétique sont cependant les mêmes en Afrique et en Asie (0,0046), et celui de l’Europe est à peine plus petit (0,0044). Quoi qu’il en soit, l’argument est spécieux : en Afrique, les populations fermières ont une plus grande diversité génétique que les populations de chasseurs-cueilleurs ; pourtant, on n’en déduit pas que les derniers sont issus des premiers.
Si l’on revient aux fossiles, il apparaît que les prévisions de la théorie d’un remplacement des populations locales en Eurasie par une nouvelle espèce africaine ne se confirment pas. En Europe, maintenant que les fausses datations de Protsch ont été corrigées, on ne retrouve pas de fossiles anatomiquement modernes de plus de 28.000 ans. Les squelettes trouvés à Cro-Magnon, qu’on présente comme des archétypes d’hommes modernes, conservent en réalité de nombreux traits robuste et néandertaloïdes. En anthropologie physique, sont considérés robustes les individus les plus musculeux, aux os les plus épais. Les individus les moins robustes sont dits graciles.

La gracilisation en Europe à la fin du pléistocène (en abscisse : durée depuis le temps présent).

C’est en fait le cas des centaines de squelettes de la fin du pléistocène que l’on retrouve à travers toute l’Eurasie, et qui présentent des formes transitionnelles de la robustesse vers la gracilité, c’est-à-dire vers un homme « moderne ». On ne trouve ni rupture, ni traits africains. En Afrique, les données paléoanthropologiques dessinent le même schéma qu’en Europe, c’est-à-dire une transition graduelle des anciens vers les modernes. L’homme de Kibish, découvert en Éthiopie, qu’on présente parmi les plus vieux homo sapiens, a des traits graciles, mais aussi remarquablement archaïques. L’homme de Dali, en Chine, a des traits robustes mais aussi graciles, à la fois d’homo erectus et d’homo sapiens, et l’on a estimé sa naissance à plus de 295.000 ans.
L’archéologie et l’art rupestre sont également intéressants pour montrer que l’hypothèse de l’arrivée d’une nouvelle espèce venue d’Afrique tient difficilement la route. En effet, leur étude ne montre aucune corrélation spatiale et temporelle entre la prétendue arrivée des graciles africains et la maîtrises de nouvelles technologies, qui marquerait une certaine modernité comportementale. Il s’avère que l’homme de Néandertal était presque aussi doué qu’homo sapiens. La génétique, en montrant que les robustes et les modernes ont pu se mélanger sans difficulté, laisse entendre qu’homo sapiens, comme l’homme de Néandertal ou celui de Denisova, appartiennent en fait à la même espèce. Pourtant, les partisans de la sortie d’Afrique de l’homme moderne, cette fois, rejettent les conclusions de la génétique.
Nous retrouvons ici Gould, qui ne nous avait pas manqué, et qui écrivit ceci en 1988, après la publication de la thèse de l’Ève africaine : « L’unité de l’humanité n’est pas une formule creuse… Tous les hommes modernes sont physiquement unis par une origine africaine récente. » Nous voyons bien là ce qui peut séduire dans cette thèse. Nous voyons donc aussi ce à quoi peut être assimilée la thèse de l’origine multirégionale de l’homme moderne, et pourquoi il peut être difficile, socialement, de la défendre.
C’est par ailleurs là l’une des raisons qui firent que Gould fut tant attaché à la théorie de l’équilibre ponctué, qui s’appliquait alors pour la première fois au genre homo. Il y avait ici pour lui une preuve flagrante que l’évolution agissait par bonds et non par gradation[62].
Le préhistorien australien Robert Bednarik a publié La Domestication de l’homme en 2020. Dans cet ouvrage, il compile les données paléontologiques et archéologiques, nombreuses, qui pointent assez clairement vers une origine multirégionale de l’homme moderne. Il propose aussi une hypothèse originale qui explique la gracilisation de l’homme comme elle résout le paradoxe de Keller et Miller, ainsi que le paradoxe selon lequel, alors que la demande cognitive a augmenté depuis 40 ou 50.000 ans, notre volume crânien s’est graduellement réduit. C’est l’hypothèse de l’auto-domestication de l’humanité, phénomène bien connu, mais qui n’avait jamais été exploré aussi loin. Bednarik estime que sa cause la plus probable est la sélection sexuelle par l’homme des traits néoténiques chez la femme. À la suite de cela, on retrouverait chez l’être humain les caractéristiques typiques de la domestication, comme la perte de robustesse, la disparition des chaleurs et la diminution de la taille du crâne – celle-ci est loin d’être entièrement expliquée par la diminution de l’effort somatique qu’implique la gracilisation.

Atrophie du volume cérébral ces 40.000 dernières années comparée à la demande cognitive qui augmente pendant la même période.

Le paradoxe de Keller et Miller est le constat selon lequel la sélection naturelle n’a pas évacué, chez l’homme moderne, les troubles mentaux qui pourtant lui sont nocifs. Bednarik, non convaincu par les explications habituellement données[63], propose qu’ils résultent de ce phénomène d’autodomestication. Des mutations aux effets multiples auraient été sélectionnées, nous rendant notamment plus dociles, mais nous prédisposants, dans le même temps, à certains troubles mentaux. En effet, les gènes sont souvent pléiotropiques, c’est-à-dire qu’ils modifient plusieurs traits à la fois. Par exemple, quand la docilité est sélectionnée chez un animal, on voit apparaître des changements physiques qui, eux, n’ont pas été volontairement sélectionnés.
Quant au paradoxe de la réduction de la taille du cerveau, Bednarik pense le résoudre par l’existence des exogrammes, c’est-à-dire des symboles qui procéderaient à l’externalisation de la mémoire. En effet, la taille du cerveau commence à se réduire à un moment où l’art rupestre se développe substantiellement.

L’explosion des 10.000 ans
Le deuxième point noir de la psychologie évolutionniste que nous aimerions évoquer se rapporte aussi à ce concept d’environnement de l’adaptation évolutive. Nous venons de le voir, l’espèce humaine s’est « modernisée » dans les quatre continents (Europe, Asie, Afrique, Australie), ce qui limite déjà largement la portée dudit concept. Nous aimerions maintenant insister sur l’évolution récente, précisément celle qui commence à partir du néolithique, et qui est largement ignorée par Tooby et Cosmides. Le développement de l’agriculture, l’explosion démographique, la densité urbaine et les nouvelles organisations sociales ont créé de nouvelles niches évolutives, accélérant l’évolution de l’humanité[64]. Le premier constat moléculaire fut fait en 2007 par John Hawks[65], et a donné lieu à un ouvrage cosigné en 2009 par Henry Harpending et Gregory Cochran, The 10,000 Year Explosion [L’explosion des 10.000 ans][66]. Michael Woodley of Menie en donne la synthèse suivante : « Des changements culturels radicaux induisent des changements génétiques radicaux ; l’augmentation de la fréquence de certains allèles permet à leurs porteurs de s’adapter à de nouvelles cultures. Par exemple, l’arrivée de l’agriculture sédentaire a permis, par le biais de la sélection naturelle, d’augmenter rapidement la résistance aux maladies qui touchaient ces populations en pleine croissance, parce qu’elles ne pouvaient plus simplement quitter les zones où se déclaraient les épidémies. L’agriculture a aussi permis le développement de sociétés plus complexes et hiérarchisées, dans lesquelles le succès reproductif s’est lié à la capacité à maîtriser des ressources qui demandait une certaine intelligence générale ; et ces populations en pleine expansion, grâce à l’agriculture, ont pu produire plus de mutations génétiques, dont celles qui ont augmenté l’intelligence[67]. »
Pour une période plus récente, les travaux de Gregory Clark, historien et, de fait, sociobiologiste, éclairent l’évolution des traits de caractère. Dans A Farewell to Alms: A Brief Economic History of the World [Adieu aux aumônes : brève histoire économique du monde] publié en 2007[68], il documente minutieusement la façon dont les mille dernières années d’histoire de la démographie britannique s’articulent autour de la « survie du plus riche. » Autrement dit, plus haut était le statut social et économique, plus haute était la fécondité et plus basse était la mortalité infantile. Cela a eu pour conséquence l’augmentation dans la population de la fréquence des allèles de la conscienciosité et de l’intelligence, et ce par le biais d’une mobilité sociale descendante – c’est-à-dire par le remplacement progressif de la vieille paysannerie par une nouvelle classe sociale plus aisée. Cette tendance eugénique a ouvert la voie à la révolution industrielle, puis s’est inversée, au moins pour l’intelligence[69].

L’anthropologie judiciaire et ses contradictions
Revenons concrètement à l’influence de l’antiracisme et, pour ce faire, prenons le cas de l’anthropologie légale. Elle est traversée depuis quelques années par un débat lancé par les tenants de la théorie critique de la race, c’est-à-dire des cosmopolites qui considèrent que les races n’existent pas d’un point de vue biologique, mais que les représentations que l’on s’en fait conduisent à des discriminations qui seraient, elles, à l’origine des inégalités raciales.
Durant l’été 2020, peu de temps après la mort de George Floyd[70], deux anthropologues ont écrit au journal officiel de l’Académie américaine des sciences médico-légales[71]. Ils reprochaient à l’anthropologie judiciaire de continuer à utiliser des méthodes héritées de l’anthropologie raciale des XIXe et XXe siècles. Bien que le terme de race ait commencé à être remplacé par celui d’origine (ancestry) à partir de 1992, à la suite des recommandations d’un anthropologue américain, Norman Sauer, les deux auteurs déploraient que rien, au fond, n’avait changé. L’on distingue dans leur lettre deux critiques principales.
La première serait l’imprécision des données morphométriques dans la distinction des races. Par exemple, si la dépression post-bregmatique[72] est plus fréquente chez les individus de race congoïde, on est loin de la retrouver systématiquement chez tous les individus. Mais que vaut cet argument ? Un philosophe des sciences, Neven Sesardić, s’est penché sur la question et a noté un paradoxe : les anthropologues médico-légaux aiment à déclarer au grand public que les races n’existent pas, mais, pourtant, en pratique, leur métier consiste précisément à les déterminer[73]. En 1992, Norman Sauer écrivait même un article intitulé : « Si les races n’existent pas, pourquoi les anthropologues arrivent-ils si bien à les déterminer ? ». Dans cet article, il expliquait qu’une série de données morphométriques et un algorithme suffisaient à déterminer la race d’un individu ; et, si cela ne suffisait pas, c’était généralement parce qu’il s’agissait d’un métis ou que le squelette était incomplet. Neven Sesardić notait que la littérature scientifique était nourrie sur la question. Il suffit d’un peu plus d’une douzaine de variables pour estimer la race d’un individu avec 99% de chances de réussite.
La deuxième critique contenue dans la lettre consiste à dire que la détermination de l’origine raciale par les anthropologues pourrait entraver le déroulement des enquêtes. Cette affirmation ne repose pas sur des données empiriques, mais une intuition, nourrie par le syndrome de la femme blanche disparue. Cette expression vient du fait que les media anglo-américains tendraient à insister sur les disparitions des femmes blanches plutôt que celles des femmes noires ou hispaniques. En conclusion, les auteurs souhaitent que l’origine des victimes cesse d’être donnée par les médecins légistes. C’est évidemment grotesque, la race de la victime, comme sa taille, son âge ou son sexe, sont des informations importantes pour l’identifier et donc élucider un crime.
Le 19 octobre 2021, le New York Times revenait sur ce débat dans un article intitulé « Les squelettes peuvent-ils avoir une identité raciale ?[74] ». Dans cet article, entièrement complaisant envers les théoriciens critiques de la race, on pouvait lire : « Le docteur Elizabeth DiGangi s’inquiète que ces estimations [de l’origine des victimes] puissent suggérer à la police que la race soit une réalité biologique […]. « Quand je dis à la police que j’ai pris des mesures, que j’ai regardé ces choses sur le crâne et que j’en ai déduit que la personne était afro-américaine, évidemment qu’ils vont penser que c’est biologique. Pourquoi ne le penseraient-ils pas ?” » Mais DiGangi ne dit pas quelle autre conclusion l’on devrait en tirer… La porte de sortie des théoriciens critiques de la race en anthropologie légale est compliquée, puisque leur postulat ressemble à peu près à cela : les races biologiques n’existent pas, mais il y a bien une réalité biologique aux races sociales…
L’article du New York Times évoque aussi les idées d’une anthropologue américaine, Ann Ross, qui souhaiterait que le terme d’origine, qui n’est qu’un euphémisme pour race, fût remplacé par celui « d’affinité avec telle ou telle population ». C’est plus précis, certes, mais, dans la plupart des cas, trop précis pour être fonctionnel. Nous n’y voyons pas autre chose que des œillères volontaires ; une tentative d’évacuer une réalité trop dérangeante. DiGangi a par ailleurs des mots très révélateurs : « Ce n’est pas parce qu’on peut estimer l’origine d’un individu qu’on doit le faire. »

Jugements de fait et jugements de valeur
Cette réflexion de DiGangi fait écho à un débat plus général qui fait régulièrement l’objet de publications depuis les années 1970 : doit-on interdire la recherche sur les différences raciales ? Les partisans de la censure pensent que la publication de données qui étaieraient l’ampleur ou l’origine génétique des différences raciales aurait très probablement des conséquences délétères pour la société. Autrement dit, la connaissance scientifique ne serait pas toujours tolérable. Certains ne recommandent pas l’interdiction pure et simple de ce genre de recherche, mais proposent que le niveau de preuve soit plus élevé – c’est, nous l’avons vu, la technique de Gould, Kamin et Lewontin – ; d’autres recommandent qu’une instance de contrôle décide de ce qui puisse être publié. Dans tous les cas, il y une volonté manifeste de la part de scientifiques et de philosophes d’étouffer le débat[75].Des universitaires se sont dressés contre ces arguments, qu’ils jugent problématiques et contre-productifs. Un problème courant dans l’argumentaire des censeurs est que les jugements de fait se retrouvent confondus avec des jugements de valeur. Autrement dit, les faits sont tenus en otage par des conceptions qu’ils jugent immorales. Avec cette façon de penser, dire qu’il y a des différences raciales dans l’intelligence est une proposition raciste. C’est une position dangereuse pour les tenants de ce paralogisme, car, s’il s’avère qu’il existe bien de telles différences, alors le racisme deviendrait juste et bon.
Deuxièmement, l’idéologie de la table rase, celle qui nie la génétique dans le façonnement de l’identité individuelle, a été la mère de politiques odieuses et criminelles. L’ascension de Lyssenko, protégé de Staline, s’est accompagnée de l’emprisonnement et de la mise au Goulag des scientifiques qui défendaient la génétique mendélienne. Pour Lyssenko, nous l’avons vu, cette génétique, la génétique, était fasciste et incompatible avec le communisme. Lénine souscrivit à l’idéal de Nikolaï Boukharine qui consistait à « fabriquer l’homme communiste à partir du matériel humain de l’ère capitaliste ». L’admirateur de Lénine, Maxime Gorki, écrivit : « Les classes ouvrières sont pour Lénine ce que les minéraux sont pour le métallurgiste » ; et tandis qu’il admirait un canal construit par des esclaves, il nota que « la matière première humaine [était] incommensurablement plus difficile à travailler que le bois. » Nous retrouvons la métaphore de la table rase dans les écrits d’un homme responsable de soixante-cinq millions de morts, Mao Tsé Toung : « Une feuille blanche n’a pas de taches, et l’on peut donc y écrire les mots les plus beaux et les plus nouveaux. » Aussi, c’est bien clair, il est débile d’affirmer que l’étude de la génétique du comportement mène à des horreurs collectivistes, puisqu’on peut produire l’argument exactement inverse.
D’un point de vue utilitariste, nous pouvons même noter l’intérêt qu’il y aurait à mettre en lumière la question raciale. Dans le domaine médical, par exemple, où ces dernières années, 10% des nouvelles molécules mises sur le marché avaient des effets différents en fonction de la race[76]. En ce qui concerne l’efficacité des politiques publiques, Nathan Cofnas note un fait intéressant : « Il y a plusieurs dizaines d’années de cela, Jensen fut attaqué pour avoir prédit que le programme Head Start [aux États-Unis], fondé sur l’idée environnementaliste que des interventions précoces peuvent augmenter durablement l’intelligence et les performances scolaires, n’aurait pas les effets attendus. Dans La Courbe en cloche, les héréditaristes Herrnstein et Murray montrèrent avec des données convaincantes que Head Start ne marchait pas. En 2012, un rapport commandé par le Congrès et réalisé par le Département de la Santé et des Services sociaux des États-Unis déclara que les effets se dissipait dès le CE2 – et donc que le programme ne marchait pas. Bien entendu, il n’était pas question de donner raison à l’héréditarisme ou de mettre fin au programme ; il fut plutôt suggéré que Head Start avait des effets bénéfiques, mais pour l’instant qu’ils étaient indétectables. Quoi qu’il en fût, le gouvernement américain continua à financer le projet à coup de centaine de millions de dollars. Si nous avions suivi les recommandations de Jensen de 1969, à savoir financer des programmes d’éducation pensé selon les forces et les faiblesses de chaque groupe plutôt que de financer Head Start, 200 milliards de dollars auraient été économisés[77] […]. »
À ces arguments utilitaristes, nous pouvons évidemment ajouter les conséquences des politiques migratoires, qui sont pensées par des gens qui croient l’homme malléable et remplaçable. Les natifs des pays occidentaux portent le poids fiscal d’une immigration qui ne donne pas une contribution nette, et ces mêmes natifs subissent l’insécurité et l’insalubrité qui résultent de l’immigration. Paradoxalement, en Europe de l’ouest, si l’immigration a de manière générale des conséquences négatives pour les pays d’accueil, elle a en a aussi pour les pays d’où viennent les immigrés : dans leur pays d’origine, les immigrés font partie de la frange cognitive supérieure, mais, dans leurs pays d’accueil ils font partie de la frange cognitive inférieure[78].
De toute façon, la vérité nous semble bonne pour elle-même. Mais elle a aussi une valeur instrumentale. En 2007, Peter Singer écrivait que « […] ne pas poursuivre de recherches dans ce domaine [des différences raciales en intelligence] reviendrait à dire qu’il faudrait se fermer à toute enquête honnête sur les causes des inégalités de revenu, d’éducation et de santé entre des individus de races ou d’ethnies différentes. Lorsqu’on fait face à un tel problème de société, préférer l’ignorance à la connaissance est une position difficile à défendre[79]. »
Une autre raison fondamentale de défendre ce type de recherche relève de la justice. Si le racisme est considéré comme la cause à tort des disparités économiques et sociales entre les races, alors on blâmera injustement les racistes, qui n’y sont en réalité pour rien. Si le racisme systémique est l’explication favorite, alors les coupables seront les Occidentaux, qui n’auraient pas tout fait pour mettre fin à ce prétendu état d’oppression systémique[80].

Que pensent réellement les chercheurs ?
Nous l’avons vu précédemment, d’éminents scientifiques se sont déjà dressés contre les sophismes des antiracistes. Et nous avions noté dans une précédente vidéo qu’il n’y avait pas, en Occident, de consensus parmi les anthropologues et les biologistes quant à l’existence des races humaines[81]. Le terme de race étant l’objet de polémiques, il est intéressant de voir ce qu’il advient quand une question relative aux différences cognitives et comportementales entre les populations est posée. En 2022, un sondage demanda à des biologistes, des psychologues et des anthropologues, tous versés dans la théorie de l’évolution, la question suivante : « Y a-t-il des différences psychologiques et comportementales entre les populations qui résulteraient de différences dans leurs environnements et dans leurs écologies ancestrales[82] ? ». La grande majorité (74,4%) des 581 chercheurs sondés répondirent oui.

Pourcentage des chercheurs d’accord pour dire que les gènes contribuent aux différences psychologiques entre les groupes. Friedrichs (1973) : psychologues ; Snyderman & Rothman (1987) : psychologues, sociologues et généticiens du comportement ; von Hippel & Buss (2017) : psychologues sociaux ; Horowitz et al. (2019) : anthropologues ; Rinderman et al. (2020) : chercheurs en intelligence ; Kruger et al. (2022) : scientifiques évolutionnistes. Graphique de Noah Carl.

Pris dans leur ensemble, comme le montre le graphique ci-dessus, les sondages des chercheurs concernés par l’intelligence, que ce soit d’un point de vue psychométrique ou évolutionnaire, montrent une acceptation substantielle du rôle des gènes dans les différences entre les groupes humains[83].
Il ne faudrait cependant pas que ces chiffres donnassent l’impression que la question des différences raciales dans l’intelligence fût désormais discutée sans difficulté. En 2019, Noah Carl et Michael Woodley of Menie ont produit une analyse scientométrique des controverses dans le champ de recherche sur l’intelligence depuis les années 1950[84]. Ils notèrent quatre ères, à chaque fois concentrées autour d’un petit groupe de chercheurs qui furent à l’origine de la plupart des controverses : l’ère Arthur Jensen durant les années 1970, dans laquelle on retrouve Hans Eysenck et William Shockley ; l’ère Philippe Rushton de la fin des année 1980 au début des années 1990, dans laquelle on retrouve les controverses autour de La Courbe en cloche d’Herrnstein et Murray ; l’ère James Watson, au milieu des années 2000 ; l’ère Conférence de Londres sur l’Intelligence en 2018. En décembre 2022, Noah Carl mit à jour cette étude[85] et nota quatorze nouvelles controverses. Celles-ci, les anciennes comme les nouvelles, ont pu impliquer de la violence physique – au point que certains chercheurs, comme Philippe Rushton, eurent besoin d’une protection policière –, des intimidations, des pétitions, et surtout, des carrières brisées, avortées, et des renvois de l’université. Cette ambiance délétère pousse les chercheurs à ne pas s’aventurer dans des domaines trop controversés, et donc à faire stagner la science[86].

Peut-on faire confiance aux chercheurs ?
Gordon Gauchat, sociologue américain, a soutenu que les Américains de droite, depuis les années 1970, faisaient de moins en moins confiance à « la science ». Il s’est fondé sur des données solides, celles de l’Enquête sociale générale (ESG, General Social Survey). Celle-ci montrait qu’en 2010 les Américains de droite n’était que 38% à donner leur confiance à la science contre 50% des Américains de gauche. À la question de savoir pourquoi, deux réponses émergent dans la littérature sociologique : 1) la droite, par son attachement aux traditions, serait naturellement plus réticente aux explications scientifiques ; 2) la droite, par nature, n’est pas plus réticente aux explications scientifiques, mais serait contrariée par l’évolution des débats scientifiques (autour, par exemple, du climat ou, pour certains chrétiens, de l’évolution…).
Nous ne sommes pas convaincus par ces explications et pensons, comme Nathan Cofnas, qu’il s’agit en réalité d’une défiance à l’égard des scientifiques et non pas de la science en elle-même[87]. En effet, un premier bémol dans l’étude de Gauchat est qu’il ne se soucie pas de la méthode de l’ESG, qui consiste à lister des institutions scientifiques puis à demander le degré de confiance qu’on leur accorde. Il est aussi question de donner son avis sur la « communauté scientifique ». Tout cela ne revient pas à demander au sondé ce qu’il pense de la méthode scientifique. En ce sens, Cofnas note que le scepticisme de la droite envers les scientifiques n’est pas du tout homogène, et dépend des matières traitées : par exemple, si la climatologie n’a pas la faveur de la droite, la science des matériaux, elle, est bien mieux considérée par la droite que par la gauche. Il nous semble donc tout à fait convaincant qu’il soit bien en réalité question d’un rejet des scientifiques, et précisément quand ils donneraient l’impression de servir une cause politique de gauche.
Pour illustrer son propos, Cofnas cite des exemples édifiants de biais politiques de gauche dans les sciences sociales. Il commence par la fameuse étude Robert Putnam[88], ancien président de l’Association américaine des sciences politiques, à propos du délitement de la « confiance sociale » dans les communautés racialement hétérogènes des États-Unis. Putnam notait que l’effet de la diversité raciale sur la confiance interindividuelle était désastreux, même entre les individus de la même race. Les gens se dégageaient de la vie civique, votaient moins, donnaient moins aux œuvres de charité, perdaient confiance dans leur maire, etc. Particulièrement perturbé par ses trouvailles, Putnam admit qu’il retarda volontairement leur publication. Il attendait de trouver des données qui pouvaient les contredire. Mais ne trouvant rien, il se contenta d’une prédiction : tous les groupes ethniques et raciaux aux États-Unis finiront par se sentir appartenir à un même groupe, comme ont fini par le faire les immigrés blancs et occidentaux qui sont venus aux États-Unis autrefois.
Dans un amicus curiae[89] donné lors d’une affaire judiciaire aux États-Unis qui portait sur la légalité de la discrimination positive à l’université, on cita Putnam « dont les découvertes contredisaient les formes les plus naïves de l’hypothèse du contact ». Selon l’hypothèse du contact, la mixité sociale, ici raciale, permettrait d’améliorer l’entente entre deux groupes. Putnam répondit, mécontent qu’on l’eût cité partiellement, qu’il fallait le lire en entier. Mais que dit le reste de l’étude de Putnam ? Eh bien, il s’agit simplement de dire que si « […] l’augmentation de la diversité peut poser des problèmes dans le court terme, la société pourra en tirer des bénéfices à moyen et long terme ». Autrement dit, c’est une pétition de principe. Nous l’avons vu, Putnam ne sait pas si les nouveaux immigrés s’assimileront.
Dans cette même affaire, les associations américaines de sciences politiques, de sociologie et d’anthropologie sont intervenues pour dire que la littérature scientifique montrait que la diversité raciale, entre autres choses, favorisait l’engagement civique. Et l’étude de Putnam ne fut citée qu’en note de bas de page, accompagnée d’une critique de la méthode employée. Il n’est pas question pour nous de dire que l’étude en question est parfaite, mais que l’un des politologues occidentaux les plus éminents a longuement hésité à publier ses données parce qu’elles contredisaient le mantra cosmopolite selon lequel la diversité est une force. Par la suite, les citer a pu impliquer de prendre le risque d’être accusé de sélectionner les passages favorables. Enfin, certaines des plus grandes associations scientifiques du monde ont préféré ignorer ces données, pourtant issues d’un travail rigoureux et de haute volée, et ce pour des raisons évidemment politiques. Notons, enfin, que la méta-analyse la plus récente qui étudie l’influence de la diversité sur la « confiance sociale » confirme les travaux de Putnam[90].
Nous n’insisterons jamais trop sur le rôle néfaste de ces associations. En 2000, une association américaine de pédiatrie attesta devant le Congrès américain que pas moins de 3.500 études avaient examiné le lien qu’il pouvait y avoir entre l’exposition médiatique à la violence et la commission d’actes violents. L’association prétendit que toutes ces études, excepté dix-huit d’entre elles, dégageaient une corrélation positive. C’est là un sujet cher à la gauche, qui voudrait voir dans la violence un comportement acquis plutôt qu’inné. La même année, six associations de psychiatres et de médecins déclarèrent que plus de mille études confirmaient un lien fort et durable entre l’exposition à des images violentes et les comportements violents.
Par ces déclarations, ces associations mirent leur crédit en jeu, et le firent devant le Congrès américain. Or, il apparut qu’aucune d’entre elles n’avait conduit de revue de la littérature sur cette question. Un chercheur spécialiste des media, Jonathan Freedman, s’attela à la tâche et ne trouva pas 1.000, encore moins 3.500, mais seulement 200 études qui traitaient du sujet. Parmi elles, la moitié n’étaient pas compatibles avec l’existence d’un lien causal. L’autre moitié étaient compatibles avec un tel lien causal, mais ouvrait aussi la porte à d’autres explications. Par ailleurs, les méthodes utilisées laissaient largement à désirer. Par exemple, on demanda aux enfants, après l’exposition à des images violentes, s’ils étaient prêts à faire exploser un ballon de baudruche ou s’ils souhaitaient frapper une poupée. Il s’agissait aussi de mesurer, sur le moment, leur état d’excitation.
Un autre spécialiste des media, John Murray, admit que le mythe des milliers d’études venait de lui, après qu’il eut compilé les articles scientifiques, mais aussi les articles de journaux sur la question, et toutes les publications qui s’y rapportaient de près ou de loin. Et sans recul critique, des associations prestigieuses, comme l’association américaine de psychologie, reprirent ce mythe. Pourquoi ? Encore une fois, car il allait dans le sens de leur idéologie cosmopolite[91].

Conclusion
En 2019, nous demandions à Michael Woodley of Menie[92] son avis sur l’avenir de la recherche sur l’intelligence, et précisément sur les différences raciales. Sa réponse fut pessimiste, et nous la comprenons. La situation semble se dégrader, puisque ce n’est plus seulement la question des différences raciales qui prête à controverse, mais dorénavant, semble-t-il, celle toute entière de la génétique comportementale et de la simple étude des différences individuelles. En effet, en 2018, Robert Plomin, éminent chercheur, publiait L’Architecte invisible[93], ouvrage dans lequel il synthétisait ses recherches en génétique comportementale, qui n’ont jamais porté sur les différences intellectuelles et comportementales entre les races ; pourtant, de manière très surprenante, on a pu trouver dans Nature une critique particulièrement hostile au travail de Plomin[94]. De surcroît, en 2021, Kathryn Paige Harden publiait La Loterie génétique[95], et Harden, contrairement à Plomin, a toujours été véhémente dans son antiracisme et dans son opposition aux scientifiques qui travaillent sur les différences raciales. Pourtant, Marcus Feldman and Jessica Riskin, dans The New York Review of Books, l’ont attaquée avec force et accusée de perpétuer, plus ou moins tacitement, une vision du monde raciste, eugéniste et essentialiste[96]. Si on peut voir là l’expression d’un cosmopolitisme qui monte en puissance, il s’agit aussi, comme le fait remarquer Noah Carl, de la suite logique du rejet de l’étude des différences raciales[97]. En effet, si l’on pense qu’évoquer les différences raciales sous l’angle génétique est raciste, alors pourquoi l’évocation des différences génétiques entre les individus ne rendrait-elle pas « classiste » et ne porterait-elle pas à considérer qu’il existerait des individus inférieurs ? Voilà ce qu’il en coûte à s’asseoir entre deux chaises.
Bien qu’elle soit loin d’être exhaustive, notre étude, nous l’espérons, aura permis au lecteur peu au fait des controverses présentes et passées qui traversent la recherche sur le sujet sensible de l’hérédité d’aiguiser son esprit critique et de ne pas être intimidé tant par les condamnations en grande pompe que par les arguments d’autorité[98].

Pierre de Tiremont


[1] « Minimum doctrinal » du Carrefour de l’Horloge (2019).

[2] « Races humaines : l’avis des experts » sur la chaîne YouTube Tiremont.

[3] Henry Harpending, « Reviewed Work: Taboo: Why Black Athletes Dominate Sports and Why We’re Afraid to Talk about It Jon Entine » [Revue de : Tabou : pourquoi les athlètes noirs dominent le sport et pourquoi nous avons peur d’en parler], Population and environnement (2000).

[4] Cité par Kevin MacDonald dans The Culture of Critique: An Evolutionary Analysis of Jewish Involvement in Twentieth-Century Intellectual and Political Movements [La Culture de la critique : analyse évolutionnaire de l’implication juive dans les mouvements intellectuels et politiques du XXe siècle], Praeger (1998), p. 22.

[5] Franz Boas, « Changes in the Bodily Form of Descendants of Immigrants » [Changements des caractéristiques physiques des descendants d’immigrés], American Anthropologist (1912).

[6] Clarence Gravelee et al., « Heredity, Environment, and Cranial Form: A Reanalysis of Boas’s Immigrant Data » [Hérédité, environnement et forme du crâne : réanalyse des données de Boas sur les immigrés], American anthropologist (2003).

[7] Corey Sparks et Richard Jantz, « A reassessment of human cranial plasticity: Boas revisited » [Réexamen de la plasticité du crâne : Boas reconsidéré], PNAS (2003).

[8] Boas pensait que la meilleure manière de mettre fin au racisme et au sentiment antijuif était que les blancs se mélangeassent avec les noirs et les Juifs avec les non-Juifs. Cependant, sans surprise, Boas se maria avec une Juive.

[9] Madison Grant, The Passing of the Great Race: Or, The Racial Basis of European History, Scribner, La nouvelle York (1916) ; l’ouvrage fut publié en français chez Payot (1926) sous le titre de Le Déclin de la grande race et préfacé par Georges Vacher de Lapouge.

[10] A People That Shall Dwell Alone: Judaism As a Group Evolutionary Strategy, With Diaspora Peoples [Un peuple qui doit demeurer seul : le judaïsme comme stratégie évolutionnaire de groupe, avec les peuples de la diaspora], Praeger (1994) ; Separation and Its Discontents Toward an Evolutionary Theory of Anti-Semitism [La séparation et ses travers : vers une théorie évolutionnaire de l’antisémitisme], Praeger (1998) ; The Culture of Critique An Evolutionary Analysis of Jewish Involvement in Twentieth-Century Intellectual and Political Movements, [La Culture de la critique : analyse évolutionnaire de l’implication juive dans les mouvements intellectuels et politiques du XXe siècle], Prager (1998).

[11] La Culture de la critique, p. 25.

[12] Ibidem.

[13] Margaret Mead, Coming of Age in Samoa: A Psychological Study of Primitive Youth for Western Civilisation, William Morrow and Co., La nouvelle York (1928), est paru en français chez Plon, Paris, en 1963 dans un recueil d’essais intitulé Mœurs et sexualité en Océanie.

[14] Si Freeman eut raison de sévèrement critiquer les insuffisances de Margaret Mead, il n’était pas lui-même dénué de biais. Une analyse de la controverse se trouve dans La Démolition de Margaret Mead : anatomie d’une controverse anthropologique [The Trashing of Margaret Mead : Anatomy of an Anthropological Controversy], University of Wisconsin Press (2009). Même si elle penche en faveur de Mead, elle n’est pas dénuée d’intérêt en ce qu’elle compare avec précision les approches des deux anthropologues, et permet ainsi de constater les insuffisances de Mead comme celles de Freeman.

[15] Ruth Benedict, Patterns of Culture, Houghton Mifflin, La nouvelle York (1934), est paru en France chez Gallimard, Paris, en 1950 sous le titre d’Échantillons de civilisations.

[16] La Culture de la critique, p. 26. MacDonald note par ailleurs que si Claude Lévi-Strauss était probablement guidé par les mêmes intérêts ethniques que Boas, le structuralisme français n’était pas un mouvement juif. En tout cas, Lévi-Strauss, comme Boas, évinçait les explications évolutionnaires et biologiques de ses recherches anthropologiques.

[17] Ibidem, p. 27.

[18] Ibidem, p. 28.

[19] Primitive War: Its Practices and Concepts, University of South Carolina Press (1949).

[20] Carleton Putnam, Race and Reason: A Yankee View, Public Affairs Press (1961).

[21] Une étude récente montre que les universitaires de droite ont bien plus tendance à s’autocensurer que les universitaires de gauche. Norris, Pippa, « Cancel culture: Heterodox self-censorship or the curious case of the dog-which-didn’t-bark » [Culture de l’effacement : diversité dans l’autocensure à propos de l’intrigante affaire du chien qui n’aboyait pas]. HKS Working Paper No. RWP23-020 (2023).

[22] Leon Kamin, The Science and Politics of I.Q., Lawrence Erlbaum Associates (1974).

[23] O. Gillie, « Crucial Data was Faked by Eminent Psychologist », London Sunday Times (1976).

[24] Leslie Hearnshaw, Cyril Burt, psychologist [Cyril Burt, psychologue], Hodder & Stoughton, Londres (1979).

[25] Jamy Gourmaud, le célèbre vulgarisateur scientifique de C’est pas sorcier, considérait dans une émission du 3 juillet 2022 sur la chaîne YouTube Jamy – Epicurieux que Burt fut responsable, avec les faussaires de l’homme de Piltdown et William Summerlin et ses souris tachetées, de l’une des « trois arnaques scientifiques les plus folles ».

[26] R. Joynson, The Burt affair [L’affaire Burt], Routledge, Londres (1989) ; Ronald Fletcher, Science, ideology and the media: the Cyril Burt scandal [La science, l’idéologie et les media : le scandale Cyril Burt], Transaction, Brunswick, Nouvelle-Jersey (1991).

[27] N. Mackintosh, Cyril Burt: fraud or framed? [Cyril Burt : fraude ou coup monté ?], Oxford University Press (1995).

[28] Gavan Tredoux, « Defrauding Cyril Burt: A reanalysis of the social mobility data » [Réhabiliter Cyril Burt : réanalyse des données de la mobilité sociale], Intelligence (2015).

[29] Voir notre vidéo intitulée « Baisse du QI : déjà tous crétins ? » (2020) publiée sur la chaîne YouTube Tiremont.

[30] Philippe Rushton, « New evidence on Sir Cyril Burt: His 1964 Speech to the Association of Educational Psychologists » [Nouvelle preuve à propos de Cyril Burt : son allocution de 1964 pour les psychologues de l’éducation], Intelligence (2002).

[31] Voir notre article « Nous sommes nos gènes. Voyage en génétique comportementale avec Robert Plomin » (2023) sur lesquen.fr.

[32] Qui passa de la défense à l’accusation.

[33] Stephen Jay Gould, The Mismeasure of Man, W. W. Norton & Company, La nouvelle York (1981, 1996). La version française est parue chez Odile Jacob, Paris, sous le titre de La Mal-Mesure de l’homme en 1997.

[34] Richard J. Herrnstein et Charles Murray, The Bell Curve: Intelligence and Class Structure in American Life [La Courbe en cloche : intelligence et classe sociale en Amérique], Free press, La nouvelle York (1994). L’ouvrage n’a jamais été traduit en français.

[35] Par exemple, dans la première édition de La Mal-Mesure de l’homme, Gould ne consacre que quatre pages superficielles aux travaux d’Arthur Jensen, et, dans la deuxième édition, il ignore complètement les réponses que Jensen lui a faites.

[36] Leon Kamin, op. cit., cité par MacDonald dans La Culture de la critique, op. cit., p. 33.

[37] Ibidem.

[38] Emil O. W. Kirkegaard et John G.R. Fuerst, « A Multimodal MRI-based Predictor of Intelligence and Its Relation to Race/Ethnicity » [Prédicteur multimodal de l’intelligence fondé sur l’imagerie par résonnance magnétique et ses relations avec la race ou l’ethnie], Mankind Quarterly (2023).

[39] On pourrait aussi citer l’accusation de fraude que proféra Gould envers Goddard, qui aurait retouché des photographies de la famille Kallikak, qu’il étudiait, pour la rendre menaçante et arriérée. On a montré par la suite que les traits qui pouvaient paraître étranges étaient probablement dus à la façon dont les photographies furent reproduites. De plus, un sondage réalisé auprès de gens qui ne connaissaient pas la famille a montré que, en regardant ces photos, ils avaient largement tendance à trouver les membres de la famille sympathiques et intelligents plutôt que l’inverse.

[40] Voir l’article de Kevin MacDonald et Michael Woodley of Menie, « Evolution of intelligence » [L’évolution de l’intelligence], Encyclopedia of Evolutionary Psychological Science, Springer, La nouvelle York (2021).

[41] Robert Wright, « Homo Deceptus: Never trust Stephen Jay Gould », Slate (1996), cité par MacDonald, ibidem, p. 37.

[42] Wilkins, John S. et Nelson, G. J. « Trémaux on species: A theory of allopatric speciation (and punctuated equilibrium) before Wagner » [Trémaux à propos des espèces : théorie de la spéciation allopatrique (et de l’équilibre ponctué) avant Wagner », History and Philosophy of the Life Sciences (2008). Moritz Wagner (1813-1887) était un naturaliste bavarois.

[43] Michael Woodley of Menie et al., « Communicating intelligence research: Media misrepresentation, the Gould Effect, and unexpected forces » [Communiquer la recherche sur l’intelligence : désinformation médiatique, l’effet Gould et autres tendances inattendues], Intelligence (2018).

[44] Richard Lewontin, Steven Rose, Leon Kamin, Not in Our Genes: Biology, Ideology and Human Nature, Pantheon Books, La nouvelle York (1984). Cet ouvrage a été publié en français sous le titre de Nous ne sommes pas programmés en 1985 aux éditions La Découverte, Paris.

[45] Richard Lerner, Final Solutions: Biology, Prejudice, and Genocide [Solutions finales : biologie, préjugé et génocide], University of Pennsylvania Press (1959).

[46] Michael Woodley of Menie et Matthew Sarraf, « Controversies in Evolutionary Psychology », Encyclopedia of Evolutionary Psychological Science, Springer, La nouvelle York (2018).

[47] Voir notre article « Nous sommes nos gènes. Voyage en génétique comportementale avec Robert Plomin » sur lesquen.fr (2023).

[48] Voir, sur le site du Carrefour de l’Horloge, la page du prix Lyssenko : https://carrefourdelhorloge.fr/prix-lyssenko/.

[49] En effet, si l’on applique à l’espèce humaine les critères utilisés par les biologistes pour déterminer les sous-espèces, l’existence de races humaines ne fait aucun doute. Voir l’article de Heiner Rindermann, « Biological categorization within Homo sapiens and its consequences for differences in behavior – or not » [Catégorisation biologique au sein d’homo sapiens et ses implications dans les différences comportementales – ou pas], Human Evolution (2023).

[50] A. W. F. Edwards, « Human genetic diversity: Lewontin’s fallacy » [Diversité génétique humaine : le sophisme de Lewontin], BioEssays (2003).

[51] Razib Khan, « 10 questions for Luigi Luca Cavalli-Sforza » [Dix questions pour Luigi Luca Cavalli-Sforza], Gene Expression (2006).

[52] David Reich, Who We Are and How We Got Here, Oxford University Press (2018). Une version française a été publiée en 2019 sous le titre de Comment nous sommes devenus ce que nous sommes. La nouvelle histoire de nos origines révélée par l’ADN ancien aux éditions Quanto, de l’école polytechnique fédérale de Lausanne.

[53] Robert Trivers, « Vignettes of Famous Evolutionary Biologists, Large and Small » [Anecdotes à propos de célèbres biologistes de l’évolution, petites et grosses], The Unz Review (2015).

[54] D’abord pensée pour les différences interspécifiques par Edward Wilson et Robert MacArthur en 1967, c’est Philippe Rushton qui applique le premier aux êtres humains la théorie des histoires de vie, dont la version la plus détaillée se trouve dans son maître ouvrage, Race, Evolution, and Behavior: A Life History Perspective [Race, évolution et comportement : la théorie des histoires de vie], The Charles Darwin Research Institute, Port Huron, Michigan (2000). Pour une reproduction récentes des travaux de Rushton, voir Aurelio Figueredo, « The biogeography of human diversity in life history strategy » [La biogéographie de la diversité humaine dans les stratégies d’histoire de vie], Evolutionary Behavioral Sciences, (2021).

[55] La mortalité est dite aléatoire quand elle n’est pas prévisible comme, par exemple, celle d’une épidémie. On lui oppose une mortalité dite prévisible comme, par exemple, celle due aux hivers froids.

[56] Michael Woodley of Menie, « The Cognitive Differentiation-Integration Effort Hypothesis: A Synthesis between the Fitness Indicator and Life History Models of Human Intelligence » [L’hypothèse du résultat d’intégration-différenciation cognitive : synthèse de l’indicateur d’adaptation et les modèles d’histoire de vie », Review of General Psychology (2011).

[57] Il tenta de brûler les archives de l’université de Francfort, pour laquelle il travaillait, ou encore de vendre la collection de crânes de chimpanzés qu’elle possédait.

[58] Robert Bednarik, The Domestication of Humans [La Domestication de l’homme], Routledge, Londres (2020), p. 27.

[59] Nous tirerons les développements suivants du livre de Milford Wolpoff, Race and Human Evolution : a Fatal Attraction [Race et évolution humaine : attirance fatale], Westview Press, Boulder, Colorado (1997) ainsi que de La Domestication de l’homme, précédemment cité.

[60] Michel Tibayrenc et Francisco Ayala, Notre humaine nature, Éditions Rue de Seine, Paris (2022), p. 88.

[61] Elle part aussi du principe que la transmission est exclusivement maternelle, ce qui est loin d’être certain non plus. Un autre problème de l’ADN ancien est qu’il a pu être dégradé avec le temps, ce qui rend son analyse peu fiable.

[62] Il est amusant de noter que Gould expliquait son attirance pour cette idée de changements rapides et brutaux dans l’évolution par une homologie avec la révolution, laquelle était son horizon politique en tant que marxiste.

[63] Voir https://lucperino.com/382/maladies-mentales-trois-hypotheses-evolutionnistes.html (2015).

[64] La théorie de la coévolution gènes-culture est parfois dite théorie du double héritage. Le premier terme a été donné par deux généticiens de Stanford, Marc Feldman et Luca Cavalli-Sforza, et le second par deux anthropologues de l’université de Californie, Robert Boyd et Peter Richerson. Bien que certains chercheurs considèrent que ces intitulés représentent des conceptions différentes, la plupart d’entre eux les prennent comme synonymes. À la fin des années 1970, Charles Lumsden et Edward Wilson furent engagés dans une course contre Cavalli-Sforza et Feldman pour publier le premier livre sur le sujet. C’est l’ouvrage de Lumsden et Wilson, Genes, Mind and Culture [Les gènes, l’esprit et la culture]qui fut publié en premier en 1981, mais c’est La transmission de la culture et l’évolution [Cultural Transmission and Evolution]de Cavalli-Sforza et Feldman, sorti plus tard la même année, qui aura une influence durable.

[65] John Hawks et al., « Recent acceleration of human adaptive evolution » [L’accélération récente de l’évolution adaptative humaine], PNAS (2007).

[66] Gregory Cochran et Henry Harpending, The 10,000 Year Explosion: How Civilization Accelerated Human Evolution [L’explosion des 10.000 ans : comment la civilisation a accéléré l’évolution de l’humanité], Basic Books, La nouvelle York (2009).

[67] Michael A. Woodley, « The Biosocial Model of the Rise of Western Civilization: a Counter-Point to Oesterdiekhoff (2013) » [Le modèle biosocial de l’apparition de la civilisation occidentale : critique d’Oesterdiekhoff (2013)], The Mankind Quarterly (2014).

[68] Gregory Clark, A Farewell to Alms: A Brief Economic History of the World, Princeton University Press (2007).

[69] Voir, à nouveau, notre vidéo « Baisse du QI : déjà tous crétins ? » (2020) sur la chaîne YouTube Tiremont, qui se fonde largement sur le travail de Michael Woodley of Menie.

[70] George Floyd était un noir américain, repris de justice multirécidiviste, qui est mort en mai 2020 lors de son arrestation par un policier. Cet incident a provoqué le vaste mouvement « Black Lives Matter ».

[71] Elizabeth A. DiGangi et Jonathan D. Bethard, « Letter to the Editor—Moving Beyond a Lost Cause: Forensic Anthropology and Ancestry Estimates in the United States » [Lettre à l’éditeur – Au-delà d’une cause perdue : l’anthropologie judiciaire et l’estimation de l’origine aux États-Unis], Journal of forensic sciences (2020).

[72] Un petit affaissement sur le haut du crâne.

[73] Neven Sesardić, « Race: A Social Destruction of a Biological Concept » [Race : la destruction sociale d’un concept biologique], Biology and Philosophy (2010).

[74] Sabrina Imbler, « Can Skeletons Have a Racial Identity? » [Les squelettes peuvent-ils avoir une identité raciale ?], New York Times (19 octobre 2021).

[75] Nous fondons largement cette partie sur les deux articles suivants : Noah Carl, « How Stifling Debate Around Race, Genes and IQ Can Do Harm » [Comment étouffer le débat au sujet de la race, des gènes et du QI peut nuire], Evolutionary Psychological Science (2018) ; Nathan Cofnas, « Research on group differences in intelligence: A defense of free inquiry » [Différences entre les groupes dans l’intelligence : en défense d’une recherche libre], Philosophical Psychology (2020).

[76] Anuradha Ramamoorthy, « Racial and Ethnic Differences in Drug Disposition and Response: Review of New Molecular Entities Approved Between 2014 and 2019 » [Différences ethniques et raciales dans les réactions aux médicaments : revue des formules moléculaires autorisées entre 2014 et 2019], The Journal of Clinical Pharmacology (2022).

[77] D’aucuns ont pu prétendre que l’effet du stéréotype expliquait pourquoi les femmes comme les noirs n’étaient pas aussi bons que les hommes ou les blancs dans certaines tâches cognitives. Concrètement, la diffusion d’un lieu commun selon lequel les noirs seraient moins intelligents que les blancs, ou les femmes moins bonnes en mathématiques que les hommes, influencerait leurs résultats à l’école ou sur les épreuves de QI. Cependant, la littérature sur l’effet du stéréotype est criblée de biais et les principales études n’ont jamais pu être reproduites. L’idée que les noirs soient sujets à un tel effet est par ailleurs surprenante puisqu’il a été remarqué que leur estime de soi était supérieure à celle des blancs. Voir, pour ce dernier point, J. Bachman et al., « Adolescent self-esteem: Differences by race/ethnicity, gender, and age » [L’estime de soi chez l’adolescent : différences selon la race, l’ethnie, le sexe et l’âge], Self and Identity (2011).

[78] Ce paradoxe est analysé par Heiner Rindermann dans Cognitive capitalism: Human capital and the wellbeing of nations [Capitalisme cognitif. Capital humain et bien-être des nations], Cambridge University Press (2018).

[79] Peter Singer, « Should We Talk About Race and Intelligence? » [Devrions-nous parler de race et de l’intelligence ?], Syndicate Project (2007).

[80] En Californie, les « réparations », qui seront de nature financière, sont déjà au programme.

[81] « Races humaines : l’avis des experts » (2020) sur la chaîne YouTube Tiremont.

[82] Cité par Noah Carl dans son article « Expert surveys on biological group differences » [Sondages des experts à propos des différences biologiques entre les groupes], https://www.noahsnewsletter.com (2022).

[83] Évidemment, ces données ne sont pas parfaites. Les sondés peuvent rechigner à répondre à un sondage mené par un chercheur dont ils n’apprécieraient pas les idées, ce qui peut expliquer un taux de réponse parfois faible, comme celui de l’étude d’Heiner Rindermann : sur 1.237 chercheurs contactés, seuls 265 ont répondu.

[84] Noah Carl et Michael Woodley of Menie, « A scientometric analysis of controversies in the field of intelligence research » [Analyse scientométrique des controverses dans le champ de la recherche sur l’intelligence], Intelligence (2019).

[85] Noah Carl, « Recent controversies in intelligence research » [Controverses récentes dans la recherche sur l’intelligence], https://www.noahsnewsletter.com (2022).

[86] Nous l’avons déjà citée : une étude récente a montré que les universitaires de droite avaient bien plus tendance à s’auto-censurer que les universitaires de gauche. Norris, Pippa, « Cancel culture: Heterodox self-censorship or the curious case of the dog-which-didn’t-bark » [Culture de l’effacement : auto-censure hétérodoxe ou la curieuse affaire du chien qui n’aboyait pas], HKS Working Paper No. RWP23-020 (2023).

[87] Cette partie se fonde largement sur l’article de Nathan Cofnas, Noah Carl et Michael Woodley of Menie « Does Activism in Social Science Explain Conservatives’ Distrust of Scientists? » [L’activisme dans les sciences sociales explique-t-il le manque de confiance dont font preuve les gens de droite envers les scientifiques ?], The American Sociologist (2017).

[88] Robert Putnam, « E Pluribus Unum: Diversity and Community in the Twenty-first Century. The 2006 Johan Skytte Prize Lecture » [E pluribus unum : diversité et communauté au XXIe siècle – Conférence pour le prix Johan Skytte, 2006], Scandinavian Political Studies (2007).

[89] « En droit, un amicus curiae est une personnalité ou un organisme, non directement lié aux protagonistes d’une affaire judiciaire, qui propose au tribunal de lui présenter des informations ou des opinions pouvant l’aider à trancher l’affaire, sous la forme d’un mémoire (un amicus brief), d’un témoignage non sollicité par une des parties, ou d’un document traitant d’un sujet en rapport avec le cas. » Définition donnée par Wikipédia.

[90] Peter Thisted Dinesen, Merlin Schaeffer, Kim Mannemar Sønderskov, « Ethnic Diversity and Social Trust: A Narrative and Meta-Analytical Review » [Diversité ethnique et confiance sociale : revue descriptive et méta-analytique], Annual Review of Political Science (2020).

[91] Nous ne résistons pas à l’envie d’évoquer la fraude massive de Diederik Stapel, psychologue néerlandais dont les publications furent massivement retirées – plus de 58 ! Stapel, en effet, inventait toutes ses données, ce qui lui permit de concocter des articles très cosmopolitiquement corrects, lesquels lui valurent une certaine renommée, au point d’être publié dans la très prestigieuse revue Science et d’être nommé dans la liste des « dix scientifiques de l’année » de Nature en 2011. Entre autres inventions, Stapel affirmait que vivre entouré d’ordures faisait naitre des sentiments racistes, ou que la consommation de viande rouge réveillait des instincts égoïstes et antisociaux. Dans Science Fictions: How Fraud, Bias, Negligence, and Hype Undermine the Search for Truth [Fictions scientifiques : comment la fraude, les biais, la négligence et le matraquage minent la recherche de la vérité], Metropolitan Books, La nouvelle York (2020), Stuart Ritchie raconte l’histoire de Stapel et de nombreuses autres.

[92] Publié en 2019, l’entretien a été dépublié à la demande de Michael Woodley of Menie afin d’éviter les controverses.

[93] Robert Plomin, Blueprint: How DNA Makes Us Who We Are [L’Architecte invisible. Comment l’ADN façonne notre personnalité], Penguin, Londres (2018) et les Presses de la cité, Paris (2023) pour la version française.

[94] Nathaniel Comfort, « Genetic determinism rides again » [Le déterminisme génétique est de retour], Nature (2018).

[95] Kathryn Paige Harden, The Genetic Lottery: Why DNA Matters for Social Equality [La Loterie génétique. Comment les découvertes en génétique peuvent être un outil de justice sociale], Princeton University Press (2021) et Les Arènes, Paris (2023) pour la traduction française.

[96] Marcus Feldman et Jessica Riskan, « Why Biology is not Destiny » [Pourquoi la destinée n’est pas biologique], The New York Review of Books (2022).

[97] Noah Carl, « They’re coming for behaviour genetics » [Ils débarquent sur la génétique comportementale], https://www.noahsnewsletter.com (2022).

[98] Helmuth Nyborg raconte les mésaventures de nombreux chercheurs, dont Arthur Jensen, Philippe Rushton et Richard Lynn dans un article intitulé « The Greatest Collective Scientific Fraud of the 20th Century: The Demolition of Differential Psychology and Eugenics » [La plus grande fraude collective scientifique du XXe siècle : la démolition de la psychologie différentielle et de l’eugénisme], Mankind Quarterly (2011).

Nous sommes nos gènes

Jarosław Kaczyński et Lech (†), son frère jumeau, hommes d’État polonais.

Voyage en génétique comportementale avec Robert Plomin

Robert Plomin est l’un des chercheurs en génétique comportementale les plus réputés, les plus cités et les plus mis en avant. Américain aux origines polonaises, il a passé une partie importante de sa carrière à estimer l’héritabilité des traits de caractère, c’est-à-dire à démêler l’inné de l’acquis dans la personnalité à l’aide d’études principalement réalisées auprès d’enfants adoptés et de jumeaux. Par la suite, les progrès de la technique lui ont permis d’adopter une approche moléculaire, c’est-à-dire de partir à la chasse aux gènes. En 2018, il publia chez Penguin Blueprint: How DNA Makes Us Who We Are, ouvrage adressé au grand public qui résume le travail accompli durant sa carrière. La traduction française a été faite par Peggy Sastre, et est parue en 2023 aux Presses de la cité alliées avec Perrin sous le titre de L’Architecte invisible. Comment l’ADN façonne notre personnalité. Disons-le d’emblée, cette traduction n’est pas très bonne, mais elle a le mérite d’exister.

Les études d’adoption
La première partie de l’ouvrage dénonce le freudisme et les approches psychologiques qui ont dominé une bonne partie du XXe siècle, approches qui ont fait la part belle aux facteurs environnementaux. Selon elles, si les mêmes traits ont tendance à se retrouver au sein des mêmes familles, c’est à cause de l’environnement familial. Mais les parents et leurs enfants partagent la moitié de leurs gènes, tout comme les membres d’une fratrie partagent la moitié de leurs gènes. N’est-ce pas plutôt là l’origine de leur similarité ? Pour répondre à cette question, Robert Plomin a pris la suite, avec de nouveaux matériaux, des nombreux auteurs qui, depuis plus d’un siècle, ont démontré l’hérédité du tempérament, de l’intelligence, des talents et des dons, ce qui ne diminue en rien son mérite propre[1]. Il rappelle qu’il existe deux grandes méthodes qui permettent d’établir l’héritabilité des traits psychologiques, c’est-à-dire de déterminer la part de la génétique dans les différences entre les individus d’une même population. La première, ce sont les études qui portent sur les enfants adoptés. Les enfants adoptés ressemblent-ils plus à leurs parents biologiques ou à leurs parents adoptifs ? Les enfants adoptés par une même famille et issus de parents biologiques différents se ressemblent-ils comme des frères et sœurs biologiques ? Des réponses à ces questions ont été apportées par le Colorado Adoption project (CAP, ou projet d’adoption du Colorado), mis en place par Robert Plomin en 1975. Cette considérable étude consistait à étudier chaque année 250 familles adoptives et 250 familles-témoins par le biais de batteries d’analyses, de questionnaires et d’observations au sein même des foyers. Quatre livres et des centaines d’articles scientifiques ont commenté les résultats du CAP, qui ont mis en évidence une héritabilité substantielle de l’intelligence et de la personnalité, de la petite enfance à l’âge adulte.

Les études de jumeaux
La deuxième méthode consiste à comparer des jumeaux monozygotes aux jumeaux hétérozygotes, c’est-à-dire de vrais jumeaux avec de faux jumeaux de même sexe. Si les premiers partagent 100 % de leurs gènes[2], les deuxièmes, comme des frères et sœurs, n’en partagent que la moitié. Qu’ils soient vrais ou faux, ils ont partagé le même utérus et, la plupart du temps, le même foyer. Si la génétique est importante pour un trait de comportement, les jumeaux monozygotes devraient plus se ressembler que les jumeaux hétérozygotes. Robert Plomin s’est installé à Londres en 1994 pour travailler la question à l’aide d’une nouvelle étude longitudinale, la Twins Early Development Study (TEDS, ou étude sur le développement gémellaire précoce). Il a invité les parents de jumeaux nés entre 1994 et 1996, soit près de 20.000 paires, à participer à ses recherches, et 16 000 familles ont accepté. Au bout de 20 ans, la TEDS a permis de recueillir 55 millions d’éléments issus de batteries d’examens, de questionnaires, d’observations, et recueillies auprès des jumeaux, de leurs parents et de leurs professeurs. Cette étude a donné lieu à plusieurs dizaines de thèses de doctorat et à plus de 300 articles scientifiques. Comme le CAP, la TEDS montre une héritabilité importante de tous les traits de comportement. Robert Plomin écrit : “Par exemple, dans le domaine cognitif, nous avons constaté que les résultats scolaires des enfants dans toutes les matières, des humanités aux sciences, sont considérablement héritables. Nous avons également examiné en profondeur certains aspects de l’aptitude spatiale, comme la lecture d’une carte routière, avec des conclusions démontrant là encore l’omniprésence de l’héritabilité. […] Concernant la personnalité et la psychopathologie […], nous avons découvert une forte héritabilité dans l’enfance du manque de sympathie et de l’indifférence à autrui […].”

Les jumeaux séparés à la naissance
Nous pouvons dire un mot sur les jumeaux séparés à la naissance. Ils ne sont pas nécessaires à l’étude de l’héritabilité des traits de comportement, mais leur existence est une preuve flagrante de l’importance de la génétique. Parmi les premiers à avoir été étudiés, il y a les jumeaux Jim, nés dans l’Ohio en 1940 et adoptés à quatre semaines par deux couples qui ne savaient pas que leur fils avait un frère jumeau. Ils ont été réunis pour la première fois en 1979, à 39 ans, et leur ressemblance était frappante : ils étaient mauvais en orthographe, mais bons en mathématiques, avaient souffert de migraines depuis l’âge de 18 ans, avaient été shérif à temps partiel, se rongeaient les ongles, avaient la même voiture, allaient en vacances au même endroit, leur première épouse avait le même prénom, et leur deuxième aussi… ainsi que leur fils et leur chien. La liste ne s’arrête pas là. Le cas des jumeaux Jim est particulièrement extraordinaire, ce qui a contribué à sa forte médiatisation. Ils ont fait partie de la Minnesota Study of Twins Reared Apart (MISTRA, l’étude du Minnesota sur des jumeaux élevés séparément), qui comportait 56 paires de jumeaux monozygotes. Elle a montré que les jumeaux monozygotes séparés à la naissance étaient tout aussi similaires dans leur tempérament, dans leur personnalité, jusque dans leurs passe-temps, que les jumeaux monozygotes qui avaient grandi dans le même foyer.

L’inné de l’acquis, c’est-à-dire le poids de l’hérédité dans les divers événements de la vie d’un homme
Après ce constat frappant de l’importance de la génétique dans la constitution du tempérament, Robert Plomin écrit : “La première loi de la génétique comportementale est si bien documentée que, désormais, l’intérêt consiste à exploiter les études d’adoption et de jumeaux pour aller au-delà de l’estimation de l’héritabilité.” Selon cette première loi, découverte par le généticien Eric Turkheimer, tous les traits de comportement sont héritables chez l’homme. En déclarant vouloir aller au-delà de l’estimation de l’héritabilité, Robert Plomin pense à plusieurs choses. D’abord, que ces études permettent d’explorer ce qu’il y a d’inné dans l’acquis. Dans les années 1980, il eut l’idée d’analyser des événements existentiels, a priori d’origine environnementale, comme les ruptures amoureuses, les difficultés financières ou encore les cambriolages, avec la méthode d’analyse des jumeaux. Si les accidents de la vie n’étaient que le fruit du hasard, on ne devrait pas y déceler d’influence génétique. Or, les vrais jumeaux sont deux fois plus similaires que les faux jumeaux quant aux événements existentiels éprouvants. Prenons le divorce. L’on sait que les enfants de parents divorcés sont plus susceptibles de divorcer, ce qui n’est généralement pas vu comme le résultat d’une influence génétique. Cependant, une étude d’adoption estime son héritabilité à 40 %, et ne décèle aucun facteur environnemental susceptible de le prédire dès lors que le facteur génétique est pris en compte. En fait, les enfants d’une mère biologique divorcée avaient de plus fortes chances de divorcer que les autres, même quand ils étaient adoptés par des parents qui n’étaient pas séparés. Comment la génétique influence-t-elle le divorce ? Probablement par la personnalité, qui, elle, est directement génétique. Les chercheurs ont fini par constater que tous les aspects de la vie étaient plus ou moins héritables, comme le temps passé devant la télévision, qui a pourtant été longtemps considéré comme la mesure environnementale par excellence.

L’augmentation de l’héritabilité avec l’âge
La deuxième découverte faite à l’aide des études de jumeaux et d’adoption est que l’héritabilité de l’intelligence augmente avec le temps. Il s’agit là d’une idée contre-intuitive pour beaucoup de gens qui pensent que nous sommes conçus par l’ADN de nos parents, certes, mais que l’environnement ne cesse de nous façonner au cours de la vie. En 1983, lorsque Robert Plomin visita l’URSS avec une délégation américaine, il était commun aux chercheurs communistes d’accepter l’influence de la génétique sur le comportement… pour les enfants. L’environnement, c’est-à-dire l’endoctrinement par la société communiste, devait balayer plus tard les influences génétiques. En réalité, les données montrent que le poids de l’ADN augmente avec le temps. Le QI, par exemple, particulièrement touché par cet effet, est héritable à 20 % durant l’enfance et à plus de 85 % à l’âge adulte. Ce phénomène n’est pas encore tout à fait bien compris. Il semblerait que durant l’enfance, l’activation de nouveaux gènes et le développement du cerveau augmentent l’héritabilité ; plus tard, les individus dotés d’un haut potentiel intellectuel tendraient à fréquenter des milieux qui stimuleraient leurs capacités, ce qui augmenterait la similarité phénotypique des individus de génotype semblable et donc, paradoxalement, l’héritabilité mesurée, en réduisant du même coup la part imputable à l’environnement dans les différences individuelles.

Les traits de comportement sont polygéniques
La troisième découverte est que l’intelligence, la personnalité comme les troubles psychologiques ne sont jamais monogéniques. C’est-à-dire qu’il n’y a pas un gène de l’autisme, de la dépression ou de la bipolarité. Il y en a une multitude, ce qui permet de placer les individus sur un spectre. Cette approche quantitative pousse Robert Plomin à considérer que “l’anormal est normal”, et que la frontière par delà laquelle on est vraiment autiste ou vraiment schizophrène est floue, et donc inopérante. La rhétorique est démagogique, mais les implications pour la psychologie clinique sont importantes[3].

Des gènes généralistes
La quatrième découverte est l’existence de gènes généralistes. De nombreux troubles se muent en d’autres selon le contexte, avec à leur fondement, pourtant, les mêmes gènes. Le trouble anxieux généralisé, par exemple, est en partie causé par les mêmes gènes que la dépression. Trois grands complexes génétiques ont été trouvés : les troubles intériorisés (comme l’anxiété et la dépression), les troubles extériorisés (comme les comportements agressifs et antisociaux), et les troubles qui rassemblent les expériences psychotiques, notamment hallucinatoires, la schizophrénie, la bipolarité et la dépression. Par la suite, l’on a découvert que ces trois complexes génétiques se regroupaient partiellement pour former un facteur général de la psychopathologie.
Il en va de même pour l’intelligence. Il existe un facteur général d’intelligence, qui implique l’existence de gènes généralistes de l’intelligence. On trouve ainsi une forte corrélation génétique entre la lecture, les mathématiques et les sciences[4]. En tendance, un élève bon en mathématiques est bon en français ou en histoire. Ces corrélations ne sont jamais de 1, et l’on doit bien en conclure qu’il existe aussi des gènes spécialistes, lesquels expliquent nos points forts et nos points faibles.

La nature de l’environnement
Enfin, la dernière découverte notable concerne l’environnement. Les études d’adoption ont montré que, si les membres d’une même famille se ressemblent dans leur tempérament, c’est uniquement à cause de la génétique, qui les unit. Ce que les chercheurs appellent l’environnement partagé, c’est-à-dire le milieu familial, n’a aucun incidence sur le caractère. Les traits de comportement n’ont certes jamais une héritabilité de 100 %, mais cela est dû à ce que Robert Plomin appelle l’environnement non partagé. Il y a des exceptions, certes, mais minimes : par exemple, un quart des différences de QI peuvent s’expliquer durant l’enfance par l’environnement partagé, mais l’effet disparaît à l’adolescence ; il en va de même avec la réussite scolaire, dont 20 % de la variance vient de l’environnement partagé, mais l’effet disparaît aussi à l’adolescence. Alors, quelles sont ces mystérieuses influences environnementales non partagées ? Ce que l’on peut dire, c’est qu’il s’agit d’événements idiosyncratiques, fortuits, non systématiques et qui ne durent pas dans le temps. Bref, ils sont difficiles à étudier.

Parents, vous pouvez souffler !
Tout cela pousse Robert Plomin à dire que l’influence des parents, comme celle de l’école ou des expériences de la vie, sont importantes, mais qu’elles ne sont pas cruciales. Il écrit : “L’ADN est le seul élément faisant une différence systématique substantielle puisqu’il est à l’origine de 50 % de la variance des traits psychologiques. Le reste est dû à des expériences environnementales fortuites, sans effets à long terme.” À notre avis, Robert Plomin est bien timoré. Il aime à dire que le QI est héritable à 50 ou 60 %, ce qui est vrai, mais c’est une moyenne qui mélange les données récoltées auprès d’adultes et d’enfants. Il sait très bien qu’à l’âge adulte, le QI est héritable à plus de 80 %, et l’intelligence générale, évoquée plus tôt, à plus de 90 %. Quant aux traits de personnalité, quand ils sont mesurés correctement, ils semblent avoir une héritabilité pouvant atteindre 85 voire 90 % — bien plus que les 50 % de Robert Plomin. Enfin, il ne dit pas tout, notamment pour le QI. De quoi est faite sa part environnementale qui, à l’âge adulte, atteint donc un peu moins de 20 % ? S’il y a une part d’environnement non partagé, il y a aussi très probablement du bruit biologique, comme le pensait Arthur Jensen[5].

La régression vers la moyenne
Nous aimerions relever l’un des rares passages de L’Architecte invisible qui laissent dubitatif. Page 155[6], Robert Plomin affirme : “Étant donné que les enfants sont génétiquement semblables à 50 % à leurs parents, la génétique prévoit que le QI moyen des enfants régressera à mi-chemin entre le QI de leurs parents et la moyenne de la population. Par exemple, des parents ayant un QI moyen de 130 devraient avoir des enfants dont le QI moyen est de 115 […].” Dans les années 1960, l’idée de régression vers la moyenne permettait aux généticiens cosmopolites de nier la possibilité théorique du dysgénisme. Selon eux, toute sélection finirait par être contrebalancée par la régression vers la moyenne. Ici, dans un chapitre socialisant, Robert Plomin s’en sert pour affirmer que, si les individus finissent par tendre vers la moyenne de la population, la méritocratie ne pourra pas évoluer vers un système de “castes” trop rigides. Nous aurions préféré qu’il citât ses sources, car si la régression vers la moyenne existe, nous doutons qu’elle soit aussi importante. Surtout, les enfants régresseront vers la moyenne de leur groupe endogame, leur caste, leur milieu social, et non celle de la population générale[7].

La chasse aux gènes
Robert Plomin raconte comment les tentatives de découverte des gènes du comportement furent des fiascos systématiques dans les années 1990 et 2000. L’on pensait trouver des PSN[8] avec de gros effets. “Par exemple, pour des héritabilités d’environ 50 %, dix gènes représentant chacun 5 % de la variance auraient fait l’affaire. Si les effets avaient été aussi importants, il aurait suffi d’un échantillon d’à peine 200 personnes pour avoir assez de puissance pour les détecter[9].” Malgré de nombreux gènes candidats, aucune étude suivant ce principe ne réussit à être reproduite. Les premiers succès dans la recherche des gènes ont eu lieu dans les années 2010, grâce, notamment, à la baisse du prix du génotypage. Pour déceler des résultats significatifs, les études d’association pangénomique (EAPG, en glais GWAS, pour genome-wide association studies) impliquent l’analyse du génotype de centaines de milliers de personnes. Concrètement, il s’agit de rechercher un lien statistique entre un PSN et un trait phénotypique. Robert Plomin note que la “première percée” concernait le nombre d’années d’étude[10], dont l’héritabilité est de 50 %. Un million de personnes étaient analysées, et les effets trouvés étaient… tout petits.Les PSN associés aux années d’études n’expliquent, au mieux, que 0,03 % de la variance. Bout à bout, les trouvailles de cette étude gigantesque n’expliquent que 10 % de la variance.
Les EAPG permettent l’élaboration d’indices polygéniques. Leur objectif est “de fournir un indice génétique unique pour prédire un trait, qu’il s’agisse de la schizophrénie, du bien-être ou de l’intelligence[11].” Un indice polygénique est composé de centaines ou milliers de PSN, chacun noté de 0 à 2 en fonction du nombre d’allèles associés au phénotype recherché, et la place de chaque PSN dans l’indice est pondérée par la force de la corrélation trouvée par l’analyse GWA. Aujourd’hui, l’indice polygénique de l’intelligence a été constitué grâce à une étude GWA réalisée auprès de 270.000 personnes. Il prédit 4 % de la variance — mais couplé avec celui du niveau d’instruction, il prédit 10 % de la variance des résultats sur les analyses de QI[12]. La prochaine étape consistera à trouver l’héritabilité manquante, c’est-à-dire à expliquer le fossé qu’il y a entre l’héritabilité issue des études de jumeaux et celle des PSN.

Robert Plomin répond aux critiques
À la fin de l’ouvrage, Robert Plomin répond à différentes critiques, mais pas à celles de Jay Joseph ou de Ken Richardson, deux psychologues connus pour être de fervents critiques de la génétique comportementale. La raison est probablement que ces deux chercheurs sont désormais isolés et ne sont pas pris au sérieux par la communauté scientifique, laquelle a forgé un consensus solide autour de la question de l’héritabilité des traits de comportement. On peut néanmoins accepter que les études de jumeaux sont imparfaites, mais leurs défauts conduisent à… sous-estimer l’héritabilité des traits de comportement plutôt que l’inverse[13].
Robert Plomin répond à ceux qui estiment que l’héritabilité manquante est révélatrice de l’échec de la génétique comportementale qu’elle est normale. L’approche moléculaire de la génétique comportementale n’en est qu’à ses balbutiements. Et malgré sa nouveauté, un indice polygénique de la réussite scolaire est aujourd’hui plus prédictif de la réussite scolaire que le niveau d’éducation des parents ou leur occupation professionnelle.
Robert Plomin répond aussi à la critique selon laquelle il ne parle pas des différences entre les groupes. Il y oppose plusieurs arguments : (1) Les causes des différences individuelles ne sont pas forcément les mêmes que celles des différences entre les groupes. (2) Les différences génétiques se trouvent “au sein des groupes plutôt qu’entre les groupes”. (3) Il y a des méthodes puissantes pour expliquer les différences individuelles, mais pas pour expliquer les différences entre les groupes. (4) Il ne peut pas aborder toutes les questions. (5) Les indices polygéniques sont construits à partir de populations blanches, et ils ne sont donc pas aussi prédictifs pour les autres groupes.

Nous répondons à la réponse de Robert Plomin
Prenons le temps de décortiquer ces remarques. (4) Nous admettons qu’il ne peut pas aborder tous les sujets ; nous soupçonnons tout de même qu’il s’agit avant tout d’une marque de prudence. Un indice en ce sens : au début de l’ouvrage, Robert Plomin admet n’avoir pas écrit plus tôt un tel ouvrage de vulgarisation de génétique comportementale, parce que cela aurait été dangereux pour sa carrière[14]. S’il est dangereux de parler des différences individuelles, alors nous pouvons imaginer ce que cela coûte d’évoquer les différences raciales. Par ailleurs, il suffit de s’intéresser à ce qui a pu arriver à Charles Murray, Philippe Rushton ou Arthur Jensen pour s’en convaincre.
(2) Sur le fond, le fait que les différences se situent principalement entre les individus n’est pas un argument sérieux. Il s’agit, comme le dit David Reich[15], de prudentes déclarations qui permettent d’éluder la question trop sensible des différences moyennes entre les populations.
(3) Robert Plomin a raison de dire qu’il n’y a pas de méthode qui permette d’étudier les différences entre les groupes avec autant de facilité que pour les différences individuelles. Pour autant, il n’est pas impossible de le faire — Arthur Jensen a élaboré une méthode statistique pour déterminer la part génétique dans les différences raciales en intelligence, c’est la méthode des vecteurs corrélés (MCV, method of correlated vectors). Nous l’avons vu plus haut, l’intelligence générale est héritable à plus de 90 %. L’idée de Jensen est alors la suivante : comparer les races en fonction de la corrélation des résultats aux analyses de QI avec l’intelligence générale. Si les différences raciales sont génétiques, ou largement génétiques, alors elles devraient être plus saillantes sur les parties les plus corrélées à l’intelligence générale. Les résultats vont en ce sens, mais la méthode des vecteurs corrélés n’est pas infaillible et a fait l’objet de critiques sévères. On peut donc considérer ses résultats avec prudence, tout en observant que la controverse a permis l’amélioration de la technique[16]. Dans tous les cas, les résultats qu’elle propose ne sont qu’un un indice de plus dans le faisceau.
(1) Le premier argument de Plomin est classique. Il est vrai que l’héritabilité entre les individus n’est pas nécessairement la même que celle qu’il y a entre les groupes. Cependant, une relation mathématique forte les unit. Plus l’héritabilité entre les individus est élevée, plus il y a de chance qu’elle soit élevée aussi entre les groupes[17] ; et plus il faudrait imaginer des forces environnementales extrêmement puissantes pour que cette dernière puisse être nulle. Avec une héritabilité individuelle du QI de 80-85 %, cet effet de l’environnement qui abaisserait le QI des noirs aux États-Unis est hautement improbable[18].
Un autre moyen d’établir la nature des différences raciales dans les résultats aux analyses de QI consiste à se soucier de l’invariance de la mesure, c’est-à-dire à opérer une analyse statistique pour vérifier que les analyses de QI mesurent bien la même chose tant chez les noirs que chez les blancs — c’est le cas, la littérature sur cette question est solide[19].
Les études de brassage génétique (admixture studies) sont un autre moyen d’analyser la nature des différences raciales en intelligence. Si les différences raciales sont génétiques, alors le degré de métissage des individus devrait être corrélé à leur intelligence, ce qui est aussi le cas[20].
Enfin, Robert Plomin évoque le fait que les indices polygéniques (5) sont fondés sur des populations blanches, ce qui pourrait les rendre moins prédictifs pour les autres populations, notamment pour les populations noires. En réalité, les résultats sont tout de même probants[21]. Notons que les institutions qui détiennent les précieuses données génomiques sont très réticentes, pour dire le moins, à les partager avec les chercheurs intéressés par l’intelligence ou les différences raciales[22].

Conclusion
L’Architecte invisible est un ouvrage convaincant. Il faut en retenir que c’est la génétique qui façonne l’intelligence et la personnalité, pas l’école ou la famille. Robert Plomin sous-estime l’héritabilité des traits de comportement, par démagogie, mais la part environnementale qu’il décrit n’est de toute façon ni durable, ni substantielle, ni systématique. Elle échappe à toute volonté et à tout conditionnement. Son optimisme quant aux progrès de la génomique est communicatif, mais il pose un voile pudique sur la question raciale bien qu’elle bouille en Occident. La génomique apporte des réponses que l’on pourra de moins en moins ignorer[23], et c’est pourquoi les grands journaux scientifiques et les banques de données génomiques freinent des quatre fers quand il s’agit de traiter la question.

Pierre de Tiremont


[1] Pour le QI, nous pouvons citer Cyril Burt, William Shockley, Hans Eysenck ou encore Arthur Jensen.

[2] En réalité, le génome des jumeaux monozygotes diverge en moyenne par cinq mutations très précoces, transmissibles à leurs descendants. Les études de jumeaux, qui partent du principe que les jumeaux monozygotes sont entièrement identiques, sous-estiment donc l’héritabilité. Voir Le Monde du 20 janvier 2021 : « Les vrais jumeaux, des ‘doubles’ pas tout à fait parfaits”.

[3] Nous verrons plus tard comment les indices polygéniques permettent de prédire les maladies mentales.

[4]  Il va de soi que l’hérédité ne porte que sur les dispositions héréditaires, notamment sur la capacité d’apprentissage et non sur l’apprentissage lui-même. Par exemple, on est plus ou moins doué pour les langues, mais on ne connaîtra une langue étrangère que si on l’a apprise, à l’école ou ailleurs.

[5] Dans The g Factor [Le facteur g], Praeger (1998), p. 169, Arthur Jensen parle des “effets additifs d’un grand nombre d’événements plus ou moins aléatoires — le « bruit » durant le développement — qui ont des petits effets positifs ou négatifs sur le développement neurophysiologique de l’enfant.”

[6] Nous donnons les pages de la traduction en français.

[7] Pour une plus ample discussion autour de ce phénomène, l’on peut se référer à cette conversation entre Edward Dutton et Michael Woodley of Menie : https://youtu.be/Rf59iSANMe4.

[8] Les PSN (polymorphismes portant sur un seul nucléotide) sont des variations mineures du génome au sein d’une population.

[9] L’Architecte invisible, p. 180.

[10] Il y a derrière ce phénotype plusieurs traits comme l’intelligence, la santé mentale ou la conscienciosité.

[11] Ibid., p. 200.

[12] Robert Plomin, “Celebrating a Century of Research in Behavioral Genetics” [Célébration d’un siècle de recherche dans la génétique du comportement], Behavior Genetics [Génétique du comportement] (2023)

[13] Matthew A. Sarraf & Michael A. Woodley of Menie, “Genetic Determinism” [Déterminisme génétique], Encyclopedia of Evolutionary Psychological Science [Encyclopédie de la science de la psychologie évolutionnaire] (2018). Voir aussi, sur le blogue d’Emil O. W. Kirkegaard, “Heritabilities are usually underestimated” [Les héritabilités sont généralement sous-estimées].

[14] L’Architecte invisible, p. 15.

[15] Voir notre article “Le sophisme de Lewontin vu par les autres”.

[16] Voir cet article d’Emil Kirkegaard :  https://emilkirkegaard.dk/en/2022/12/the-status-of-phil-rushton/

[17]  L’héritabilité concerne la part génétique des différences individuelles au sein d’une même population. Le terme d’héritabilité entre les groupes, consacré depuis les années 1970, se rapporte à la part génétique dans les différences moyennes entre deux populations.

[18] On trouvera la formule mathématique dans Russel T. Warne, “Between-Group Mean Differences in Intelligence in the United States Are >0% Genetically Caused: Five Converging Lines of Evidence” [Les différences moyennes en intelligence entre les groupes aux États-Unis sont >0% causées par la génétique : cinq séries de preuves convergentes], American Journal of Psychology [Journal américain de psychologie] (2021).

[19] Ibid. Si des forces environnementales encore non déterminées réduisaient les performances des noirs sur les épreuves de QI, l’on pourrait s’en apercevoir à l’aide d’une analyse statistique de leurs résultats comparés à celui des blancs. La structure du facteur g, c’est-à-dire la nature des différentes corrélations qui le composent, ne serait alors pas la même pour les deux groupes.

Voir aussi Dalliard, “The Elusive X-Factor: A Critique of J. M. Kaplan’s Model of Race and IQ” [Un facteur X insaisissable : critique du modèle de la race et du QI de J. M. Kaplan], Open Differential Psychology [Psychologie différentielle libre], 2014, p. 21.

[20] Ibid.

[21] Ibid.

[22] Voir cet article de James Lee : https://www.city-journal.org/nih-blocks-access-to-genetics-database ; et cet article de Stuart Ritchie : https://stuartritchie.substack.com/p/nih-genetics.

[23] Il faut bien insister sur le fait que les universitaires font l’autruche. Les sondages montrent qu’ils savent pertinemment que les différences raciales sont largement génétiques.

Les dix raisons du mythe européen

L’enlèvement d’Europe, Rembrandt (1632)

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L’Europe n’est qu’une expression géographique. Il n’y a ni civilisation européenne ni race européenne ni ethnie européenne ni peuple européen. Il y a une civilisation occidentale, dont ne font partie ni la Russie ni l’Ukraine ni la majorité des pays des Balkans, et qui s’est largement étendue hors d’Europe, en Amérique et en Océanie, à la suite des grandes découvertes ; il y a une race caucasoïde, qui inclut beaucoup de peuples en dehors de l’Europe, dans l’ouest de l’Asie et le nord de l’Afrique ; il y a une ethnie française, un peuple français.
Nous dirons, pour paraphraser Joseph de Maistre : « J’ai déjà rencontré un Français, un Italien, un Russe… mais l’“Européen”, s’il existe, c’est à mon insu. » Pourtant, force est de constater que le mythe européen fait florès, et cela depuis longtemps. Il y a dix mauvaises raisons au succès de ce mythe. Ce sont autant de contresens qui s’accumulent pour égarer les esprits.

1. Illusion géographique

Les anciens Grecs ont appelé « Europe » (Eurôpê) les pays qui bordaient la mer Égée à l’ouest, comme l’Attique, et « Asie » (Asia) ceux qui la bordaient à l’est, comme l’Ionie, peuplés de Grecs les uns comme les autres à l’époque, il n’est pas inutile de le noter. Mais, par la suite, le grand historien grec Hérodote (-484/-425), natif d’Halicarnasse en Asie mineure et considéré comme le « père de l’histoire », a découpé le monde connu de lui en trois parties, la troisième étant la Libye (Libyê), devenue pour nous l’Afrique, et il a étendu les notions d’Europe et d’Asie respectivement vers les extrémités occidentales et orientales de l’Ancien Monde. Sa terminologie a mis cependant fort longtemps à s’imposer puisque, dans le Nouveau Testament, par exemple, on voit que l’Asie désigne simplement une province de l’empire romain située en Anatolie, notamment quand, dans l’Apocalypse, saint Jean s’adresse au nom du Christ aux « sept Églises d’Asie » (Éphèse, Smyrne, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadelphie et Laodicée), toutes situées à l’ouest de l’actuelle Turquie.
Il faut avouer que la division opérée par Hérodote était fort artificielle, du point de vue de la géographie humaine évidemment, puisque les Grecs occupaient les deux côtés de la mer Égée, mais aussi pour la géographie physique, puisque le grand historien ne pouvait pas ignorer la continuité territoriale entre son « Europe » et son « Asie » au nord de la mer Égée et de la mer Noire, à travers les plaines de la Russie actuelle, alors habitées par les Sarmates. De nos jours, il suffit de regarder une mappemonde pour comprendre que l’Europe et l’Asie ne font qu’une. De plus, l’isthme de Suez a moins de raison de séparer deux continents que l’isthme de Panama puisqu’il est deux fois plus large que celui-ci ; la mer des Caraïbes est bien plus étendue que la Méditerranée ou que la mer Rouge et il y a bien plus de distance entre la Floride et le Vénézuéla qu’entre l’Espagne et le Maroc, séparés par le détroit de Gibraltar, ou qu’entre le Yémen et Djibouti, séparés par le détroit de Bab-El-Mandeb. L’Amérique du nord et du centre se détache bien davantage de l’Amérique du sud que l’Eurasie ne le fait de l’Afrique. Il vaudrait mieux parler d’un seul continent, l’Eurasafrique, au lieu de trois… L’Ancien Monde ne fait qu’un et le continent européen n’existe tout simplement pas.
Les géographes sont coupables d’avoir paresseusement conservé des notions anciennes qui n’avaient pas de fondement scientifique. De surcroît, au XVIIIe siècle, à la demande de l’empereur de Russie Pierre le Grand (qui régna de 1682 à 1725), qui voulait occidentaliser son pays, qu’on mettait avant lui en Asie, un géographe aux ordres, Vassili Tatichtchev (1686-1750), a repoussé jusqu’à l’Oural la frontière de l’Europe bien que les collines qui étaient au centre de cette chaîne de montagnes ne fissent que 500 mètres de haut et qu’on les franchît aisément. Celle-ci ne constituait en aucune façon une frontière naturelle entre deux espaces. De plus, au sud des monts Oural, Tatichtchev a fixé la limite sur le fleuve du même nom, qui se jette dans la mer Caspienne. Son embouchure se situe dans le Kazakhstan actuel, ce qui met un bout de ce pays en Europe… Auparavant, on considérait que l’Europe s’arrêtait au Dniepr, fleuve qui coule à l’est de l’Ukraine actuelle et qui se jette dans la mer Noire, ou bien au Don, qui coule à l’ouest de la Russie et se jette dans la mer d’Azov (laquelle n’est en réalité qu’un golfe de la mer Noire), ce qui, dans un cas comme dans l’autre, reléguait la Russie en Asie…
Il fallait aussi définir les limites de l’Europe au sud et il était à cet égard logique, dès lors que ce pseudo-continent allait jusqu’à l’Oural, qu’elles fussent fixées au Caucase, vaste ensemble montagneux entre la mer Noire et la mer Caspienne, et plus précisément sur la zone axiale du grand Caucase, qui culmine au mont Elbrouz à quelque 5.600 mètres, ce qui laissait la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie à l’Asie.
Le penchant des hommes à confondre les catégories, à s’imaginer que les mots sont des choses, qu’un mot ne peut pas désigner une chose qui n’existe pas, et à s’abandonner à des vues simplistes, a fait ensuite que l’on a prêté à chacune de ces deux notions conventionnelles, l’Europe et l’Asie, une unité culturelle propre qu’elles n’avaient en rien, ni l’une ni l’autre. Aujourd’hui, un Libanais, chrétien ou non, qui est un Asiatique, est bien plus proche d’un Grec, pourtant qualifié d’Européen, que d’un Chinois.
La géopolitique s’en est mêlée. On se souvient de Charles de Gaulle évoquant une mythique Europe « de l’Atlantique à l’Oural » et qui semblait par là prêter à cette Europe une unité historique, culturelle et politique imaginaire.
Nous devons nous délivrer de l’illusion géographique. L’Europe est mal définie au regard de la géographie physique. Du reste, même si elle l’était, cela ne lui donnerait aucun titre à figurer dans la géographie humaine. Pourquoi cette prétendue Europe aurait-elle plus d’unité culturelle que l’Asie ou l’Afrique, qui n’en ont aucune ?

2. Prestige de la Grèce

Lorsqu’il fut question de l’adhésion de la Grèce à la Communauté économique européenne, future Union européenne, qu’elle rejoignit le 1er janvier 1981, à la fin du mandat de Valéry Giscard d’Estaing, ce qui n’avait rien d’évident, eu égard à la corruption et à la gabegie typiquement orientales qui sévissaient dans le pays, le président français déclara que l’on ne pouvait pas fermer la porte de l’Europe à Platon… C’était une belle ineptie. La Grèce actuelle a beau parler un sabir lointainement dérivé de la langue de Platon, elle a très peu à voir avec la Grèce antique, dont le territoire a connu plusieurs grands remplacements, sous chacun des quatre empires successifs dont elle a fait partie : brassage de populations sous l’empire macédonien fondé par Alexandre et partagé entre ses successeurs ; populicide perpétré par les Romains et repeuplement du pays par des immigrés venus du Proche-Orient ; invasion des Slaves par le nord sous l’empire byzantin ; massacres et déportations massives sous l’empire turc ottoman. Autant dire qu’il ne reste plus grand-chose aujourd’hui dans ce territoire de ce qu’il y avait jadis, à l’origine de la Grèce, à part les ruines des monuments antiques. Rastapopoulos ne ressemble guère à Périclès, ni physiquement ni moralement.
Au XVIIIe siècle, des idéologues ont créé une langue artificielle qu’ils voulaient pure, la katharevousa (de katharos, pur) sur la base du grec ancien, mais celle-ci n’a jamais été adoptée par la population et a fini par être abandonnée au profit du démotique, dêmotikê (de dêmos, peuple ; rien à voir avec le démotique égyptien), la langue vulgaire, mélangée de latin, de slave, d’italien et de turc.
La civilisation grecque s’est noyée de longue date dans la civilisation orientale, dont la Grèce actuelle fait encore partie. Cela remonte à Alexandre de Macédoine, qui a achevé la conquête de l’empire perse en 330 av. J.-C. après avoir défait Darius. Les royaumes hellénistiques des héritiers d’Alexandre, Séleucides en Syrie, Mésopotamie, Iran, Lagides en Égypte, la Grèce actuelle étant échue aux Antigonides, ont repris les principes et adopté la civilisation de l’empire perse achéménide : ils se sont orientalisés. En outre, si l’héritage de la Grèce antique a irradié la civilisation occidentale par l’intermédiaire des Romains, il n’en demeure pas moins que la civilisation romaine était très différente de la nôtre, comme l’était la civilisation grecque, laquelle a disparu en nous laissant un souvenir éclatant.
C’est le prestige de la Grèce antique qui nous a fait accroire que l’Europe existait, comme s’il y avait une essence de l’Europe ; c’est lui qui fait encore adhérer à l’idée frauduleuse d’une unité européenne parce que c’est elle qui a inventé le mythe européen au temps d’Hérodote.
Il est amusant que, dans la mythologie grecque, Eurôpê, notre Europe, fût une princesse de Phénicie, le Liban actuel, et qu’elle fût donc asiatique et sémitique. Le dieu Zeus, transformé en taureau, l’a enlevée avant de prendre une forme humaine pour s’unir à elle et lui donner trois enfants. Ceux-ci auraient fondé des villes qui auraient formé une province, laquelle aurait reçu le nom le leur mère Europe, avant que celui-ci fût étendu par Hérodote aux terres qui étaient au nord et à l’ouest.
Le pays qui a conservé le nom de Grèce, et qui n’a pratiquement que cela en commun avec celle de l’Antiquité, a recueilli bien à tort une part du prestige de cette dernière et il est tenu de ce fait, contre toute vérité, pour un élément indiscutable de notre civilisation.

3. Confusion entre Europe et chrétienté

Il est de fait que la chrétienté, c’est-à-dire l’ensemble des peuples chrétiens, a coïncidé à peu près avec le pseudo-continent européen jusqu’à la colonisation qui a suivi les grandes découvertes à partir du XVIe siècle et qui l’a étendue à toute l’Amérique, ainsi qu’en Afrique noire et en Océanie, sans oublier, en Asie, les Philippines. Il ne s’ensuit pas pour autant que tous les peuples d’Europe ni que tous les peuples chrétiens aient jamais partagé la même civilisation, d’une part parce que la civilisation ne se réduit pas à la religion, quelle que soit l’importance de celle-ci dans la culture, d’autre part parce que le christianisme n’est pas uniforme, mais qu’il a au contraire éclaté en suivant la frontière entre les civilisations.
Le christianisme est né en Palestine, donc en Orient, parmi les Juifs, peuple sémitique et donc oriental, avant de se répandre dans le monde entier suivant le précepte du Christ : « Allez donc et instruisez tous les peuples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… » (Matthieu, XXVIII 19). Cette religion universaliste, qui s’adresse à tous les hommes, s’est émancipée grâce à Jésus-Christ du fonds sémitique en rejetant la loi mosaïque, en abolissant l’Ancienne Alliance pour en fonder une Nouvelle, et ne saurait être identifiée à une civilisation particulière, pas même à l’Occident, bien que l’Église catholique et apostolique soit aussi romaine et que le pape, évêque de Rome, soit appelé « souverain pontife », ayant repris ce titre au culte païen des anciens Romains.
Jusqu’aux conquêtes arabes qui ont suivi la mort de Mahomet en 632, la chrétienté incluait le Proche-Orient et l’Afrique du nord et elle était autant asiatique et africaine qu’européenne, d’autant qu’une bonne partie de l’Europe était encore païenne. De plus, si l’islam a éradiqué le christianisme en Afrique du nord de la Libye au Maroc, celui-ci est resté vivace en Égypte comme dans tout le Proche-Orient pendant longtemps et il y a survécu jusqu’à nos jours. Dans le sud du Caucase, la Géorgie et l’Arménie sont chrétiennes. La lointaine Éthiopie est aussi demeurée en partie chrétienne, ainsi que sa voisine l’Érythrée, dans les ethnies amhara et tigréenne.
Il n’y a donc eu de coïncidence entre l’Europe et la chrétienté que du VIIe au XVe siècle et celle-ci n’a jamais été parfaite puisqu’il restait des chrétiens en dehors d’Europe et que celle-ci comptait aussi des musulmans et des Juifs. Des Turcs musulmans étaient en effet entrés en Russie par le nord de la mer Caspienne. Ce furent notamment les Tatars, résidu de la Horde d’or, qui forment aujourd’hui une république de la fédération de Russie, capitale Kazan, sur la Volga, à l’ouest de l’Oural. Les Tatars de Crimée avaient constitué un khanat d’abord indépendant avant d’entrer dans l’orbite de l’empire ottoman, puis d’être conquis par les armées de la Grande Catherine, impératrice de Russie, à la fin du XVIIIe siècle.
Les Turcs ottomans, qui ont dominé les Balkans, lesquels portent un nom turc, pendant quatre cents ans, du XVe au XIXe siècle, y ont introduit l’islam en convertissant les Albanais, les Bosniaques et les Pomaques de Bulgarie. Ils ont été aussi nombreux à s’y installer avant d’en être expulsés après la première guerre mondiale et la dislocation de l’empire ottoman, sauf pour ce qui reste de la Turquie en Europe à l’ouest d’Istamboul.
La Russie incorpore actuellement une trentaine de millions de musulmans, le cinquième de la population, qui sont en majorité en « Europe » et qui comprennent, outre les Turcs, les populations non turques du Caucase.
L’essentiel, cependant, n’est pas là. La proximité religieuse de tous ceux qui partagent la foi dans le Christ n’implique aucune forme d’unité culturelle ou politique, ni même religieuse. Il est légitime, il est salutaire, que les chrétiens d’Occident prennent fait et cause pour les chrétiens d’Orient, car ceux-ci sont persécutés par les musulmans, faisant passer au second plan un passé chahuté et les controverses doctrinales qui les ont opposés jadis. Il n’empêche que celles-ci ont depuis longtemps brisé l’unité religieuse.
Les chrétiens du Proche-Orient adhéraient soit au nestorianisme, hérésie condamnée au concile d’Éphèse en 431, soit au monophysisme, hérésie condamnée au concile de Chalcédoine en 451. Pour ce qui est des chrétiens d’Europe orientale, l’œcuménisme mis à la mode par le concile Vatican II (1965) ne doit pas nous faire oublier l’histoire, qui a creusé un fossé entre les deux ou plutôt les trois parties de l’Europe – Occident, Orient, monde russe. La rupture de 1054 était plus qu’un simple schisme puisque le légat du pape, évêque de Rome, a déposé sur l’autel de la basilique Sainte Sophie à Constantinople une bulle d’excommunication. Celle-ci anathématisait le patriarche et l’Église byzantine, dont il était le chef, parce qu’il refusait d’ajouter dans le Credo la précision essentielle du Filioque (expression qui signifie « et du Fils » en latin – kai tou Yiou en grec – : « Je crois au Saint Esprit, qui procède du Père et du Fils »). Dès lors, il est abusif, pour un catholique, de qualifier les chrétiens byzantins d’« orthodoxes », adjectif qui signifie « qui se conforme au dogme », comme si ceux-ci partageaient intégralement la foi des catholiques romains et alors qu’ils sont en réalité hétérodoxes, autrement dit hérétiques.
En fait, la division de l’Europe entre l’Orient et l’Occident remontait plus haut. Elle datait de celle de l’empire romain effectuée en l’an 394 par l’empereur Théodose, qui le partagea entre ses deux fils, attribuant l’Occident, qui parlait latin, à Honorius et l’Orient, qui parlait grec, à Arcadius. D’où la frontière des alphabets : latin à l’ouest, grec et surtout cyrillique, adapté du précédent pour les Slaves de religion byzantine, à l’est. C’est aussi à cette époque, autour de l’an 400, que l’Église romaine a abandonné la Septante, version grecque de l’Ancien Testament, pour adopter la Vulgate de saint Jérôme, traduction en latin à partir de l’hébreu, en sorte que les deux parties de l’Église chrétienne n’ont plus eu la même Bible, Byzance, pour sa part, étant toujours restée fidèle à la Septante.
La chrétienté est une notion religieuse et humaine qui ne définit pas une civilisation. Même pendant les huit cents ans où elle a coïncidé peu ou prou avec l’Europe, elle n’a conféré à celle-ci aucune unité culturelle.

4. Confusion entre Europe et Occident

La France appartient à la civilisation occidentale, mais celle-ci n’englobe pas toute l’Europe et elle s’étend aujourd’hui hors d’Europe, en Amérique et jusqu’aux antipodes, en Australie et Nouvelle-Zélande. Comme nous le rappelle la phrase ressassée de Paul Valéry (« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »), la plupart des civilisations que les hommes ont créées ont aujourd’hui disparu : il en est ainsi notamment des civilisations grecque et romaine, qui ont précédé la nôtre. Il en reste six dans le monde contemporain : l’Occident, l’Orient, le monde russe, le monde indien, le monde chinois et l’Afrique noire. En Europe, l’Occident s’arrête à l’est à la frontière des alphabets, frontière qui est aussi celle des religions : christianisme romain à l’ouest, christianisme byzantin à l’est (étant précisé que le roumain s’écrivait en caractères cyrilliques jusqu’au XIXe siècle, que l’albanais ne s’écrivait pratiquement pas avant le XXe siècle et alors selon les alphabets grec, cyrillique ou arabe, ou encore selon des alphabets particuliers forgés pour cette langue, l’alphabet latin n’étant utilisé que par la minorité catholique). La prétendue réforme de l’Allemand Martin Luther et du Français Jean Calvin au XVIe siècle qui a donné naissance au protestantisme n’a pas brisé l’unité culturelle de l’Occident. Les catholiques s’imaginent souvent que leur foi est plus proche de celle des soi-disant orthodoxes que de celle des protestants. C’est une erreur, notamment parce que catholiques et protestants continuent à professer le même Credo, avec le Filioque, qui n’est pas celui des « orthodoxes ».
Il y a en fait trois Europe et non deux. Bien que les Russes aient adopté le christianisme byzantin, ils ont formé une civilisation propre qui résulte de l’interpénétration des éléments slaves, ouraliens et turcs, avec un forte infusion de sang mongoloïde. Les pays dits orthodoxes des Balkans appartiennent à la civilisation orientale, tout autant que la Géorgie, qui professe la même religion, ou encore que l’Arménie et l’Éthiopie, qui ont adopté pour leur part le christianisme monophysite, et tout autant que les pays musulmans du Proche-Orient et d’Afrique du nord. L’islam n’a pas fait apparaître une nouvelle civilisation, il a confisqué celle qui était née avec Cyrus, fondateur de l’empire perse achéménide en 550 av. J.-C., et qui fut successivement zoroastrienne et chrétienne avant les conquêtes musulmanes.
La civilisation occidentale s’est formée en Europe sur les ruines de la civilisation romaine, mais elle n’a jamais été que celle de l’ouest de l’Europe avant de s’étendre hors d’Europe.
Comme l’a écrit Henri de La Bastide, l’Occident est la « civilisation de la personne », en ce sens qu’elle met la liberté individuelle au cœur de sa conception de l’homme. Les chrétiens d’Occident, s’ils sont appelés à l’obéissance envers Dieu, ne sont pas ses esclaves, à la différence des Orientaux, qui peuvent s’appeler Théodule, ce qui signifie « esclave de Dieu » en grec, ou Abdelmasih, « esclave du Christ » en arabe, s’ils sont chrétiens ; ou Abdallah, « esclave d’Allah », s’ils sont musulmans, avec autant de variantes qu’il y a d’épithètes d’Allah dans le Coran, ce qui donne par exemple Abd-el-Kader ou Abd-el-Krim. L’Occidental s’agenouille devant Dieu comme un sujet devant son seigneur (dominus en latin, kyrios en grec) ou un vassal devant son suzerain, l’Oriental se prosterne, comme un esclave devant son maître.
Avec le principe du libre examen, le protestantisme résulte au fond d’une radicalisation de l’individualisme qui est inhérent à la civilisation de la personne. Le mariage se fait en Occident par l’échange de consentements entre l’homme et la femme. Rien de tel en Orient dans la cérémonie du mariage, où la femme n’a pas son mot à dire.
On peut affirmer aussi bien que l’Occident est la civilisation de l’Incarnation, avec un « I » majuscule, en référence au dogme chrétien de l’Incarnation du Christ, vrai Dieu et vrai homme. Seul le christianisme occidental, catholique ou protestant, l’a vraiment compris. Les grandes hérésies qui sont nées en Orient ont toutes été fondées sur le refus de recevoir le mystère de l’Incarnation dans sa plénitude. Les « ariens », disciples d’Arius, (aucun rapport avec les Aryens ou Indo-Européens) soutenaient que le Christ avait été créé par le Père. Les nestoriens ne voulaient pas que la Vierge Marie fût dite Theotokos, Mère de Dieu, parce qu’ils estimaient que deux Personnes ou Hypostases, l’une divine, l’autre humaine, coexistaient en Jésus. Les monophysites n’acceptaient pas que le Christ eût une nature humaine qui s’ajoutât à sa nature divine, qu’il fût à la fois vrai Dieu et vrai homme. Dans sa version extrême, il a abouti au docétisme, théorie selon laquelle Jésus était un fantôme qui avait pris l’apparence de l’homme, mais qui, en réalité, n’avait pas de corps. Les monothélites, quant à eux, qui défendaient une version adoucie du monophysisme, ne voulaient pas admettre que le Christ eût une volonté humaine ; cette hérésie, qui avait été soutenue par le pape Honorius Ier, a été condamnée en 681 par le troisième concile de Constantinople, sixième concile œcuménique, qui a anathématisé Honorius Ier post mortem (comme quoi un pape peut être hérétique…). Deux Personnes, deux natures ou deux volontés : c’est toujours une manière de refuser l’Incarnation.
Les chrétiens byzantins eux-mêmes, qui se sont dégagés non sans peine de ces quatre hérésies précédentes, ont rejeté le dogme du Filioque selon lequel le Saint-Esprit procède non seulement du Père, mais aussi du Fils. Or, si le Saint-Esprit, qui sauve les hommes en leur donnant la grâce, ne procédait pas du Fils, la mission de celui-ci pour le salut des hommes se serait achevée avec le sacrifice de la Croix ; au contraire, selon la foi catholique, elle se poursuit par le Saint-Esprit jusqu’à la fin des temps. Les fidèles dont l’âme est pénétrée par la grâce sont habités ainsi par la manifestation conjointe des trois Personnes divines. Si l’on nous pardonne cet oxymore, nous dirons que l’infusion de la grâce dans l’âme réalise une « incarnation spirituelle » qui prolonge l’effet salvifique du sacrifice du Christ Rédempteur jusqu’à son retour glorieux à la fin des temps. Le chrétien d’Occident sait qu’il a en lui une part de divin qui lui donne vocation à la liberté.
On peut aussi écrire « civilisation de l’incarnation » avec un « i » minuscule, en prenant le mot dans un sens plus faible par analogie avec celle du Christ. Le fait que Dieu ait choisi de s’incarner en prenant la nature humaine confère à celle-ci, que tout homme partage, la grandeur et la dignité. Telle est la conception de l’homme qui prévaut en Occident et qui n’est ni celle de l’Orient ni celle du monde russe.
L’étymologie n’est pas la théologie, sans doute, mais il faut savoir que le mot « âme » vient du latin anima, qui signifie « souffle » et qui a donné en outre en français « animal » et « animation ». L’âme et l’esprit sont inséparables puisque le mot latin spiritus, qui a donné « esprit », signifie d’abord aussi souffle ou respiration. Même doublet en grec, où pneuma et psychê signifient en premier lieu « souffle » l’un comme l’autre, bien que l’on traduise le premier par « esprit » et le second par « âme ».
Le dictionnaire français définit l’âme comme « un des deux principes composant l’homme, principe de la sensibilité et de la pensée », et aussi comme « le principe spirituel de l’homme, conçu comme séparable du corps, immortel et jugé par Dieu ». Définition exacte, si ce n’est que cette séparation de l’âme et du corps qui se produit à la mort n’est pas définitive pour un chrétien, qui croit à la résurrection des corps à la fin des temps. « Principe spirituel », autrement dit l’âme et l’esprit se confondent. En théologie, l’animation est l’union de l’âme et du corps, ce que nous pourrions appeler aussi « incarnation », sans majuscule, laquelle est réalisée dans chaque être humain, dès la conception.
Le IVe concile de Constantinople (869), huitième concile œcuménique, a condamné Photius, ex-patriarche de ladite ville, qui avait prétendu que l’homme avait deux âmes et qui avait donc défendu la trichotomie corps, âme, esprit. La dichotomie de l’âme et du corps est l’expression de l’incarnation individuelle de l’âme dans le corps, laquelle est un reflet de l’Incarnation du Fils de Dieu. La trichotomie refuse cette incarnation et tend au gnosticisme dans la mesure où elle conçoit un esprit qui habite le corps de l’homme sans s’unir à lui. Il n’est donc pas étonnant que l’Orient et l’Occident se soient opposés sur ce point. L’Église byzantine a fait de Photius un saint et un Père de l’Église, et elle a gardé jusqu’aujourd’hui la doctrine hérétique de la trichotomie héritée de celui-ci.
La conjonction de l’âme, principe spirituel, et du corps, donnée matérielle, est une première forme d’incarnation, mais celle-ci prend toute sa majesté en Occident parce que l’on y croit que le Christ, modèle du chrétien, est à la fois vrai Dieu et vrai homme.

5. Proximité de l’Occident et du monde russe

Pierre le Grand a tout fait pour occidentaliser la Russie, notamment en déplaçant la capitale de Moscou à Saint-Pétersbourg, à l’extrémité occidentale de son immense empire. Le mouvement s’est poursuivi après lui et la Russie a subi une profonde influence de l’Allemagne et de la France, d’autant que de nombreux Allemands s’y sont installés et ont formé une bonne partie de ses élites. C’est une idéologie venue d’Occident, le marxisme, que les communistes ont imposée aux Russes, de la révolution bolchévique de 1917 à l’effondrement de l’URSS en 1991. Si le monde russe est resté une civilisation distincte, il n’en demeure pas moins que celle-ci est la plus proche de la nôtre. C’est pourquoi certains, fermant les yeux sur ses particularités manifestes, voudraient inclure la Russie dans l’Occident. C’est une erreur. Les différences culturelles restent très profondes. Il faudrait priver la Russie de ses traditions et de sa religion pour qu’elle pût s’identifier à l’Occident.
Non, la Russie ne fait pas partie de l’Occident. Ainsi, l’Europe n’est pas une.

6. Confusion entre caucasoïde et « Européen »

Dans le langage courant des Français, lorsqu’il n’est pas cosmopolitiquement correct, on oppose volontiers les « blancs » aux immigrés extra-européens, comme si la race « blanche » était réservée à l’Europe. Cette façon de parler a beau relever d’une salutaire conscience de race et s’inscrire dans une longue tradition, elle est erronée et crée la confusion.
Au moyen âge, avant les grandes découvertes réalisées par les navigateurs portugais au XVe siècle, on ne connaissait pas l’Afrique noire et l’on confondait les Berbères d’Afrique du nord, arabisés ou non, qui étaient plus ou moins métissés de congoïdes et avaient donc souvent la peau foncée, avec ceux-ci. « Maure » ou « Sarrasin » était synonyme de « noir » et c’est de là que l’ingrédient des excellentes galettes bretonnes, qu’on appelle aussi « blé noir », tire son nom. Mais les Nord-Africains ou Maghrébins n’ont pas plus de 10% ou 15% de sang congoïde en moyenne. À la base, ce sont des caucasoïdes.
La race est un fait d’observation élémentaire que la science confirme et précise. Il y a cinq races humaines : caucasoïdes ou « blancs », mongoloïdes ou « jaunes », congoïdes, capoïdes et australoïdes, les trois dernières races étant qualifiées collectivement de « noirs ». Or, la race caucasoïde ne se limite nullement à l’Europe. Elle inclut les Arabes et les Berbères, nettement métissés en Afrique du nord, surtout en Égypte et au Maroc, et aussi les Indo-Européens d’Asie, Arméniens et Indo-Iraniens, ces derniers étant métissés d’australoïdes dans le sous-continent indien, ainsi que les Géorgiens et autres Caucasiens (c’est-à-dire les habitant du Caucase qui parlent une langue caucasienne, ni indo-européenne ni ouralo-altaïque). Un Libanais est tout aussi « blanc » qu’un Grec. Les Turcs eux-mêmes, qui étaient de purs mongoloïdes à l’origine, sont aujourd’hui très métissés de caucasoïdes, à tel point que ceux de la Turquie ottomane, capitale Ankara, ont moins de 20% de sang mongoloïde en moyenne.
Les Italiens du sud sont bien plus proches génétiquement des Tunisiens que des Suédois. Selon un adage plus populaire à Milan qu’à Naples, « al nord del Tevere, tutti Tedeschi ; al sud del Tevere, tutti Arabi » : au nord du Tibre, tous des Allemands ; au sud du Tibre, tous des Arabes… Les Andalous, au sud de l’Espagne, sont bien plus proches des Berbères du Rif, au nord du Maroc, quand ceux-ci ne sont pas métissés de congoïdes, que des Norvégiens. Idem pour une bonne partie des Français du Midi en général et de Narbonne en particulier, que Louis-Ferdinand Céline a dénigrés en les qualifiant méchamment de « narbonnoïdes » dans L’école des cadavres en 1938. Nous trouvons pour notre part que cette épithète est odieuse et surtout antinationale puisque, s’il y a bien une « diversité » que nous avons acceptée et même proclamée, c’est celle des Français de sang, tous de race caucasoïde, certes, mais de types variés. Par exemple, Charles Maurras, éminent et valeureux Français de Provence, dont le nom venait justement de « Maure », ressemblait physiquement à un Nord-Africain ; on comprend que le racisme de Hitler, qui préférait les nordiques aux méditerranéens (bien qu’il eût lui-même les cheveux bruns…) ne l’ait pas enthousiasmé…
De surcroît, l’Europe est loin d’être parfaitement caucasoïde. Les Samoyèdes du nord de la Russie sont le seul peuple d’Europe qui soit encore purement ou essentiellement mongoloïde, mais les populations de langues finno-ougriennes, apparentées au samoyède au sein de la famille ouralienne, sont issues d’une même souche mongoloïde et gardent dans leur fonds génétique une portion de sang mongoloïde, même les Finnois et les Estoniens ; c’est du reste ce mélange qui est apparemment à l’origine de la sous-race est-baltique de la race caucasoïde.
Les Turcs étaient de même à l’origine, nous l’avons dit, de pure race mongoloïde. Partis de Sibérie orientale, ils sont allés vers l’ouest en se métissant de plus en plus au fur et à mesure qu’ils grand-remplaçaient les peuples aryas, lesquels étaient de race caucasoïde, selon une méthode éprouvée : on tue les hommes adultes, on prend les femmes, on garde leurs enfants et on leur en fait d’autres. Des Huns d’Attila, arrêtés en 451 dans la plaine des champs Catalauniques, près de Troyes, aux Ottomans de Kara Mustafa, qui le furent à Vienne en 1683, les Turcs, ainsi que leurs cousins les Mongols, n’ont cessé de déferler sur toute l’Eurasie et jusqu’en Afrique du nord, pendant douze siècles. S’agissant de l’Europe, après les Huns, ce furent les Avars, les Bulgares, les Khazars, les Petchenègues, les Kipchaks, les Kazakhs, les Tatars… Les Bulgares ont fini par donner leur nom à la Bulgarie, en se noyant dans la population slave, qui en a reçu une bonne part de son fonds génétique. Les Khazars se sont convertis au judaïsme et, repoussés vers l’ouest par l’invasion mongole du XIIIe siècle, sont à l’origine des Juifs achkénazes (d’où les pommettes saillantes de Simone Veil ou Gilles-William Goldnadel, par exemple). Les Kazakhs ont donné leur nom aux fameux Cosaques d’Ukraine.
De toutes ces invasions turques, il s’ensuit qu’il y a dans les populations slaves de l’est de l’Europe une forte infusion de sang mongoloïde qui s’est ajoutée à celle qu’elles tenaient du contact avec les populations ouraliennes. Ce que l’on appelle couramment le « type slave » en porte témoignage. (Le président Vladimir Poutine, symbole vivant de la grande Russie, est un parfait exemple de ce métissage, de ce mélange intime de Slaves, d’Ouraliens et de Turcs – avec une composante scandinave apportée par les Varègues qui ont fondé la Russie – qui a formé l’identité du monde russe : petit de taille, brachycéphale, platyrhinien, il a les pommettes saillantes, le visage rond et plat en « face de lune », les yeux légèrement bridés, la peau mate, les cheveux plats et noirs, blanchis et dégarnis par l’âge ; il a visiblement une bonne dose de sang mongoloïde.)
Au total, les Grands-Russes, à distinguer des Russes-blancs ou Biélorusses et des Petits-Russes ou Malorusses, alias Ukrainiens, sont plus fortement métissés de mongoloïdes que les Nord-Africains ne le sont de congoïdes. Si l’on ne veut pas compter les seconds pour des « blancs », il faut alors refuser aussi l’étiquette aux premiers.
Les Turcs eux-mêmes, qui sont dans l’ensemble restés nettement plus mongoloïdes que leurs voisins slaves, sont plus de dix millions en Russie, avec les Tatars, les Tchouvaches et les Bachkirs, principalement, mais aussi, dans le Caucase, les Karatchaïs, les Koumyks et les Nogaïs. (Quoique officiellement russe, Lénine était en réalité tchouvache par son père, donc turc ; et juif achkénaze par sa mère, donc khazar, encore turc.)
Il est probable que les langues ouraliennes, comme le finnois et le hongrois, et les langues altaïques, soit les langues turques, mongoles et mandchoues, doivent être réunies dans une super-famille ouralo-altaïque. Cela veut dire que toutes ces populations, aussi différentes qu’elles soient actuellement, ont une lointaine origine commune dans un peuple qui vivait quelque part en Sibérie et qui était purement mongoloïde. Ses gènes ont été véhiculés par les porteurs de ces langues. Voilà pourquoi la prévalence du sang mongoloïde est importante dans le monde russe et en général à l’est de l’Europe.
Le monde russe se distingue donc aussi de l’Occident par la race ou plus précisément par le métissage.
Certains esprits faux invoquent la continuité génétique des populations d’Europe pour en conclure qu’elles auraient une unité biologique. C’est un pur sophisme. Il est artificiel et contraire à toute méthodologie sérieuse de découper dans l’espace une nappe aux frontières de l’Europe. La continuité génétique en question se poursuit jusqu’en Asie centrale à travers la Sibérie, jusqu’au Proche-Orient et en Afrique du nord à travers la Méditerranée. La sous-race méditerranéenne de la race caucasoïde s’étend dans le sud de l’Europe, le Proche-Orient et l’Afrique du nord. Pour celle-ci, c’est le métissage avec les congoïdes qui a pu créer une différence marquée.
Ajoutons que la taxinomie ne connaît que des races et des sous-races, et qu’il est absurde d’essayer de faire un agglomérat de sous-races pour inventer une prétendue unité génétique des populations européennes. C’est un fantasme pseudo-scientifique inspiré par une idéologie frelatée.
L’« Européen » n’existe pas, pas davantage pour la génétique que pour la sociologie ou la culturologie.
Le langage courant, quand il parle des « blancs » par opposition aux non-Européens, confond la race, catégorie biologique, et l’ethnie, catégorie culturelle. Les ethnies d’Afrique ou d’Asie relèvent certes d’une autre civilisation que la nôtre, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’elles soient toutes d’une autre race. En outre, si les Russes (Grands-Russes, Biélorusses, Ukrainiens), les Roumains (y compris les Moldaves), les Bulgares (y compris les Macédoniens), les Serbes (y compris les Monténégrins), les Bosniaques, les Albanais et les Grecs sont des caucasoïdes, sous la réserve que nous avons faite pour les Russes, cela ne signifie pas que leurs ethnies fassent partie de notre civilisation occidentale.
Il vaut donc mieux parler de Français, de Français de sang ou d’Occidentaux que de « blancs » ou d’« Européens ». Quant aux allogènes venus d’Afrique ou d’Asie, on peut les qualifier collectivement de ce nom, ou plus simplement d’« immigrés », en prenant ce mot, comme c’est devenu l’usage, dans une autre acception, comme synonyme d’allogène – on dit aussi allochtone, par opposition à autochtone –, quel que soit le lieu de naissance – et en acceptant d’englober sous ce vocable les immigrés venus de l’est de l’Europe, au delà des limites de l’Occident, et même ceux venus des pays occidentaux : au sens strict, un immigré italien est un allogène. On peut aussi les caractériser par leur religion, comme Juifs, musulmans ou bouddhistes par exemple, ou par leur race, comme congoïdes ou mongoloïdes. Il n’y a pas de terme générique pour désigner les non-Occidentaux et cela n’a pas de sens de parler de non-Européens, comme si les Européens avaient une unité ou une identité propre.

7. Confusion entre nordique et « Européen »

Les races se subdivisent elles-mêmes en sous-races, terme de taxinomie qui n’a rien de péjoratif. Par exemple, les Français sont un mélange intime de trois sous-races de la race caucasoïde : alpine, méditerranéenne et nordique. La première est surtout représentée en France et ne l’est pas en dehors de l’Occident. La deuxième l’est au contraire sur tout le pourtour de la Méditerranée, au Proche-Orient comme en Afrique du nord. La troisième, qu’on appelait naguère « race aryenne » parce qu’elle était caractéristique des Indo-Européens, dénommés aussi Aryas ou Aryens, jouit d’un grand prestige depuis Arthur de Gobineau et son Essai sur l’inégalité des races humaines (1855) ; si elle existe hors d’Europe dans les peuples indo-européens, elle y est très diluée. Comme on sait, c’est le blondisme qui caractérise le type nordique. Plus précisément, les nordiques sont de grande taille, dolichocéphales (crâne allongé, par opposition à brachycéphale, crâne rond), orthognathes (profil rectiligne, par opposition à prognathe, mâchoire saillante) et leptorhyniens (nez mince et allongé, par opposition à platyrhinien, nez large et plat), ils ont les cheveux blonds ou roux, les yeux bleus ou verts, la peau claire.
Un certain courant de pensée, qui semble avoir des accointances inavouées avec l’idéologie hitlérienne, affirme que c’est le sang nordique, celui apporté par les Aryas, qui définirait l’Europe. L’ennui de cette théorie, c’est que la proportion de celui-ci varie considérablement selon les pays et les régions, que la proportion de sang nordique est inférieure, souvent très inférieure, à 50%, dans la majeure partie de l’Europe et surtout que l’on ne peut pas réduire la culture à la race ou à la sous-race. La forte prévalence de la sous-race nordique dans le monde russe, due en partie à la contribution génétique des Scandinaves qui ont fondé la Russie au Xe siècle, est sans doute une des raisons de la proximité de cette civilisation avec la nôtre, mais elle ne suffit pas à les confondre.
Ce courant de pensée néo-hitlérien est principalement représenté en France par la PND, prétendue nouvelle droite (qui n’est en réalité ni nouvelle ni de droite), dont le noyau est formé par le GRECE d’Alain de Benoist et François Bousquet, « Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne », c’est-à-dire pour une civilisation qui n’existe pas. L’Institut Iliade, officine satellite de la PND, dans un article de décembre 2022 sur le sujet de l’Europe et de l’Occident, où figure un festival d’inepties, a produit une variante de la théorie nordique en soutenant que l’unité de l’Europe viendrait de la fusion des trois couches qui ont formé la population de la France et des pays voisins : les chasseurs ouest-européens, qui sont arrivés avant -30000 (av. J.-C.), les paysans anatoliens, arrivés à partir de -6000, enfin les conquérants indo-européens, arrivés au début de l’âge du bronze, à partir de -3000, et qui ont infusé du sang nordique dans les deux couches précédentes en se mêlant avec elles. L’ennui, c’est que les chasseurs ouest-européens, comme leur nom l’indique, ne se trouvaient que dans l’ouest de l’Europe, qu’ils étaient bien distincts des chasseurs est-européens et qu’ils sont justement au contraire un des critères qui distinguent les populations des diverses parties du pseudo-continent européen ; que les paysans anatoliens, comme leur nom l’indique aussi, se trouvaient à l’origine en Anatolie, c’est-à-dire en Asie mineure, que leurs descendants sont dans tout le Proche-Orient, et qu’ils se sont installés effectivement dans les Balkans et dans l’ouest de l’Europe, mais non dans ce qui est devenu le monde russe. Quant aux conquérants indo-européens, ils sont allés autant en Asie qu’en Europe. Ainsi, la fusion des trois couches en question ne saurait caractériser l’Europe, mais seulement l’ouest de celle-ci, donc justement l’Occident dont les européistes de la PND ne veulent pas entendre parler…

8. Confusion entre Indo-Européens et « Européens »

Il est tout aussi absurde de confondre les « Européens » avec les Indo-Européens. Tous les Européens ne sont pas des Indo-Européens. La Finlande, l’Estonie et la Hongrie parlent des langues finno-ougriennes et de nombreuses autres langues ouraliennes sont représentées en « Europe » ; hormis le lapon, on ne les trouve qu’en Russie, où elles sont nombreuses : komi, mari, mordve… Au sud de la Russie, dans les montagnes du Caucase, on compte en outre de nombreuses ethnies dites « caucasiennes » au sens strict parce qu’elles parlent des langues caucasiennes, ni indo-européennes ni ouralo-altaïques, notamment les Tchétchènes, les Ingouches, les Tcherkesses, les Avars (aucun rapport avec le peuple turc homonyme qui a disparu au IXe siècle). Les Basques d’Espagne et de France parlent une langue particulière qui n’est pas non plus indo-européenne et qui doit être un vestige de celle des chasseurs ouest-européens arrivés vers -30000. Surtout, tous les Indo-Européens ne sont pas européens, loin de là. Les locuteurs des langues indo-européennes sont plus nombreux en Asie qu’en Europe. Comme le nom conventionnel d’Indo-Européen l’indique, on les trouve également dans le sous-continent indien, où ils sont largement majoritaires, mais ils ne sont pas seulement là en Asie. Ils sont aussi en Iran, au Tadjikistan et en Afghanistan. Les Kurdes de Turquie, d’Irak et de Syrie, ainsi que les Ossètes du nord de la Géorgie, sont aussi des Iraniens, donc des Indo-Européens. Les Arméniens, qui ne sont pas iraniens, n’en sont pas moins d’origine indo-européenne.
Lorsque les Proto-Indo-Européens, qui vivaient au nord de la mer Noire et formaient la culture dite de Yamnaya, sont partis il y a 5.000 ans, au début de l’âge du bronze, à la conquête du monde, ils sont allés dans toutes les directions, autant en Asie qu’en Europe. Ils ont été à l’origine de quatre des six civilisations du monde contemporain : les Indo-Aryas, du monde indien ; les Perses, de l’Orient ; les Francs, de l’Occident ; les Russes, du monde russe. Il n’y a pas une civilisation indo-européenne, il y en a quatre, et l’Europe est partagée entre trois d’entre elles : l’Occident, l’Orient et le monde russe.
Ajoutons que le monde indo-européen est divisé en deux selon des critères à la fois linguistiques et biologiques. Le malheur, pour les tenants de la thèse d’une « Europe » qui trouverait une unité et une identité dans ses origines indo-européennes, c’est que, dans cette bipartition, la Russie est classée avec l’Inde et l’Iran, donc en Asie ! En effet, l’évolution phonétique à partir du proto-indo-européen nous fait distinguer, à l’est, les langues satem : balto-slaves, indo-iraniennes, arménienne ; et, à l’ouest, les langues centum (prononcer kêntoum) : germaniques, celtiques, romanes, grecque, catégories dénommées respectivement d’après le nombre « cent » en avestique (langue iranienne) et en latin (langue italique, origine des langues romanes, dont le français). Or, la division satem/centum coïncide avec la diffusion différentielle des haplogroupes paternels (relatifs au chromosome Y) caractéristiques des Indo-Européens : R1a à l’est, chez les Indo-Iraniens, les Baltes et les Slaves : R1b à l’ouest chez les autres peuples indo-européens, avec un certain mélange en Europe centrale. Les Arméniens sont une exception, qui sont satem et plutôt R1b, mais il est probable que leur langue était centum à l’origine, comme celles des « Peuples de la mer » qui ont ravagé le Proche-Orient au XIIe siècle av. J.-C. et dont leurs ancêtres faisaient partie, et qu’elle a évolué sous l’influence du substrat ourartéen, ainsi que du voisinage iranien. Les Albanais sont un autre cas particulier. Leur langue, seul vestige du groupe thraco-illyrien, est plutôt satem, mais les haplogroupes indo-européens R1a et R1b sont peu représentés parmi eux.
Afin de compléter la démonstration, nous mentionnerons pour mémoire les Hittites et les Tokhariens, branches disparues de la famille indo-européenne, qui occupaient respectivement l’Asie mineure et l’actuelle province du Sin-Kiang, à l’ouest de la Chine, et qui étaient à la fois centum et R1b.

9. Idéologie de la « construction européenne »

Le projet d’États-Unis d’Europe conçu au XVIIIe siècle par l’abbé de Saint-Pierre, repris au XIXe par Victor Hugo, a été relancé au XXe siècle par le métis austro-japonais Richard de Coudenhove-Kalergi et c’est un agent américain, Jean Monnet, « l’inspirateur », disait de Gaulle, qui l’a mis en œuvre avec la création de la CECA, Communauté européenne du charbon et de l’acier, en 1951. L’échec de cette dernière n’a pas empêché le projet de prospérer, une fois mis sur les rails, pour devenir la Communauté économique européenne, puis l’Union européenne. Dans la vision cosmopolite de Monnet, cette Europe unie ne devait être qu’une étape vers l’État mondial. Mais pour beaucoup de ses partisans, elle est un but en soi.
C’est un projet ambivalent. Dans un premier sens, l’Europe existerait déjà depuis des siècles et il ne s’agirait que de réunir ce qui n’aurait jamais dû être séparé, en effaçant les nations, ou, au mieux, en les réduisant au niveau de simples provinces d’un État supranational. Dans un second sens, c’est la construction européenne qui créerait l’Europe et celle-ci serait l’aboutissement merveilleux d’un processus d’unification qui ferait la synthèse des meilleurs éléments culturels et spirituels des nations disparues.
Dans un cas comme dans l’autre, on nage dans l’utopie et on nie l’identité. L’Europe n’étant qu’une expression géographique, la « construction européenne » est artificielle. Même si elle s’était limitée aux nations occidentales et donc si l’Union européenne ne comprenait pas la Grèce, Chypre, la Bulgarie et la Roumanie, elle ne pourrait constituer qu’un empire au dessus des nations et celui-là dévitaliserait- celles-ci. La « construction européenne » relève du « constructivisme » dénoncé par Hayek. Elle est contraire à la réalité sociale, qui est fondée sur les traditions.
Il pourrait y avoir un empire européen, mais il ne peut y avoir de « nation européenne ». Qu’est-ce que la nation, en effet ? C’est une communauté de destin historique fondée sur les liens du sang et constituée autour d’une ethnie prépondérante sur un territoire continu. Ce qui manque ici, c’est en particulier l’ethnie prépondérante. Hitler a bien essayé de créer un IIIe Reich, qui aurait été plutôt du reste un empire qu’une nation, autour de l’ethnie allemande, mais son coup a raté et l’on ne voit pas aujourd’hui quelle nation ou quelle ethnie pourrait tenter à nouveau l’entreprise.
Après la seconde guerre mondiale, cependant, de nombreux responsables ou militants hitlériens se sont reconvertis sans encombre dans la « construction européenne » derrière Walter Hallstein, qui avait été membre de l’Association des juristes socialistes-nationaux et qui fut le premier président de la Commission de la Communauté économique européenne, de 1958 à 1967 (on l’appelait la Commission Hallstein). Hallstein est considéré comme l’un des « pères de l’Europe »… et l’Union européenne est parfois qualifiée de Quatrième Reich !
On nous dit : « Le nationalisme, c’est la guerre » (Mitterrand). Ou encore : « Le patriotisme, c’est l’amour des siens ; le nationalisme, c’est la haine des autres » (mots prêtés à de Gaulle par Romain Gary). Ce sont des fariboles. Les hommes ont toujours fait la guerre et les guerres civiles, les guerres de succession et les guerres de religion n’ont pas été moins cruelles, bien au contraire, que les guerres entre les nations. Du reste, au XXe siècle, avec la seconde guerre mondiale et après celle-ci, ce sont des idéologies, fascisme, communisme, libéralisme, démocratisme, qui se sont combattues, plutôt que des nations. Napoléon avait déjà mis l’Europe à feu et à sang au nom des idées révolutionnaires et il a été vaincu à Waterloo en 1815 par les royaumes coalisés contre lui pour défendre les traditions. Guerre idéologique donc, et non affrontement de nationalismes.
La guerre qui a commencé le 24 février 2022 lorsque la Russie a envahi l’Ukraine pourrait paraître à première vue comme un simple affrontement entre deux nations. Il n’en est rien. Si le président Poutine a préféré la qualifier d’« opération militaire spéciale », c’est parce qu’il considérait qu’il n’y avait pas de peuple ukrainien, mais que les Ukrainiens faisaient partie du peuple russe. Il affirme à cor et à cri vouloir la « dénazification » de l’Ukraine, ce qui, au-delà de la propagande, est bel et bien un objectif idéologique. Et c’est à cause de leur idéologie cosmopolite que les pays de l’OTAN, du moins la plupart d’entre eux, se sont mobilisés contre la Russie. Ce n’est pas à la nation russe qu’ils en avaient, mais au nationalisme de ses dirigeants, accusés mensongèrement des pires atteintes aux libertés. Le président Poutine, pour sa part, n’a cessé de dénoncer la décadence morale de l’Occident, qui marie les homosexuels et qui remplace les mots « père » et « mère » par « parent 1 » et « parent 2 ». C’est donc une guerre idéologique.
L’idéal de la nation inculque aux hommes un sentiment communautaire qui apaise les tensions entre les classes et les groupes. La nation, c’est la paix ! Les diverses nations du monde peuvent cohabiter pacifiquement à l’abri des frontières qui les séparent et qui les protègent. En revanche, les empires, qui nient par définition le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », sont déchirés par des luttes intestines et entretiennent des antagonismes latents qui peuvent déboucher sur les pires violences. On l’a bien vu à la fin de l’empire des Indes, en 1947, qui a abouti à la création du Pakistan, après une terrible guerre civile, et à la fin de la Yougoslavie, ce mini-empire qui a explosé en 1991, et dont l’éclatement s’est traduit par le cortège des horreurs du nettoyage ethnique. Il est donc plus juste de déclarer : « L’empire, c’est la guerre ! »
Il n’est pas plus sensé d’opposer patriotisme et nationalisme. Question de définition, sans doute, mais, ce faisant, on aboutit inévitablement à saper l’idéal de la nation en le frappant d’un soupçon d’illégitimité. Il peut y avoir de petites patries, locales ou provinciales, mais la grande patrie, c’est nécessairement la nation et il ne peut y en avoir une autre au-dessus d’elle.
La « construction européenne » est un idéal fallacieux dont le contenu objectif est purement négatif. Elle est dirigée contre les nations, leur identité et leur souveraineté. L’européisme est une manifestation et un instrument du cosmopolitisme.

10. Hostilité à l’Amérique

Une partie des européistes, bien que ce ne fût certes pas le cas de Jean Monnet, qui était un agent américain, veut que l’Europe s’unisse pour faire pièce aux États-Unis d’Amérique. Il est vrai qu’il y a de bonnes raisons de s’opposer à l’impérialisme yanqui, sur le plan politique, et à l’américanisation de nos sociétés, sur le plan culturel. Mais ce n’est pas une raison, comme le fait absurdement la PND, prétendue nouvelle droite, pour nier que les États-Unis appartiennent à l’Occident tout autant que l’Angleterre qui les a enfantés. Dans un livre intitulé Qui sommes-nous ? (2004), le politiste américain Samuel Huntington (1927-2008) a rappelé cette évidence : l’identité nationale des États-Unis d’Amérique est fondée sur le noyau des WASPS, White Anglo-Saxons Protestants, protestants anglo-saxons de race caucasoïde – tout en évitant soigneusement la moindre référence à la race ! (Il avait été rendu célèbre par Le choc des civilisations, paru en 1996, où il démontrait pourtant qu’il ne savait pas ce qu’était une civilisation…). De là, la langue anglaise, la religion protestante, le puritanisme, le rule of law (règne du droit), l’individualisme, le sens aigu de la liberté, toutes ces traditions d’origine anglo-saxonne qui caractérisent ce pays et en font, qu’on l’aime ou non, un membre éminent de l’Occident, civilisation de la personne. Il est fort possible que, dans une génération ou deux, la poussée démographique des Hispaniques submerge cette identité, mais c’est une autre affaire et elle ne ferait pas sortir ce pays de l’Occident étant donné que la masse des immigrés sont venus du sud, sont de langue espagnole et de religion chrétienne, et, quoique presque toujours métis de mongoloïdes, sont de culture occidentale.
La thèse aberrante selon laquelle nous ne ferions pas partie de la même civilisation occidentale que les États-Unis témoigne d’une confusion des genres entre la politique et la culture. Une civilisation est une réalité culturelle, nullement une entité politique. François Ier, roi de France de 1515 à 1547, pouvait s’allier au Grand Turc contre Charles Quint, empereur d’Allemagne, dans l’intérêt de la nation française, sans renier pour autant sa civilisation. De même, on peut soutenir que la France doit s’allier à la Russie contre l’Amérique sans nier que celle-ci soit occidentale et sans prétendre que celle-là le soit.
L’hostilité à l’impérialisme américain peut aussi conduire à souhaiter une « Europe des nations », non pas une fédération, évidemment, ni même une confédération, mais une alliance économique, politique et militaire entre États souverains. À la vérité, bien que nous soyons à l’origine de cette expression d’Europe des nations (que de Gaulle n’employait pas), laquelle a ensuite été popularisée par Philippe de Villiers lors de la campagne des élections européennes de 1994 et dans un livre de 1999 écrit avec Georges Berthu (vice-président du Carrefour de l’Horloge), elle ne nous paraît pas idéale. D’une part, elle fait référence à une Europe qui n’existe pas et elle suppose à tort que tous les États concernés formeraient des nations, ce qui n’est le cas ni de la Belgique ni de l’Autriche. D’autre part, elle est trop vague pour écarter l’idée d’une fédération. On pourrait penser à ressusciter le nom de l’UEO, Union des États d’Europe occidentale, aujourd’hui disparue, mais le terme d’Union est encore ambigu. Celui d’État l’est aussi, d’ailleurs. Il peut désigner le membre d’une fédération, à l’instar des États-Unis d’Amérique, que bien des européistes prennent comme modèle quand ils ne sont pas hostiles à l’impérialisme yanqui. Il faut donc préciser « États souverains ». C’est le concept d’alliance qui convient. Quoiqu’il présuppose en principe la souveraineté des États qui s’allient, on stipulera quand même que ceux-ci sont souverains pour éviter toute incertitude et prévenir toute manipulation. Envisageons donc la création d’une « Alliance des États souverains d’Europe occidentale », AEO. Puisque l’Europe n’existe pas, il vaudrait mieux parler d’Eurasie, laquelle ne va pas de l’Atlantique à l’Oural, mais d’un océan à l’autre, jusqu’au Pacifique, et de Brest à Vladivostok… Cela risquerait cependant de paraître étrange, tant c’est contraire à l’usage.
L’assujettissement des États à une Europe supranationale ne ferait que les affaiblir tous. Le pouvoir technocratique qui s’est déjà formé avec la Commission de Bruxelles est par nature incapable de mener une grande politique. Jamais l’Europe n’avait été aussi supranationale et jamais elle n’avait été aussi soumise à l’impérialisme yanqui qu’elle ne l’est aujourd’hui, comme la guerre en Ukraine l’a prouvé depuis 2022.
Contre l’impérialisme américain, il nous faut plus de nation et moins d’Europe.

Conclusion : le mythe européen contre l’identité nationale

Toutes les raisons invoquées en faveur de l’unité de l’Europe ou de la « construction européenne » sont fallacieuses. L’Europe est une utopie, la nation est une réalité. Le mythe européen est essentiellement antinational et donc cosmopolite. Consciemment ou non, ses promoteurs et ses partisans sont des ennemis des nations, dont ils cherchent à détruire l’identité et la souveraineté. Il n’y a pas d’identité européenne. Les jeunes Français soi-disant identitaires qui, en janvier 2021, proclamaient en anglais – dans la langue de l’impérialisme et du cosmopolitisme – « Defend Europe ! » (« Défendez l’Europe ! »… et non l’Occident, la nation ou la France) pour combattre l’immigration extra-européenne – ce qui était en soi une œuvre pie –, et qui se réclamaient absurdement d’une identité européenne imaginaire sous l’influence de la funeste PND, prétendue nouvelle droite, étaient en pratique des anti-identitaires, ennemis de l’identité réelle, qui est nationale, et ils étaient donc objectivement cosmopolites.
On ne pouvait qu’approuver les militants qui ont commémoré en mai 2023 la mort d’un martyr de la cause nationale (Sébastien Deyzieu). Mais ces jeunes gens ont cru intelligent de clamer : « Jeunesse, Europe, révolution ! »… Or, la révolution est intrinsèquement perverse, l’Europe est un mythe antinational, la jeunesse est un moment à passer et le « jeunisme » est une subversion de la tradition et de l’identité… Il aurait mieux valu scander, par exemple : « Race, nation, réémigration ! »
L’Europe supranationale ne peut être qu’un magma technocratique, dépourvu de toute légitimité démocratique et inféodé à l’Amérique. Ce projet utopique est heureusement voué à l’échec. Son effondrement est certain tant il va contre les réalités. Mais le plus tôt sera le mieux. L’Angleterre nous a montré l’exemple avec le Brexit, le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, décidé par référendum en 2016 et accompli en 2020. Les cosmopolites de tout poil s’acharnent à nous faire accroire que le Brexit serait une catastrophe pour ce pays, que les Anglais regretteraient leur vote de 2016, mais cela ne rime à rien. Les pays les plus riches du monde, en dehors du petit Luxembourg, sont la Suisse et la Norvège, pays européens qui ne font justement pas partie de l’Union européenne et qui s’en trouvent fort bien. Que le Royaume-Uni soit mal gouverné, qu’il ait géré l’épidémie de covid de 2020 et 2021 en dépit du bon sens, c’est un fait, mais cela n’a rien à voir avec le Brexit.
Nous devons militer pour le Frexit, pour que la France sorte aussi de l’Union européenne, ce qui marquera sans aucun doute le début de la fin pour cette dernière. Il est de notre devoir de patriotes et de nationalistes de défendre l’identité et la souveraineté de la nation. Caton l’Ancien répétait inlassablement : « Carthago delenda est », il faut détruire Carthage. Nous dirons de même : « Europa delenda est », il faut détruire l’Europe, c’est-à-dire l’Union européenne.

Vive la nation ! Vive la France !

Références

Remarque : une vidéo tirée de cet article a été mise en ligne le 20 décembre 2022 sur la chaîne YouTube « Henry de Lesquen » et reprise sur la chaîne Odysee du même nom.

« Nul n’est méchant volontairement », remarques sur une théorie de Platon

Le philosophe Platon, par Joseph de Ribera (1637)

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          I – La responsabilité des philosophes

          S’il est vrai que « la philosophie occidentale n’est qu’une longue suite de notes en bas de page sur l’œuvre de Platon »[1], il serait intéressant d’étudier les positions de l’auteur de La République et des Lois à propos de la justice et des peines. On se contentera d’évoquer ici la célèbre théorie de Platon sur la responsabilité morale : « Nul n’est méchant de son plein gré et avec intention, mais seulement par l’effet de son ignorance.« [2] Léon Robin signale de nombreux passages où l’idée apparaît[3]. On la trouve aussi bien dans les premiers écrits (les deux Hippias, le Protagoras) que dans le dernier, les Lois. C’est donc une doctrine constante chez Platon. « Le savoir, dit-il, est une belle chose, et capable d’exercer sur l’homme une autorité (…). Dans le cas précis où l’on connaît ce qui est bien et ce qui est mal, il n’est pas possible que rien ait sur lui le dessus, au point de nous faire agir autrement que ne nous le prescrit ce savoir. » (Protagoras, 352 c) On ne fait le mal que par ignorance, « car nous voulons le bien » (Gorgias, 468 c). Mais, de plus, « c’est involontairement… que toute âme ignore tout ce qu’elle ignore » (Le Sophiste, 228 c). Par conséquent, « nul n’est méchant volontairement« .

          Or, l’ignorance est une « maladie de l’âme, au même titre que la folie » (Timée, 86 b). Celui qu’on veut regarder comme un « méchant volontaire » est donc en réalité un malade : « Vertu, c’est pour l’âme… une sorte de santé, de beauté, de vigueur ; vice en est maladie, laideur, faiblesse. » (La République, IV, 444 d-e) Ce que le vulgaire appelle « perversité » est en réalité une maladie (Le Sophiste, 228 d).

          Georges Dumézil a donné une nouvelle interprétation, simple et naturelle, des dernières paroles de Socrate : « Ô Criton, nous devons un coq à Asklépios, payez la dette et n’oubliez pas ! » (Phédon, 118 a)[4] On comprend généralement que Socrate se félicite d’être délivré de la vie, qu’il considère comme une maladie, et qu’il veut en remercier Asklépios-Esculape, le dieux des médecins. Cependant, « Socrate n’est pas bouddhiste. La vie, pour lui, était un temps d’épreuves et de peines, mais aussi de chances et de joies. » Il faut se rappeler que Criton a voulu le faire fuir de sa prison. Or, Socrate doit mourir « pour se conformer aux lois, même injustement utilisées par l’autorité légitime« . Ce que lui propose Criton est une faute qui, comme toutes les fautes, repose sur une opinion erronée. « La maladie qui fait dépérir le corps est… la sœur jumelle de l’opinion fausse qui corrompt l’âme… La guérison qui vaut un coq à Asklépios, c’est celle de Criton lui-même… Criton, convaincu, se range au parti des lois : il est guéri.« 

          Finalement, il faut plaindre le criminel : « Il est au contraire digne de pitié, l’homme qui fait le mal, aussi bien que celui qui est la proie d’un mal » (Les Lois, 731 d). Le méchant n’est pas responsable de ses actes, qu’il faut imputer soit à l’hérédité, soit au milieu : « Ceux qu’il en faut accuser, ce sont les auteurs de la naissance, toujours, plutôt que les enfants nés d’eux ; puis ceux qui les élèvent, plutôt que les élèves eux-mêmes » (Timée, 87 b).

          Platon semble donc invoquer le strict déterminisme du monde phénoménal pour nier la responsabilité. En réalité, sa théorie paradoxale de la « faute involontaire » ne fait pas disparaître la notion de faute, ni le besoin d’expiation, et se prête à des interprétations contradictoires. Selon Schopenhauer, Platon aurait résolu le premier l’antinomie de la liberté et de la nécessité, dans le langage symbolique du mythe. Dans l’histoire d’Er le Pamphylien, à la fin de La République, nous apprenons que les âmes choisissent leur destinée ; une fois ce choix fait, elles suivent la loi de la nécessité qui régit le monde matériel[5]. Il n’y aurait aucune raison de penser, contrairement à ce qui nous est dit dans La République, que le mythe d’Er soit une invention de Socrate ou de Platon ; sans doute exprimait-il à l’origine cette croyance, traditionnelle en Europe, que l’homme ne subit pas son destin, mais qu’il l’accomplit librement. Mais la version qu’en donne Platon est quelque peu différente ; la décision des âmes n’est pas vraiment libre, car elle est conditionnée par l’expérience acquise dans la vie antérieure. Sur un plan plus élevé, on constate donc, à nouveau, que le mal ne peut provenir que de l’ignorance. Cette doctrine est pratiquement identique à celle de l’hindouisme (notions de karma et de samsâra), dont Platon est probablement tributaire par l’intermédiaire de Pythagore. Elle altère profondément notre conception de l’homme[6].

          La notion de faute involontaire semble contradictoire à un esprit occidental. Il est naturel que beaucoup aient tiré du principe que « nul n’est méchant volontairement » la conclusion que nul n’est coupable, considérant qu’on ne saurait commettre une faute sans l’avoir voulu. Dans cette perspective, il est tentant de proclamer l’innocence absolue de l’homme. Pour Jean-Jacques Rousseau, l’homme est naturellement bon ; c’est la société qui le corrompt. C’était déjà la position de l’hérésiarque Pélage (mort vers 422), qui contestait le péché originel. La doctrine du péché originel a pour fonction de justifier la présence du mal dans le monde, alors que Dieu est tout-puissant et infiniment bon. D’abord, pour le mal que subit l’homme, victime apparemment innocente. Ensuite – c’est là qu’on en vient à la responsabilité des criminels -, pour le mal dont l’homme lui-même est l’auteur, alors qu’il a été créé à l’image de Dieu. La pensée de la gauche, qu’elle soit socialiste ou cosmopolite, a hérité de ce pélagianisme. Pour elle, en particulier, le criminel n’est pas vraiment coupable de son acte ; c’est, au fond, la société qui en est responsable ; il n’y a plus de péché que le péché social (le concept de péché social appartient à la soi-disant théologie de la libération, gnose marxiste du christianisme moderne).

          Le pélagianisme a, sans doute, puisé à d’autres sources que l’œuvre de Platon et doit beaucoup à la tradition gnostique, selon laquelle l’homme est une parcelle de la divinité et a été « jeté » malgré lui dans un monde pervers. Mais la doctrine de la faute involontaire, chez Platon, est une pièce essentielle dans un système collectiviste inspiré par une pensée rationaliste (ou constructiviste au sens de Hayek). A ce titre, le « divin » philosophe est bien l’ancêtre des idéologues de la gauche[7].

          En ce qui concerne toutefois les conséquences pratiques de la notion de faute involontaire, Platon est relativement hésitant, quand il distingue deux sortes de « méchants » : « S’il est loisible… de prendre en pitié celui dont le mal est guérissable, de le traiter avec douceur…, en revanche, à l’égard d’un pécheur et d’un méchant qui sont réfractaires à toute influence modérative et à toute exhortation, il faut lâcher bride à sa colère. » (Les Lois, 731 d) Pour les premiers, la rééducation ; pour les seconds, la punition. La nécessité de la peine n’est donc pas supprimée, bien que le crime soit « involontaire », parce qu’elle demeure un moyen de dissuasion (et peut-être aussi, pour Platon, d’expiation), vis-à-vis de ceux qu’on ne peut espérer amender.

          Dans la pure conception de la gauche, le châtiment est illégitime, dès lors que le crime est le symptôme de l’exploitation capitaliste. Tout change au lendemain de la révolution. Le criminel devient alors un témoin de la réaction, qui s’oppose à la construction de la société parfaite. L’acte du criminel est le même en apparence, mais le jugement sur la société a changé. Avant, le mal était transféré de l’homme à la société ; après, il est au contraire transféré de la société à l’homme et les délits politiques sont regardés comme des crimes de droit commun.

          II – La victime et le bourreau

          Partant des mêmes prémisses, on peut aboutir à des conclusions radicalement différentes. C’est ce que montre l’exemple de Joseph de Maistre, un des principaux représentants modernes de la gnose contre-révolutionnaire, avec Guénon et Evola. Dans sa « profession de foi » des Soirées de Saint-Pétersbourg[8], il établit, après Platon, que nul n’est méchant volontairement :

          « Nul être intelligent ne peut aimer le mal naturellement (…). Si donc l’homme est sujet à l’ignorance et au mal, ce ne peut être qu’en vertu d’une dégradation accidentelle, qui ne saurait être que la suite d’un crime. Ce besoin, cette faim de science, qui agite l’homme, n’est que la tendance naturelle de son être, qui le porte vers son état primitif et l’avertit de ce qu’il est[9]. Il gravite… vers les rayons de lumière…

          « Il cherche dans le fond de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver : le mal a tout souillé, et l’homme entier n’est qu’une maladie (Hippocrate). …Centaure monstrueux, il sent qu’il est le résultat de quelque forfait inconnu, de quelque mélange détestable qui a vicié l’homme jusque dans son essence la plus intime. »

          Dans cette dégradation, l’homme a perdu la volonté nécessaire pour agir : « …L’homme se sent blessé à mort. Il ne sait ce qu’il veut, il veut ce qu’il ne veut pas ; il ne veut pas ce qu’il veut ; il voudrait vouloir. Il voit dans lui quelque chose qui n’est pas lui et qui est plus fort que lui.« 

          Sans doute ne reste-t-il pas dans l’ignorance de son état : « Tous les (autres) êtres… sont dégradés, mais ils l’ignorent ; l’homme seul en a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. » Il a conscience de ses péchés sans avoir la force de s’en détourner. Joseph de Maistre cite Ovide à ce propos : « Je vois le bien, je l’aime, et le mal me séduit. » Mais cette connaissance du bien et du mal est limitée : « Vous n’éprouverez, j’espère, nulle peine à concevoir qu’une intelligence originellement dégradée soit et demeure incapable (à moins d’une régénération substantielle) de cette contemplation ineffable que nos vieux maîtres appelèrent fort à propos vision béatifique… tout comme… un œil matériel, substantiellement vicié, peut être incapable, dans cet état, de supporter la lumière du soleil. Or, cette incapacité de jouir du SOLEIL est, si je ne me trompe, l’unique suite du péché originel que nous soyons tenus de regarder comme naturelle et indépendante de toute transgression actuelle.« 

          Joseph de Maistre insiste beaucoup sur l’idée que le mal est toujours un châtiment voulu par la justice divine, comme conséquence du péché originel[10]. La justice humaine, lorsqu’elle est bien conduite, ne fait que suivre les préceptes sacrés. Il cite à ce propos les Lois de Manou : « Que le roi donc… inflige les peines justement à tous ceux qui agissent injustement… Le châtiment gouverne l’humanité entière ; le châtiment la préserve… Le sage considère le châtiment comme la perfection de la justice. Qu’un monarque indolent cesse de punir et le plus fort finira par faire rôtir le plus faible. La race entière des hommes est retenue dans l’ordre par le châtiment ; car l’innocence ne se trouve guère, et c’est la crainte des peines qui permet à l’univers de jouir du bonheur qui lui est destiné… Il n’y aurait que confusion parmi les hommes, si la peine cessait d’être infligée ou l’était injustement ; mais lorsque la Peine, au teint noir, à l’œil enflammé, s’avance pour détruire le crime, le peuple est sauvé si le juge a l’œil juste« [11].

          Le mal, ou le châtiment – c’est tout un -, est un remède voulu par Dieu[12]. Le criminel, pour de Maistre, est donc bien en un sens un malade, mais il se trouve que c’est le bourreau qui est chargé d’exécuter l’ordonnance. « Qu’est-ce donc que cet être inexplicable qui a préféré à tous les métiers… celui de tourmenter et de mettre à mort ses semblables ?… Il arrive sur une place publique couverte d’une foule pressée et palpitante ; on lui jette un empoisonneur, un parricide, un sacrilège : il le saisit, il l’étend, il le lie sur une croix horizontale, il lève le bras, alors il se fait un silence horrible, et l’on n’entend plus que le cri des os qui éclatent sous la barre et les hurlements de la victime… Il a fini : le cœur lui bat, mais c’est de joie, il s’applaudit, il dit dans son cœur : Nul ne roue mieux que moi… Nul éloge moral ne peut lui convenir… et cependant toute grandeur, toute puissance, toute subordination reposent sur l’exécuteur ; il est l’horreur et le lien de l’association humaine. Ôtez du monde cet agent incompréhensible ; dans l’instant même, l’ordre fait place au chaos, les trônes s’abîment et la société disparaît« [13].

          III – La droite, la gauche et le péché originel[14]

          Les Anciens inclinaient à croire que de grands crimes avaient été commis par les fondateurs de la Cité. C’est ainsi que Romulus, après avoir tracé les limites de Rome, se rend coupable de fratricide sur la personne de Rémus. Horace, après avoir donné Albe à sa patrie, met à mort sa sœur Camille.

          La doctrine du péché originel, dans la religion chrétienne, n’est pas sans analogie avec le mythe de la faute primordiale. L’une et l’autre révèlent que l’on ne peut vivre innocemment dans ce monde. Cette conception tragique de la nature humaine est réaliste, plutôt que pessimiste. Si on la refuse, on verra dans l’homme un être irresponsable, entraîné dans le courant de l’histoire, toujours victime et jamais auteur du mal. Ou bien, au contraire, un être doté d’un libre arbitre inconditionné, qui fait de chacun un commencement absolu ; monade sans racines, donc sans fidélité, l’homme aurait alors le droit inaliénable de se révolter contre les normes artificielles qu’on cherche à lui imposer de l’extérieur, comme pour le réduire en esclavage ; il ne pourrait pas être auteur du mal, puisqu’il se situerait par delà bien et mal et qu’en faisant ce qui est considéré comme le mal, il accomplirait sa propre nature, ce qui en soi ne peut être que bien.

          La doctrine de la faute ou du péché originel, quelle qu’en soit l’interprétation exacte, est donc indissociable de la conception de l’homme qui prédomine dans la tradition occidentale. Toutefois, celle-ci suppose en outre que la responsabilité soit portée, en dernière analyse, par des hommes et non par des groupes, qu’elle soit individuelle et non collective.

          En effet, la théorie de l’état de nature et de la chute dans l’état social selon les philosophes, Jean-Jacques Rousseau en particulier, se laisse traduire en termes de péché social et de responsabilité collective pour cette faute primordiale de l’homme.

          D’un autre côté, la théorie du péché originel, chez Joseph de Maistre, semble impliquer la notion de responsabilité collective, car cet auteur croit que non seulement la faute de nos premiers parents, mais aussi les vices apparus par la suite, s’accumulent de génération en génération, par hérédité des caractères acquis…

          En forçant à peine le trait, on pourrait dire que si, pour Rousseau, tout criminel est innocent, pour de Maistre, tout innocent est criminel. Opinions opposées sans aucun doute, mais qui, l’une et l’autre, obscurcissent les notions d’innocence et de culpabilité et diluent la responsabilité de l’homme.

          La responsabilité authentique, dans la civilisation occidentale, est celle de l’homme qui, maître de lui-même et fidèle à ses traditions, peut répondre de soi. Elle est, en dernière analyse, individuelle et non collective. La faute de Romulus ne retombe sur les Romains que dans la mesure où ils acceptent les devoirs de la cité, tout en jouissant de sa grandeur. De même, le péché originel n’est pas seulement celui d’Adam et d’Ève, mais aussi celui de chaque homme en particulier, qui a hérité d’une nature peccable. C’est pourquoi, répondant à Platon, Saint Augustin pouvait dire : « On appelle homme de bien, non celui qui connaît le bien, mais celui qui l’aime.« [15]

          Il ne revient pas à un gouvernement de décider de la valeur morale des gens. Certes, on peut reconnaître avec Joseph de Maistre que « l’occasion ne fait point le méchant, elle le manifeste« [16], car « la responsabilité morale de l’homme porte à vrai dire d’abord et ostensiblement sur ce qu’il fait, mais au fond, sur ce qu’il est » (Schopenhauer)[17]. Mais la justice humaine ne doit punir que pour un crime effectivement commis. Seule la justice divine peut nous punir pour les crimes que nous aurions pu commettre. A la première, il n’appartient que de juger les actes. A la seconde, il revient de juger les âmes.

Notes


[1]   Alfred North Whitehead, cité par Mircea Eliade dans Méphistophélès et l’androgyne, Gallimard, 1962.

[2]   Platon, Œuvres complètes, traduction et notes de Léon Robin, Gallimard, N.R.F., La Pléiade, 2 t., 1950. Voir t. 1, note en page 1456. La citation ne renvoie pas à un passage précis de la traduction, mais en paraphrase plusieurs de sens voisins.

[3]   Le Petit Hippias, 376 b ; Le Grand Hippias, 296 c ; Protagoras, 345 d-e, 352 c, 358 c-d ; Gorgias, 468 c, 509 e ; Ménon, 78 a ; La République, II, 382 a ; III, 413 a ; IV, 444 d ; IX, 589 c ; Le Sophiste, 228 c ; Timée, 86 d ; Les Lois, V, 731 c ; 734 b ; IX, 860 d.

[4]   Divertissement sur les dernières paroles de Socrate, Gallimard, N.R.F., 1984, qui figure dans le même volume que « …Le Moyne noir en gris dedans Varennes, « sotie nostradamique » (!).

[5]   Voir à ce propos Henry de Lesquen et le Club de l’Horloge, La Politique du vivant, Albin Michel, 1979, p. 286.

[6]   La théorie de Platon « se trouve déjà, avec la métempsycose, dans le brahmanisme« , dit Schopenhauer (Le Fondement de la morale, Aubier-Montaigne, 1978, p. 85). Mais ce n’est pas sans abus qu’il l’assimile à la théorie de Kant sur le « caractère intelligible ».

[7]   Voir la critique féroce de Vilfredo Pareto dans Les Systèmes socialistes, Droz, Genève, 1978.

[8]   Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, 2 t., Guy Trédaniel, Ed. de la Maisnie, 1980. Voir le Deuxième Entretien, t. 1, p. 67 s.

[9]   La formule est typiquement gnostique. On comparera à celle-ci, tirée des Actes de Thomas : « Me chercher moi-même et connaître qui j’étais et qui je suis afin de redevenir ce que j’étais. » (Cf. Henri-Charles Puech, En Quête de la gnose, 2 t., Gallimard, 1978. Cité en exergue du t. 1.)

[10]   Joseph de Maistre, op. cit., t. 1, pp. 61, 66, 202.

[11]   Ibid., t. 1, pp. 30-31.

[12]   Ibid., t. 1, p. 25 ; t. 2, p. 130.

[13]   Ibid., t. 1, pp. 32-34. Voir aussi t. 2, pp. 4-7.

[14]   Titre de l’ouvrage de Léo Moulin, Librairie des Méridiens, 1984.

[15]   Cité dans le Club de l’Horloge, Socialisme et religion sont-ils compatibles ?, Albatros, 1986, p. 71.

[16]   Op. cit., t. 2, p. 130.

[17]   Cité dans La Politique du vivant, op. cit., p. 298.

Les bienfaits de la colonisation française

Illustration : Les délégués des Colonies et monsieur Jules Ferry, novembre 1892, par Frédéric Régamey.

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Après la perte de l’essentiel de son empire colonial en Amérique du Nord et en Inde consécutive à la Guerre de Sept Ans (1756-1763), puis sous Napoléon Ier, la France a entamé une nouvelle entreprise coloniale en 1830. Ce nouvel empire, composé de colonies à proprement parler, de protectorats, de concessions et de mandats, s’étendait sur 12.347.000 km² à son apogée durant l’entre-deux-guerres, soit près de 10 % de la surface terrestre émergée du globe, comprenant notamment l’Algérie après la prise d’Alger (1830), l’Indochine (1863), la Tunisie (1881), Madagascar (1885), l’Afrique-Occidentale française (1895), l’Afrique-Équatoriale française (1910), le Maroc (1912), le Cameroun et le Togo (1919), ainsi que le Liban et la Syrie (1920). Si le premier empire colonial, qui coïncidait avec une phase d’expansion démographique importante, avait donné lieu à une colonisation de peuplement, comme en atteste l’envoi par Louis XIV vers la Nouvelle-France des « filles du Roy », l’empire que la France s’est constitué à partir de la Restauration a été bâti alors qu’elle n’avait gagné que 7 millions d’habitants entre 1830 et 1914, passant de 33 à 40 millions d’habitants. L’Algérie, colonie de loin la plus peuplée, comptait au maximum près d’un million d’Européens, toutes nationalités occidentales confondues, pour une population totale passant de 3 à 12 millions d’habitants entre 1830 et 1962. Il n’y eut donc pas de grand remplacement des autochtones, ni a fortiori de populicide. S’ils étaient relativement peu nombreux, les colons français n’en ont pas moins accompli une tâche immense, de telle sorte qu’on peut à bon droit affirmer que la colonisation française fut une grande œuvre civilisatrice dont nous pouvons être fiers et dont les peuples colonisés ont toutes les raisons de nous être reconnaissants.

La conquête du second empire colonial français a commencé sous Charles X. Il s’agissait en premier lieu d’une expédition française visant à mettre un terme aux attaques des corsaires et des pirates barbaresques, qui, en partance des ports d’Afrique du Nord, prenaient d’assaut les vaisseaux chrétiens et les côtes européennes depuis le Moyen Âge, pillaient la rive nord de la mer Méditerranée et réduisaient les Européens en esclavage. Dans un second temps, après de nombreux incidents, parmi lesquels le massacre des marins de la frégate française Duchesse de Berry, dont les têtes coupées furent vendues à Alger, et le bombardement du bâtiment de la marine royale française La Provence, la France s’est décidée à prendre Alger. Forte de son illustre et longue histoire militaire et ayant entamé son essor industriel, la France s’est imposée d’autant plus nettement qu’elle n’a pas rencontré de front uni. Ainsi, selon Bernard Lugan : « La rapidité de la conquête s’explique d’abord et surtout parce que les colonisateurs n’eurent jamais face à eux une résistance globale, car il n’y eut à aucun moment la moindre solidarité entre les peuples africains. Plus encore, quand la conquête coloniale renversait des empires, leur écroulement se faisait dans l’allégresse de ceux qui avaient été exploités, d’où les aides que les Européens obtinrent lors de chaque résistance ethno-nationale ». Cela valait aussi pour l’Algérie, où les autochtones entendaient profiter de la présence française pour se débarrasser de l’influence ottomane déclinante. La France a procédé par la suite à la conquête de l’Algérie, territoire en proie aux razzia tribales. Elle a adjoint à l’Algérie, qui n’était ni un État, ni une nation, le Sahara que celle-ci n’avait jamais possédé.

Il est à cet égard très excessivement fait grief à la France d’avoir fait emploi de la force armée dans le cadre de ses efforts de pacification. Daniel Lefeuvre note ainsi que même Pélissier de Reynaud, arabophile auteur des Annales algériennes (1854), « si compréhensif d’ordinaire à l’égard des Algériens, assure pourtant “qu’ils ne font jamais de prisonniers et qu’à quelques rares exceptions près, ils égorgent tout ce qui leur tombe sous les mains» et qu’il « salue d’ailleurs “comme une amélioration dans les mœurs arabes [qui] doit être remarquée, qu’en décembre 1835, pour la première fois, les Hadjoutes introduisirent dans la guerre un principe d’humanité jusqu’alors méconnu des Arabes dans leurs démêlés avec nous : ils firent des prisonniers ». Lefeuvre note qu’il en est de même dans « les Récits de Kabylie d’Émile Carrey, à propos, cette fois, des Kabyles : “C’est leur coutume sauvage d’achever tout blessé et d’emporter sa dépouille comme un trophée de victoire ». À propos de l’usage français de la force, Charles de Gaulle remarquait lors de sa conférence de presse du 31 janvier 1964 : « Naturellement, tant que la colonisation était la seule voie par laquelle il était possible de pénétrer des peuples repliés dans leur sommeil, nous fûmes des colonisateurs, et quelquefois impérieux et rudes. Mais, au total, le bilan de ce que nous avons donné aux autres est largement positif pour toutes les nations où nous l’avons fait. […] Pour ce qui est de nous Français, il est clair que la politique des Gentil, des Brazza, des Gallieni, des Sarraut, des Lyautey, des Ponty, qui a toujours tendu à élever les populations où leur action s’exerçait, les ont conduites à mesurer ce qui était leur possibilité nationale. ». L’effort de pacification accompli par la France a ainsi rendu possible que, « dans les années 1950, l’Afrique subsaharienne [fût] la partie du monde la plus paisible : ni guerre, ni coups d’État, ni massacres ethniques, ni réfugiés faméliques entassés dans des camps insalubres ». « Le continent ignorait alors les famines. […] Les métropoles se faisaient un point d’honneur de transformer leurs colonies en miroir de leur propre génie. Elles y réussissaient avec plus ou moins de bonheur, souvent avec des maladresses, parfois au prix d’injustices, mais, pour la première fois de son histoire, l’Afrique noire connaissait la paix », comme le note Bernard Lugan, ajoutant : « Depuis la décennie 1960, la région saharo-sahélienne a connu plusieurs guerres, toutes inscrites dans la longue durée historique. Qu’il s’agisse du Mali, du Niger, du Tchad ou du Darfour, nous étions en effet en présence d’autant de résurgences de conflits gelés par la colonisation. »

Si les différentes facettes de la supériorité stratégique et tactique française sont le moyen qui explique les conquêtes coloniales et la pacification qui s’en est suivie, on ne peut pour autant perdre de vue quels en étaient les objectifs. La France n’était en effet pas seule et, pour maintenir son rang, se devait de s’affirmer sur la scène internationale. Rivale séculaire du Royaume-Uni, autre puissance coloniale qui lui disputait ses conquêtes, ainsi que les mers, et, partant, les voies commerciales, la France a dû, dans la seconde moitié du XIXe siècle, faire face à la montée en puissance de la Prusse, puis de l’Allemagne unifiée, laquelle cherchait, au même titre que les autres puissances européennes, sa « place au soleil » dans le cadre de sa nouvelle Weltpolitik. Par ailleurs, après les découvertes réalisées grâce à l’exploration du continent américain et de l’océan Pacifique, et lors de l’expédition française en Égypte, les raisons de la colonisation étaient aussi d’ordre scientifique : il s’agissait notamment de cartographier, de recenser la faune et la flore, de faire des recherches historiques ou des fouilles archéologiques.

Cependant, le succès de la colonisation française s’explique aussi et dans une large mesure par l’engouement d’une partie de la population et des dirigeants français pour le « côté humanitaire et civilisateur de la question », pour reprendre les mots de Jules Ferry lors de son discours du 28 juillet 1885 à la chambre des députés, c’est-à-dire pour la mission civilisatrice qui sous-tendait le projet colonial français et qui était perçue comme ce que l’Anglais Rudyard Kipling appelait le fardeau de l’homme blanc, puis également comme une contrainte de souveraineté sur les territoires de l’empire. Ainsi, en 1860, Napoléon III déclarait-il, lors de son discours d’Alger, que « le but de la France doit être d’élever les Arabes à la dignité d’hommes libres, de répandre sur eux l’instruction, tout en respectant leur religion, d’améliorer leur existence en faisant sortir de cette terre tous les trésors que la Providence y a enfouis et qu’un mauvais gouvernement laisserait stériles ». Il s’agissait en effet d’apporter aux populations autochtones ce que la France avait accumulé au cours de sa longue histoire et qu’elle avait de plus précieux. Les travaux combinés de Raymond Cartier, de Jacques Marseille et de Bernard Lugan mettent ainsi en évidence qu’en 1960, au moment de l’indépendance, 3.800.000 enfants des colonies africaines étaient scolarisés et que, dans la seule Afrique noire, 16.000 écoles primaires et 350 écoles secondaires (collèges ou lycées) fonctionnaient. En 1960 toujours, 28.000 enseignants, soit le huitième de tout le corps enseignant français, exerçaient sur le continent africain. Loin de jalousement garder pour elle sa science et son savoir-faire, patrimoine intellectuel hors pair, la France a au contraire transmis le fruit de son expérience unique. Cet ensemble de savoirs dont elle a fait don forme, en plus du legs matériel, un legs immatériel inestimable. S’il est impossible d’en dresser une liste exhaustive, on se doit de mentionner l’évangélisation, remplaçant les croyances animistes, les rites barbares et les superstitions locales ; l’art, les mœurs et, plus largement, la culture française, qui faisait l’admiration de l’Europe et du monde ; le français, langue de référence mondiale depuis les traités de Westphalie en 1648 ; les progrès de la science, domaine, parmi tant d’autres, dans lequel la France est une nation phare ; la liberté ou encore les grands principes juridiques, administratifs et financiers, issus à la fois de l’Ancien Régime, de la Révolution, de l’Empire de Napoléon, de la Restauration, puis de la République. Il s’agit là sans conteste pour les populations de l’empire colonial français de l’un des plus grands transferts de connaissances et de l’un des plus grands sauts technologiques dans l’histoire de l’humanité.

Il convient ici de rappeler combien les populations autochtones apparaissaient primitives, pour ne pas dire arriérées au regard des Occidentaux. Les conquêtes coloniales françaises s’expliquent en effet aussi par l’écart de civilisation et de développement causé par la stagnation séculaire du continent africain avant la colonisation. C’est vrai pour l’Afrique du Nord, tour à tour dominée par les Romains, les Arabes, puis les Turcs, avant l’arrivée des Français. Ça l’est plus encore pour l’Afrique noire au sud du Sahara, qu’il faut distinguer des populations noires au sud de l’Égypte, qui étaient au contact du monde oriental. Bernard Lugan pose la question en ces termes : « Un des grands mystères de l’histoire de l’Afrique réside dans la constatation suivante : subitement, l’histoire s’arrête au sud du Sahara. Après l’apparition de l’homme moderne, l’Afrique subsaharienne, c’est-à-dire l’Afrique noire, accumule un retard qu’elle ne parviendra plus à combler. C’est en effet avec l’Homo sapiens sapiens que l’on suit l’émergence des civilisations qui se traduit par une quintuple invention : élevage, agriculture, céramique, métallurgie et écriture ; or, aucune de ces nouveautés n’est apparue d’abord en Afrique noire ». Cette Afrique noire n’avait en effet pas généralisé l’écriture, n’avait pas de corpus juridique élaboré ou de monnaie fiduciaire et l’utilisation de la charrue, de la traction animale et de moyens de transports sur roues y constituaient l’exception plutôt que la règle. Outre d’une agriculture à faible rendement, elle vivait en grande partie de la traite négrière qui était prioritairement interafricaine et à destination du nord de l’Afrique et du Proche-Orient. En effet, selon Olivier Grenouilleau : « La traite transatlantique est quantitativement la moins importante : 11 millions d’esclaves sont partis d’Afrique vers les Amériques ou les îles de l’Atlantique entre 1450 et 1869 et 9,6 millions y sont arrivés. Les traites que je préfère appeler “orientales” plutôt que musulmanes — parce que le Coran n’exprime aucun préjugé de race ou de couleur — ont concerné environ 17 millions d’Africains noirs entre 650 et 1920. Quant à la traite intrafricaine, un historien américain, Patrick Manning, estime qu’elle représente l’équivalent de 50 % de tous les déportés hors d’Afrique noire, donc la moitié de 28 millions. C’est probablement plus ». Dans ces conditions, les thèses selon lesquelles la colonisation aurait empêché le développement de l’Afrique paraissent absurdes.

Il découle des nobles motivations et des réussites dont nous venons de faire état que les Français peuvent à raison être fiers de ce que, loin de la patrie, leurs ancêtres colons ont accompli au service de la France et de son empire. Il n’en reste pas moins que, largement débitrices, les populations indigènes peuvent à juste titre être regardées comme redevables envers la France de son action.

Cette obligation apparaît particulièrement légitime lorsqu’on songe au fait que de nombreux descendants des peuples colonisés par la France doivent leur existence même aux progrès qu’elle a apportés. Les accomplissements de la médecine coloniale française et ses conséquences pour la santé et l’hygiène des populations sous son administration sont en effet indissociables de l’histoire de la colonisation française. Bernard Lugan relate ainsi : « L’œuvre accomplie par les médecins coloniaux français fut considérable. Ils débarrassèrent les Africains de la lèpre, de la rougeole, de la maladie du sommeil, du choléra, de la variole, de la fièvre typhoïde et ils leur donnèrent la quinine qui permettait de lutter contre la malaria. Cette médecine coloniale, héritière de l’École impériale de santé de Strasbourg forma à partir de 1856 les praticiens qui suivaient une spécialité à l’hôpital d’instruction du Val de Grâce. Après l’annexion allemande de l’Alsace, deux écoles de santé furent ouvertes, l’une à Lyon en 1889 et l’autre à Bordeaux en 1890. À partir de 1904, la dernière année de spécialisation se fit au Pharo à Marseille. Parmi ces bienfaiteurs de l’humanité, François Maillot (1804-1894) découvrit l’utilisation de la quinine, Alphonse Laveran (1845-1922) identifia l’hématozoaire agent du paludisme et reçut le Nobel de physiologie en 1907, Albert Calmette (1863-1933) fonda le laboratoire de l’hôpital de Saïgon en 1894, Alexandre Yersin (1863-1943) découvrit l’agent bactérien de la peste, le bacille de Yersin, Paul Simond (1858-1947) montra que les puces et les poux qui prolifèrent sur les rats sont les principaux vecteurs de la propagation de la peste. Georges Girard et Jean Robic, qui avaient été formés à l’École de Santé navale de Bordeaux, puis au Pharo, à Marseille et enfin à l’Institut Pasteur de Paris, furent nommés à Madagascar alors que la peste y exerçait des ravages. Ils y inventèrent un vaccin et, comme le temps pressait, car il fallait gagner la course contre la mort, ils se l’injectèrent, servant ainsi de cobayes humains ». Ce fut en particulier le cas en Algérie à partir de 1830 : « Quand, sous les ordres du maréchal de Bourmont et de l’amiral Duperré, une armée de 36.450 hommes débarqua à Sidi Ferruch, il n’y avait pas de médecins en Algérie. Cet art y était pratiqué par des soigneurs dans les bains maures et les accouchements étaient réalisés par des matrones, les qablat. Seule exception, certains consulats européens avaient monté des centres de soins. Avant la fin du mois de juin 1830, le service de santé des Armées ouvrit ses premiers centres destinés à la population civile. En 1853, le ministre de la Guerre créa les Médecins de colonisation, qui furent au nombre d’une centaine à la fin du XIXe siècle et qui œuvrèrent dans une soixantaine de circonscriptions, réduites au fur et à mesure de l’installation de médecins libéraux. […] En 1944, les médecins de colonisation devinrent médecins de la santé, puis, en 1951, médecins de l’assistance médico-sociale, aidés et secondés par des infirmières visiteuses coloniales. Ils éradiquèrent le typhus, firent reculer le paludisme et la syphilis, traitée efficacement après l’introduction de la pénicilline. Ils distribuèrent les sulfamides qui permirent de traiter le trachome. Ils firent reculer puis ils éradiquèrent la tuberculose et la rage. » La baisse de la mortalité générale et infantile en particulier et donc la hausse de l’espérance de vie ont ainsi permis aux peuples colonisés de traverser la première phase de leur transition démographique et de connaître une hausse de leur population sans précédent. En l’espace de 15 ans seulement, entre 1921 et 1936, à périmètre constant, la population des colonies, protectorats et mandats de l’empire français est ainsi passée de 55,56 à 69,13 millions d’habitants. Selon les différentes estimations, la population totale de l’Afrique a en conséquence été multipliée par 7 au cours du XXe siècle, passant d’un peu plus de 100 millions à près de 800 millions d’habitants.

Si la colonisation française a apporté la paix et la santé, elle n’a pas négligé d’apporter la prospérité. Pour mettre en valeur son empire, la France a ainsi consenti à des efforts considérables, qui n’ont cessé d’augmenter jusqu’à la décolonisation. Les travaux de Jacques Marseille ont en effet montré qu’en 1914 l’empire était la troisième destination des capitaux français exportés, derrière la Russie et l’ensemble de l’Amérique latine. En 1929, l’empire absorbait entre 30 et 40 % des investissements extérieurs totaux, c’est-à-dire privés et publics ; en 1939 ce chiffre atteignait entre 40 et 50 %. Ces sommes ont en grande partie servi à financer les productions locales, lesquelles ont pu se développer d’autant plus facilement que la métropole les protégeait de la concurrence internationale en achetant les produits à des prix le plus souvent supérieurs à ceux du marché mondial. Ont par voie de suite notamment pu apparaître et croître les secteurs des phosphates au Maroc, du vin, des minerais, puis du pétrole en Algérie à partir de sa découverte par la compagnie publique française de pétrole SN-Repal en 1956, du caoutchouc en Indochine, du cacao en Côte d’Ivoire, des arachides et des agrumes au Sénégal, du bois au Gabon, de l’huile de palme au Cameroun, etc. Quant à la rémunération des salariés dans les colonies, elle était loin d’être toujours risible. Daniel Lefeuvre cite à cet égard un rapport de Saint-Gobain de 1949, lequel fait état d’un surcoût pour les productions coloniales : « Pour le personnel au mois, la moyenne des [rémunérations versées] ressort à 27.000 F pour la métropole, contre 36.000 F en Algérie […] Par comparaison avec une usine métropolitaine située en province, l’ensemble des dépenses, salaires et accessoires est de 37 % plus élevée. » L’activité économique que la France a fait naître et prospérer dans son empire et qui trop souvent a disparu après, que ce soit du fait des choix socialistes opérés par les élites locales sous l’influence de l’URSS, de la corruption ou d’autres facteurs, n’aurait pas été possible sans infrastructures. L’exemple de Madagascar est de ce point de vue instructif. Bernard Lugan constate en effet qu’en 1960 « la France léguait à Madagascar 28.000 km de pistes carrossables, 3.000 km de routes bitumées ou empierrées, des centaines d’ouvrages d’art, des lignes de chemin de fer (Antsirabé – Tananarive – Tamatave – lac Alaotra et Fianarantsoa – Manakara), des ports équipés (Diego-Suarez, Tamatave, Majunga et Tuléar) et des aérodromes ». « La priorité française avait été l’agriculture et ses dérivés : café, vanille, girofle, canne à sucre et tabac. La culture du poivre avait été introduite avec celle du coton, du sisal, des arbres fruitiers, de la vigne et de la pomme de terre. Quant à la riziculture, elle avait été développée et, dès 1920, Madagascar en exportait 33.000 tonnes. Les ingénieurs des Eaux et Forêts avaient lutté contre l’érosion par le reboisement des hauts plateaux. Des barrages avaient été construits afin de constituer des réserves pour l’irrigation. Des industries de transformation des productions agricoles (huileries, sucreries, tanneries, conserveries de viande, etc.) avaient été créées. Ceci faisait qu’au moment de l’indépendance l’autosuffisance alimentaire était assurée et les exportations de riz courantes et régulières. » Aussi, bien qu’elle ne soit pas due à la colonisation française à proprement parler, mais à l’influence française au sens large, on ne peut faire abstraction de la plus illustre des réalisations du continent africain. Il s’agit bien sûr de la construction par Ferdinand de Lesseps du canal de Suez en Égypte en l’espace de 10 ans seulement, de 1859 à 1869, et ce, malgré l’opposition diplomatique et les actions hostiles du Royaume-Uni et de l’Empire ottoman.

Ce n’est pas par cupidité que la France colonisa, contrairement aux lieux communs et aux reprises des thèses de Lénine, dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917). On retrouve pourtant aujourd’hui encore ces contresens éculés et réfutés par la science économique, au même titre que leur soubassement, le marxisme, sous la plume d’auteurs collectivistes. Si certains acteurs privés ont sans nul doute exercé une activité économique rentable dans les colonies, les banques et leurs épargnants, en revanche, auraient bénéficié de rendements supérieurs s’ils avaient investi dans d’autres pays alors en plein essor, comme le Japon, les États-Unis ou encore l’Argentine, lesquels n’étaient pas des colonies. C’est sans compter le coût pour les finances publiques et donc le contribuable que constitua l’empire. Une partie de la classe politique ne s’y est d’ailleurs pas trompée, voyant le dilemme entre la nécessaire préparation à un affrontement avec l’Allemagne et la continuation de la politique coloniale. Après la perte de l’Alsace-Moselle, conséquence de la signature de l’inique traité de Francfort en 1871, Paul Déroulède déclara ainsi en 1884, lors de son discours du Trocadéro, qu’« avant d’aller planter le drapeau français là où il n’est jamais allé il fallait le replanter d’abord là où il flottait jadis, là où nous l’avons vu de nos propres yeux ». Dans le même esprit, il affirma : « J’ai perdu deux sœurs, et vous m’offrez vingt domestiques ». En 1885, Georges Clemenceau, considérant qu’on ne pouvait à la fois vouloir reconquérir l’Alsace-Moselle et renforcer la présence française en Indochine, faisait ainsi chuter le gouvernement Ferry à l’occasion de l’affaire du Tonkin. Pourtant, l’honneur de la France, c’est de n’avoir négligé ni la préparation de la revanche, ni le développement colonial et, de surcroît, d’avoir accompli les deux avec succès ; ou, pour être plus précis, d’avoir réussi la première malgré les coûts humains et financiers qu’imposait le second. Daniel Lefeuvre relate à ce titre : « En septembre 1961, alors que l’indépendance prochaine de l’Algérie ne fait plus aucun doute, le ministère des Finances évalue les conséquences économiques et financières de cette sécession. Le résultat de cette étude, loin d’être inquiétant, conclut au contraire que le lien colonial  “a pour conséquence de faire payer par la France la plupart des exportations algériennes à des prix de soutien sensiblement supérieurs aux cours internationaux”. » Lors de sa conférence de presse du 11 avril 1961, de Gaulle déclarait ainsi : « L’Algérie nous coûte, c’est le moins qu’on puisse dire, plus cher qu’elle ne nous apporte. Qu’il s’agisse de dépenses administratives, d’investissements économiques, d’assistance sociale, de développement culturel, ou bien d’obligations qui concernent le maintien de l’ordre, ce que nous lui fournissons en fait d’efforts, d’argent, de capacités humaines, n’a pas de contrepartie, à beaucoup près, équivalente. […] Voici que notre grande ambition nationale est devenue notre propre progrès, source réelle de la puissance et de l’influence. C’est un fait, la décolonisation est notre intérêt et, par conséquent, notre politique. » Il précisa par la suite sa pensée dans ses Mémoires d’espoir (Tome 1, 1970) : « En reprenant la direction de la France, j’étais résolu à la dégager des astreintes désormais sans contrepartie que lui imposait son Empire […], des charges que nous coûtaient nos colonies […], [et de] ce qu’il nous fallait dépenser pour entretenir et encadrer [la] vie lente et reléguée [de ses populations], […] gageure où, pour ne rien gagner, nous avions tout à perdre ».

Autre motif à la fois de fierté et de reconnaissance et contrairement à certaines idées reçues, la France est loin d’avoir fait table rase des cultures, traditions et coutumes locales de son empire, surtout lorsqu’elles ne présentaient pas un caractère archaïque. Si l’Algérie a ainsi été départementalisée en 1848 afin de la considérer comme partie intégrante de la France, tant et si bien que Napoléon III, s’opposant ainsi au Maréchal Pélissier, dont il désapprouvait partiellement les projets pour l’Algérie, allait jusqu’à écrire : « Les indigènes ont comme les colons un droit égal à ma protection et je suis aussi bien l’Empereur des Arabes que l’Empereur des Français », tel ne fut pas le cas du Maroc. L’exemple marocain montre en effet combien la France savait se montrer respectueuse des institutions préexistantes. Ainsi Lyautey affirmait-il en 1916 : « Alors que nous nous sommes trouvés en Algérie en face d’une véritable poussière, d’un état de choses inorganique, où le seul pouvoir était celui du Dey turc effondré dès notre venue, au Maroc, au contraire, nous nous sommes trouvés en face d’un empire historique et indépendant, jaloux à l’extrême de son indépendance, rebelle à toute servitude, qui, jusqu’à ces dernières années, faisait encore figure d’État constitué, avec sa hiérarchie de fonctionnaires, sa représentation à l’étranger, ses organismes sociaux. » Bernard Lugan explique qu’en 1912, avec le traité de Fès, la France a ainsi mis en place un dispositif institutionnel original : « Le sultan du Maroc conservait tous les attributs de son prestige ; son pouvoir spirituel restait intact, car il demeurait imam et calife, la prière étant dite en son nom le vendredi dans les mosquées. Il n’en était pas de même avec ses pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire car il devait se contenter de signer les dahîrs présentés par la Résidence ; pour nommer les fonctionnaires, il n’avait de choix que sur les listes que cette dernière lui soumettait. Quant au Makhzen, il fut réformé et il n’eut plus qu’un rôle de façade. Le Résident de France au Maroc était nommé en Conseil des ministres et il dépendait du ministère des Affaires étrangères. Il était le représentant du Maroc sur la scène internationale, commandait l’armée, dirigeait l’administration, promulguait les décrets signés par le sultan après avoir décidé des lois et choisi les vizirs et les fonctionnaires. » De même : « À chaque fois que l’administration locale pouvait aider à la mise en place de l’autorité coloniale, la France conserva ainsi le pouvoir traditionnel, comme par exemple avec le roi du Dahomey jusqu’en 1900. En Oubangui-Chari, l’organisation du royaume Bandia fut maintenue jusque dans les années 1940 et, en Haute-Volta, le Moro Naba, empereur des Mossi, fut également laissé en place. Au Sénégal, après l’avoir combattue, la France s’appuya sur la confrérie des Mourides et plus largement sur les marabouts. » Il ressort ainsi que la France a su faire preuve de désintérêt et même de dévouement, tentant soit de respecter les populations, traditions, et les structures politiques locales, lorsque celles-ci existaient, soit de considérer les indigènes comme les siens, essayant de les élever à son niveau.

À mille lieues des idées fausses véhiculées par les tiers-mondistes, les indépendances ne furent presque jamais conquises dans le sang. Elles furent essentiellement accordées dans la paix et firent le plus souvent l’objet d’un consensus. Sur le continent africain en particulier, aucune puissance coloniale ne fut militairement contrainte d’abandonner ses possessions. Le cas algérien est à cet égard saisissant : c’est contre une partie de l’armée française, victorieuse sur le terrain, et d’une partie des locaux, qu’ils soient français ou autochtones, que l’indépendance fut décidée par de Gaulle. Les indépendances sont d’ailleurs loin d’avoir entraîné de la part des anciennes colonies une prise de distance générale à l’égard de la France et une condamnation unanime, bien au contraire : après l’Union française sous la IVRépublique et la Communauté française sous la Ve République, la France et ses anciennes colonies ont maintenu leurs relations et coopéré dans de nouveaux cadres ; d’une part de manière bilatérale, en application des accords conclus à l’indépendance, lesquels contiennent d’ailleurs souvent des clauses exorbitantes de droit commun, par trop généreuses, qui bénéficient excessivement aux ressortissants des anciennes colonies ; mais aussi, d’autre part, de manière multilatérale, en particulier dans le cadre de l’organisation internationale de la francophonie, créée en 1970. Les liens financiers sont notamment restés très forts, comme en témoignent le maintien du franc CFA après la décolonisation, lequel a contribué, comme sous la colonisation, à offrir une remarquable stabilité financière et monétaire aux pays en bénéficiant, mais aussi l’aide au développement accordée par la France, ainsi que les transferts monétaires vers leurs pays d’origine des immigrés et de leurs descendants installés en France, mais dont la vocation est de renouer avec le pays de leurs ancêtres. Par ailleurs, même après leur départ, la France et les Français continuent de montrer la voie et d’inspirer la pensée et l’action de leurs anciennes colonies dans de très nombreux domaines.

En 1945 débute un mouvement de décolonisation qui s’achève en 1962 avec l’indépendance accordée à l’Algérie par les accords d’Évian. Cette décolonisation n’a que partiellement été subie, elle a en grande partie été voulue par la métropole. À l’exception de l’Indochine, où les communistes ont remporté la bataille de Diên Biên Phu, conquérant leur indépendance, la France a octroyé les territoires qu’elle possédait aux élites indigènes qu’elle avait formées. Dans l’intérêt mutuel, elle a par la suite noué des liens étroits avec ces pays, qu’elle a plus qu’abondamment contribué à faire émerger et pour lesquels elle a continué de représenter un modèle. Elle peut légitimement s’honorer de l’immense accomplissement qu’elle a partant réalisé. C’est dans cet esprit, le 11 novembre 1996, à l’occasion de l’inauguration d’un monument à la mémoire des victimes civiles et militaires tombées en Afrique du Nord de 1952 à 1962 et dans un moment d’une rare lucidité, que le président Jacques Chirac, en guise de bilan, invitait à la réflexion suivante : « Nous ne saurions oublier que [les soldats de l’armée d’Afrique] furent aussi des pionniers, des bâtisseurs, des administrateurs de talent, qui mirent leur courage, leur capacité et leur cœur à construire des routes et des villages, à ouvrir des écoles, des dispensaires, des hôpitaux, à faire produire à la terre ce qu’elle avait de meilleur ; en un mot, à lutter contre la maladie, la faim, la misère et la violence et, par l’introduction du progrès, à favoriser pour ces peuples l’accès à de plus hauts destins. Pacification, mise en valeur des territoires, diffusion de l’enseignement, fondation d’une médecine moderne, création d’institutions administratives et juridiques, voilà autant de traces de cette œuvre incontestable à laquelle la présence française a contribué non seulement en Afrique du Nord, mais aussi sur tous les continents. Traces matérielles certes, mais aussi apport intellectuel, spirituel, culturel, comme en témoigne la formation des élites francophones, qui participent au sein des instances internationales et dans le monde au rayonnement de notre pays. Aussi, plus de trente ans après le retour en métropole de ces Français, il convient de rappeler l’importance et la richesse de l’œuvre que la France a accomplie là-bas et dont elle est fière ».

Auguste Lorrain

Références
de Gaulle (Charles), Mémoires d’espoir : 1, Le Renouveau, 1958-1962, Plon, 1970
Grenouilleau (Olivier), Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale, Gallimard, 2014
Lefeuvre (Daniel), Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, 2008
Lugan (Bernard), Afrique, l’histoire à l’endroit, Perrin, 1989
Lugan (Bernard), Les guerres d’Afrique : des origines à nos jours, Éditions du Rocher, 2013
Lugan (Bernard), Osons dire la vérité à l’Afrique, Éditions du Rocher, 2015
Lugan (Bernard), Histoire de l’Afrique du Nord, des origines à nos jours, Éditions du Rocher, 2016
Lugan (Bernard), Histoire de l’Afrique, des origines à nos jours, (2e édition), Ellipses, 2020
Marseille (Jacques), Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce, Albin Michel, 2005.

Le linceul de Turin est-il authentique ?

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Note pour Monsieur P*** de C***
sur la question de l’authenticité du linceul de Turin

         

A la suite de la discussion un peu vive que nous avons eue, tu m’as envoyé une abondante documentation, fort intéressante, sur le linceul de Turin, en m’invitant à faire preuve d’objectivité sur cette question délicate : tu parais convaincu, en effet, que c’est surtout cette qualité essentielle dans tout débat scientifique qui manque aux adversaires de l’authenticité. Je te remercie beaucoup de t’être donné cette peine pour moi et je me sens obligé de te répondre par écrit, et avec un certain détail, d’autant que tu m’as piqué au vif en mettant en doute mon objectivité. A vrai dire, j’aurais préféré éviter ce débat, car je crains de peiner des amis et des gens que je respecte et que j’estime en contestant des idées qui leur sont chères. Mais tu m’y as contraint.
          Laisse-moi te préciser, au départ, que je serais aussi heureux que quiconque que les circonstances, et la piété des fidèles, nous aient transmis un tel témoignage de la Passion du Christ. Il n’y aurait, d’ailleurs, rien d’invraisemblable a priori à ce que les premiers chrétiens aient conservé cette relique, qui porterait, visible à l’œil nu, l’image du Christ incarné. Mais la pièce d’étoffe qui est exposée à Turin est-elle authentique, c’est-à-dire, est-elle vraiment le linceul de Jésus de Nazareth, crucifié au premier siècle à la demande des Juifs, comme le relate l’Évangile ?
          Quand cette question a commencé à être discutée dans la presse, il y a quelques années, je n’ai pas été convaincu par les arguments savants qu’avançaient – déjà – les sindonologues – les tenants de l’authenticité –, pour une raison bien simple, qui peut s’énoncer comme suit (proposition n° 1) :

          (P1) Si le supposé linceul de Turin était authentique, il aurait été l’objet, depuis l’origine, d’une vénération continue, générale et exclusive.

Il est difficile d’imaginer qu’une relique aussi sensationnelle pût avoir été négligée, à quelque époque que ce fût. Les Actes des apôtres et les Épîtres en parleraient, et les fidèles n’auraient jamais cessé de venir la contempler. Et l’on n’aurait pas exposé près de quarante prétendus linceuls du Christ ! En supposant que le linceul ait été caché pendant les premiers siècles de la chrétienté à cause des persécutions, il serait sorti de la clandestinité après la conversion de Constantin en 312. Sa mère, l’impératrice sainte Hélène, épouse de Constance Chlore, morte en 330, a rapporté de Jérusalem des morceaux de la Croix. Si le linceul avait été conservé, nul doute qu’elle l’aurait acquis aussi et qu’elle l’aurait exposé, à côté des autres reliques de la Passion du Christ. Lorsque l’édit de Thessalonique a fait du christianisme la religion officielle de l’empire romain, en 380, le linceul aurait servi plus que jamais à l’exaltation de la vraie foi. Et on l’aurait exposé solennellement dans la cathédrale Sainte-Sophie de Constantinople, dès sa construction au VIe siècle… et non pas dans l’église de Lirey, modeste village de Champagne, près de Troyes, au XIVe siècle.
          De plus, le linceul de Turin donne une représentation du Christ conforme à l’iconographie du moyen âge et non à celle des premiers siècles de l’ère chrétienne, d’où une nouvelle objection à l’authenticité (proposition n° 2) :

P2) Si le supposé linceul de Turin était authentique, Jésus apparaîtrait sous l’aspect que lui donnaient les premières générations de chrétiens, donc comme un jeune homme imberbe ou glabre, et non comme un homme mûr et barbu.

Les premiers chrétiens avaient certainement gardé de l’apparence physique du Christ un souvenir plus proche de la réalité que leurs héritiers du bas moyen âge, 1.300 ans plus tard, et, si son linceul avait été conservé, ils auraient forcément reproduit l’image qu’il portait.

          La « redécouverte » du linceul en 1357 est, en soi, un événement un peu trop gros pour être crédible. Du reste, par quel miracle aurait-on pu deviner que cette pièce d’étoffe était le linceul du Christ ? Il ne suffisait évidemment pas d’y découvrir l’image d’un homme apparemment crucifié. D’où une troisième objection :

(P3) Pour conclure que c’était bien le linceul qui avait enveloppé le corps du Christ, il aurait fallu une chaîne de transmission ininterrompue, sur plus de quarante générations, depuis les saintes femmes et les apôtres qui avaient découvert le tombeau vide ; ou au moins un document digne de foi certifiant l’authenticité, par exemple une lettre d’un des premiers papes. Or, on n’avait ni l’une ni l’autre.

Depuis, d’autres objections, tout aussi décisives, se sont ajoutées à celles-ci. L’une découle, bien entendu, de la datation au carbone 14 :

(P4) Si le supposé linceul de Turin était authentique, on aurait trouvé qu’il était du premier siècle de l’ère chrétienne par la datation au carbone 14.

Or, les trois laboratoires qui ont daté le linceul ont tous conclu qu’il était du bas moyen âge. L’article publié dans Nature le 16 février 1989 situe sa fabrication dans l’intervalle allant de 1260 à 1390 ap. J.-C. : on est loin du compte ! J’examinerai plus loin les contre-arguments des sindonologues, dont les tiens.

          Notre discussion de l’autre jour a précisé, à mes yeux, une objection non moins redoutable que les quatre précédentes pour la sindonologie :

(P5) Si la pièce d’étoffe qui est exposée à Turin avait vraiment enveloppé le corps du Christ – ou même le corps d’un homme quelconque –, l’image qui se serait éventuellement imprimée sur le linceul serait très déformée, une fois celui-ci mis à plat, par suite du développement des lignes horizontales.

Cette considération de géométrie élémentaire suffit à ruiner la thèse de l’authenticité. L’entretien donné au Monde par le R.P. Jean-Michel Maldamé, O.P., et publié le 3 juillet 1996 a ajouté un élément essentiel à mon dossier de réfutation, en indiquant que l’Église avait toujours été pour le moins réservée sur la question de l’authenticité, et surtout en précisant que l’erreur avait été révélée dès le début :

(P6) Au XIVe siècle, dans les années qui ont suivi l’apparition du prétendu linceul à l’église de Lirey, l’évêque de Troyes a conclu qu’il était de fabrication récente. Comme il a réussi à mettre la main sur le faussaire, c’est bien qu’il s’agissait d’un faux.

Le R.P. Maldamé n’évoque pas mes autres arguments, mais il résume fort bien P4 et P6 lorsqu’il écrit : « Le dossier historique à lui seul ne peut que conduire à la conclusion que le suaire ne peut pas être identifié au linceul dont parlent les Évangiles synoptiques. La datation au carbone 14 correspond parfaitement à cette conclusion et la confirme ! » (On dit souvent à tort « suaire » pour « linceul », alors qu’un suaire, du latin sudarium, soudarion en grec, désigne au sens strict un linge qui n’entoure que la tête du mort et non le reste du corps.) Il ne fait donc pas de doute que l’objet improprement appelé linceul de Turin, présenté comme le linceul du Christ, et qui n’est pas même pas un linceul, est un faux, pour les raisons exposées ci-dessus : chacune me paraît définitive, à elle seule, et en toute objectivité. Comment pourrais-je les rejeter toutes ensemble ?
          Reste à savoir comment l’image a été créée. C’est la seule question qui demeure. Les sindonologues affirment que ce ne peut être une peinture, parce qu’un artiste n’aurait pas pu peindre « en négatif », en inversant les valeurs. Cela ne me paraît pas aussi sûr qu’à eux. Ils avancent d’autres arguments, d’une obscurité caractéristique de la sindonologie (j’y reviendrai), parlant d’« image tridimensionnelle », de « conception inversée de l’espace ». J’avoue ne pas comprendre. Du reste, il est plus naturel de supposer que l’inversion des valeurs et les autres attributs que l’on trouve à l’image viennent de ce qu’elle est une empreinte sur un relief : dans cette hypothèse, les aspérités doivent être plus fortement marquées que les creux.
          On nous dit : « Lorsque Secundo Pia a photographié le linceul pour la première fois, en 1898, il a révélé l’image du Christ, qui apparaît sur le négatif. C’est donc que le linceul est authentique, car un éventuel faussaire du XIVe siècle n’aurait pas pu prévoir l’invention de la photographie ! » Réponse : en réalité, Secundo Pia n’a pas révélé l’image du Christ, qui était visible à l’œil nu sur le linceul, bien qu’elle fût estompée depuis le XIVe siècle. Il a simplement formé une image plus nette en accroissant les contrastes et en inversant les valeurs. Si l’image est « en négatif » sur l’étoffe, c’est sans doute qu’elle est une empreinte, ou bien que le faussaire a voulu faire croire que c’en était une.
          Comme l’argument P5 – développement des lignes horizontales – interdit de penser que l’étoffe a enveloppé un corps ou une statue, on peut avancer l’hypothèse suivante : l’artiste-faussaire a dû appliquer le « linceul » sur un relief, préalablement enduit de colorants appropriés, qui pouvaient être, en certains endroits, du sang humain. Le relief aurait lui-même été sculpté d’après un modèle, soit un cadavre, soit, plus probablement, un homme vivant, peut-être un flagellant qui avait joué le rôle du Christ dans une « passion ».
          On voit bien pourquoi le faussaire a utilisé cette technique : s’il avait appliqué l’étoffe sur une statue ou sur un corps, l’image n’aurait pas été reconnaissable, tant elle aurait été déformée, et elle aurait été donc moins propre à exciter la ferveur des pèlerins. Pour la même raison, il ne pouvait pas respecter l’usage des Juifs de l’époque du Christ, qui enveloppaient la tête du mort d’un suaire, et le reste du corps d’un linceul : on ne pouvait pas proposer un corps sans tête à la vénération des pèlerins. Et cette remarque fournit un septième argument :

(P7) Si le linceul était authentique, il n’aurait pas enveloppé la tête du Christ, mais seulement le reste du corps, puisque tel était l’usage des Juifs, que Nicomède et Joseph d’Arimathie ont respecté quand ils ont enseveli le Christ, ainsi que le rapporte l’Évangile selon saint Jean, qui est précis et qui parle du reste de « bandelettes » et non de « linceul » (XIX 40 et XX 4-7).

Cette objection décisive a déjà été soulevée par Jean Calvin dans son Traité des reliques (1543) et le fait qu’il fût un hérésiarque ne change rien à la valeur de l’argument.

Il est bon de reproduire ici intégralement les passages des Évangiles qui traitent du sujet qui nous préoccupe. Ils ne sont pas longs.

          Saint Matthieu
« Le soir venu, un homme riche, de la ville d’Arimathie, nommé Joseph, qui s’était fait, lui aussi, disciple de Jésus, alla trouver Pilate et lui demanda le corps de Jésus. Pilate commanda qu’on le lui donnât. Joseph, ayant pris le corps, l’enveloppa dans un linceul blanc et le déposa dans le tombeau neuf qu’il avait fait tailler dans le rocher. Puis, ayant roulé une grande pierre à l’entrée du tombeau, il se retira. » (XXVII 57-60)
          Saint Marc
« Le soir venu, et comme c’était le jour de la préparation, c’est-à-dire la veille du jour du sabbat, Joseph d’Arimathie, membre éminent du conseil, qui attendait lui aussi le Règne de Dieu, eut l’audace d’aller trouver Pilate pour lui demander le corps de Jésus. Pilate s’étonna qu’il fût déjà mort et, ayant fait venir le centurion, il lui demanda s’il était mort depuis longtemps. Le centurion l’en ayant assuré, il donna le corps à Joseph. Ayant acheté un linceul, Joseph descendit Jésus de la croix, l’enveloppa dans le linceul et le déposa dans un tombeau qui avait été taillé dans le rocher, puis il roula une pierre à l’entrée du tombeau. » (XV 42-46)
          Saint Luc
« Alors survint un homme nommé Joseph, membre du conseil, homme droit et juste. Il n’avait donné son accord ni au dessein des autres ni à ce qu’ils avaient fait. Originaire d’Arimathie, ville de Judée, il attendait le Règne de Dieu. Il alla trouver Pilate et demanda le corps de Jésus. Il le descendit de la croix, l’enveloppa dans un linceul et le déposa dans un tombeau taillé dans le rocher où personne n’avait encore été mis. C’était un jour de préparation et le sabbat approchait. Les femmes qui l’avaient accompagné depuis la Galilée suivirent Joseph : elles regardèrent le tombeau et comment son corps avait été placé…
          « Le premier jour de la semaine, de grand matin, elles vinrent au tombeau en portant les aromates qu’elles avaient préparés. Elles trouvèrent la pierre roulée de devant le tombeau. Étant entrées, elles ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus… Revenues du tombeau, elles rapportèrent tout cela aux onze et à tous les autres. C’étaient Marie de Magdala, Jeanne et Marie mère de Jacques ; les autres femmes qui étaient avec elles le dirent aussi aux apôtres, mais ces paroles leur semblèrent du radotage et ils ne les crurent pas. Cependant, Pierre partit et courut au tombeau. Mais, se penchant, il ne vit que les bandelettes. Et il s’en retourna chez lui, tout surpris de ce qui était arrivé. » (XXIII, 50-55 ; XXIV, 1-12).
          Saint Jean
« Après cela, Joseph d’Arimathie, qui était disciple de Jésus, mais en secret par peur des Juifs, demanda à Pilate la permission d’enlever le corps de Jésus. Pilate le lui ayant permis, il vint enlever le corps. Nicomède, lui qui naguère était allé trouver Jésus au cours de la nuit, vint aussi, apportant un mélange de myrrhe et d’aloès d’environ cent livres. Ils prirent donc le corps de Jésus et l’enveloppèrent de bandelettes, avec des aromates, selon la manière d’ensevelir en usage chez les Juifs. Or, au lieu où Jésus avait été crucifié, il y avait un jardin, et dans ce jardin un tombeau tout neuf où personne n’avait été mis. Comme c’était le jour de la préparation du sabbat et que ce tombeau était proche, c’est là qu’ils déposèrent Jésus.
          « Le premier jour de la semaine, à l’aube, alors qu’il faisait encore sombre, Marie de Magdala se rendit au tombeau et vit que la pierre avait été enlevée du tombeau. Elle courut pour rejoindre Simon Pierre et l’autre disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit : “On a enlevé le Seigneur du tombeau et nous ne savons pas où on l’a mis.” Alors Pierre sortit, ainsi que l’autre disciple, et ils allèrent au tombeau. Ils couraient tous les deux ensemble, mais l’autre disciple, plus rapide que Pierre, arriva le premier au tombeau. Se penchant, il aperçut les bandelettes, qui étaient posées là, pourtant il n’entra pas. Alors arriva aussi Simon-Pierre, qui le suivait ; il entra dans le tombeau et il vit les bandelettes, posées là, ainsi que le suaire qui avait recouvert sa tête ; il n’était pas déposé avec les bandelettes, mais il était roulé à part, dans un autre endroit. Alors l’autre disciple, qui était arrivé le premier au tombeau, entra lui aussi. Il vit, et il crut. »
(XIX 38-42 ; XX 1-8)
          Les trois Évangiles synoptiques disent que le corps du Christ a été enveloppé dans un linceul : sindôn en grec (c’est dans cette langue, rappelons-le, qu’ont été écrits les Évangiles, comme tout le reste du Nouveau Testament). Mais le troisième, saint Marc, écrit ensuite que celui-ci était formé de bandelettes, au pluriel (othonia). Cette précision vaut évidemment pour les deux autres, pour saint Matthieu comme pour saint Marc, d’autant qu’elle est confirmée par l’Évangile selon saint Jean, qui ne parle que de bandelettes, ajoutant que la tête était recouverte d’un suaire (soudarion).
          Le récit de la résurrection de Lazare rapporte aussi cet usage des Juifs : « Le mort sortit, les pieds et les mains liés par des bandelettes et le visage enveloppé d’un suaire » (Jean, XI 44).
          Il en résulte une conclusion imparable, qui est une huitième preuve ou proposition :

(P8) Les Évangiles nous apprennent que le corps du Christ a été enveloppé dans des bandelettes, et non pas dans une pièce d’étoffe rectangulaire d’un seul tenant. Il s’ensuit que le prétendu linceul de Turin ne saurait être authentique.

Les sindonologues ne retiennent que les trois versets des Évangiles qui parlent d’un linceul, en négligeant le reste. Ce n’est pas sérieux.
          De surcroît, le récit des Évangiles donne une force singulière à notre premier argument (P1). En effet, si les saintes femmes qui sont entrées les premières dans le tombeau vide, et saint Pierre, ainsi que saint Jean, « l’autre disciple, celui que Jésus aimait », après elles, avaient vu sur le sol une pièce d’étoffe qui aurait porté l’image du Christ, ils l’auraient proclamé. Au demeurant, si l’on croit à l’authenticité du linceul de Turin, il faut bien admettre que les apôtres ont pris ce linceul dans le tombeau pour qu’il parvienne jusqu’à nous… et s’ils n’avaient pas vu immédiatement l’image du Christ, à cause de l’obscurité ou parce que le linceul n’aurait pas été posé dans le bon sens, il n’empêche qu’ils auraient été les premiers à la voir ensuite. Dans un cas comme dans l’autre, ce serait rapporté par les Évangiles.
          Je tiens à insister sur le fait que l’hypothèse de l’empreinte sur un relief énoncée ci-dessus, qui est hautement vraisemblable, n’intervient nullement dans la réfutation. D’ailleurs, si les sindonologues avaient consacré ne serait-ce que le dixième des efforts qu’ils ont dépensés pour défendre leur thèse à essayer de découvrir la technique du faussaire, il y a fort à parier qu’ils y seraient arrivés depuis longtemps.
          Ils ont préféré multiplier à l’infini les spéculations les plus aventurées, les interprétations les plus osées, sur les multiples aspects de ce que je continuerai à appeler, par commodité de langage, le linceul de Turin. Cet objet a fonctionné comme une épreuve de Rorschach qui nous renseigne plus, à mon avis, sur les sindonologues que sur le linceul. C’est, sans doute, dans l’histoire de la science, un cas unique d’expansion indéfinie d’un discours d’apparence scientifique fondé sur un postulat aussi peu défendable. La sindonologie est donc une énigme au moins aussi grande que l’objet auquel elle se consacre, et sa devise pourrait être : much ado about nothing (beaucoup de bruit pour rien). Le vrai champ d’étude de la sindonologie, ce n’est pas le linceul, mais la sindonologie elle-même. Je ne crois pas, en disant cela, et en cédant pour quelques instants au goût de la polémique, sortir de l’objectivité.
          A défaut de pouvoir améliorer la connaissance du linceul, je voudrais apporter une modeste contribution à l’étude de la sindonologie, cette pseudo-science, en analysant les principaux procédés employés par les sindonologues, qui entrent dans trois grandes catégories : des interprétations abusives ; une dialectique trompeuse ; une rhétorique orientée. Il est utile de préciser que je ne mets nullement en doute la bonne foi des sindonologues en général ; dans le nombre, il y a forcément des exceptions, mais je crois fermement que la plupart d’entre eux sont parfaitement sincères et je ne leur reproche que de se laisser emporter par leur enthousiasme, au demeurant bien compréhensible. Si nous avions le bonheur de posséder le linceul du Christ, ce serait, en effet, merveilleux !

Interprétations abusives

Depuis qu’en 1898 on s’est aperçu que l’image du linceul ressortait beaucoup mieux en négatif, après inversion des valeurs, l’argument central de la sindonologie est ce que l’on peut appeler la preuve par le mystère, qui se résume dans la formule paradoxale : « On ne sait pas, donc on sait. » On ne sait pas comment l’image a été formée ; et cette énigme paraît suffisante pour imaginer une intervention divine. Puisque l’homme ne pouvait pas le faire, c’est donc Dieu qui l’a fait. Mais il y a là un abus d’interprétation manifeste, qui témoigne, d’ailleurs, curieusement, d’une surestimation de la science, d’un certain scientisme. En réalité, nos connaissances sont loin d’être suffisantes pour expliquer tous les phénomènes naturels ou artificiels. Il est, somme toute, assez banal de s’interroger sur la manière dont un artiste ancien a réalisé son œuvre. De plus, comme je l’ai dit, les sindonologues, engagés sur une fausse piste, n’ont pas vraiment cherché à trouver la technique qui aurait pu être utilisée par un faussaire. En tout cas, l’hypothèse la plus raisonnable consistait à supposer que l’image du linceul avait été créée par un homme selon des moyens inconnus, plutôt que d’imaginer un miracle.
          La manière dont les sindonologues prétendent répondre à mon objection P1 – qu’ils se gardent, cependant, d’énoncer explicitement – relève de la même tendance à donner dans des interprétations abusives. Ils tiennent à peu près ce langage : « Il est possible de reconstituer les principales étapes du périple du linceul. D’Édesse, il est apporté à Byzance, où il est dérobé au cours de la quatrième croisade. Il réapparaît, ensuite, en France, où les croisés l’ont emporté. » En langage ordinaire, on devrait dire ceci : « Près de quarante pièces d’étoffe ont été présentées comme le linceul du Christ, en divers lieux et à diverses époques. Rien ne permet d’identifier le linceul de Turin à une autre de ces prétendues reliques. »
          Les spéculations sur le « trou historique » allant de 1204 à 1357 me paraissent de la plus haute fantaisie et, quoique je ne mette pas en doute, en général, la bonne foi des sindonologues, je ferai une exception pour l’« inventeur » de la lettre que Théodore Ange Comnène, despote d’Épire et de Thessalie, est censé avoir adressée au pape Innocent III en 1205 et dont on aurait opportunément découvert une « copie authentique » il y a quelques années. Je parierai que ce document est un faux. Toi qui soupçonnes les trois laboratoires qui ont daté le linceul d’avoir truqué les résultats, tu pourrais faire preuve de plus de méfiance vis-à-vis de certaines pièces du dossier des sindonologues. De toutes façons, même si l’on acceptait le roman bâti par ces derniers, en admettant un semblant de continuité dans l’histoire du linceul, cela ne suffirait pas pour répondre à la proposition P1 : il faudrait aussi que la « relique » ait fait l’objet d’une reconnaissance générale et exclusive, dès l’origine, pour qu’elle pût prétendre à l’authenticité.
          Si le linceul de Turin existait et était vénéré bien avant le XIVe siècle, il pourrait avoir influencé l’iconographie et l’on pourrait s’attendre à trouver des ressemblances entre l’image du linceul et les peintures du Christ. Mais les sindonologues ne s’aperçoivent pas que l’argument est parfaitement réversible : si le linceul est un faux, il est naturel que le faussaire se soit inspiré de l’iconographie du Christ à l’époque où il a réalisé le faux.
          Dans cette perspective, le cas du codex de Pray est assez particulier. Le professeur Jérôme Lejeune était un grand savant et un homme admirable, mais je suis obligé de remarquer qu’il est intervenu dans un domaine qui relevait plutôt des archivistes-paléographes que des médecins et des biologistes. En tout cas, il me paraît léger de prononcer des conclusions définitives sur un document de ce genre, rédigé dans une langue que l’on ne connaît pas (le hongrois), quand on n’en a consulté qu’un seul feuillet pendant une heure. Je suis incapable d’apprécier les similitudes que Lejeune a prétendu avoir découvertes entre l’image du codex et celle du linceul ; mais, en supposant que celles-ci soient établies, elles ne démontreraient pas grand-chose. Le codex serait daté précisément de 1192-1195, selon Lejeune. En réalité, je lis ailleurs que les chroniques qui s’y trouvent relatées vont jusqu’à 1300. Donc, on ne peut exclure que le codex ait été réalisé, en tout ou partie, après l’apparition du linceul à Lirey. On peut aussi imaginer que le linceul ait été fait d’après le codex (il est quand même incroyable que Lejeune n’ait pas seulement envisagé cette hypothèse), ou, plus probablement, qu’ils sont l’un et l’autre tributaires d’un même modèle, soit directement, soit par intermédiaires.
          L’iconographie du Christ est demeurée assez stable pendant de longs siècles au cours du moyen âge parce que les artistes se recopiaient les uns les autres et que les fidèles étaient habitués à une certaine représentation ; il n’y a rien d’extraordinaire, dans ces conditions, que le linceul de Turin, qui n’est qu’une pièce iconographique parmi d’autres, reproduise les traits généralement attribués à Jésus à l’époque.
          Les abus d’interprétation sont certainement beaucoup plus nombreux que je ne puis le démontrer. Il faudrait, dans chaque cas, demander à des spécialistes de contrôler les arguments des sindonologues. Je suis frappé de la dissymétrie entre l’hypercritique dont ils font preuve à l’égard de la datation au carbone 14, qui a l’inconvénient de démolir leur thèse, et la tolérance qu’ils accordent aux hypothèses les plus aventurées et les plus extravagantes, quand elles vont dans leur sens. Dans le genre, l’article délirant de Rebecca Jackson, qui a fondé le centre du linceul de Turin du Colorado, paraît mériter la palme.
          Je prendrai trois autres exemples, assez élémentaires pour relever de ma compétence. Si les pouces ne sont pas visibles, nous dit-on, c’est qu’ils se sont rétractés au cours de la crucifixion ; certes, c’est ce qui a dû se passer dans la réalité, mais, en ce qui concerne le linceul de Turin, il est plus simple de penser que l’artiste-faussaire a demandé à l’homme qui lui a servi de modèle de s’étendre sur le dos – pour réaliser l’image de face –, en se cachant le bas-ventre avec les mains, pour que la représentation soit pudique. Dans ce cas, tu peux toi-même en faire aisément l’expérience, les pouces viennent tout naturellement sous la paume.
          De même, on nous explique que l’on a retrouvé un peu de coton dans le lin de l’étoffe, et que ce coton appartient à une espèce du Moyen-Orient. Sous-entendu : c’est donc que le linceul y a été fabriqué (la notion de Moyen-Orient inclut évidemment, ici, ce qu’il vaudrait mieux appeler le Proche-Orient). Mais d’où le coton pouvait-il venir, avant la découverte de l’Amérique, sinon du « Moyen-Orient » ?
          Autre exemple, qui te concerne directement : pour écarter la datation au carbone 14, tu parais enclin à penser qu’il y a eu un complot et que les scientifiques ont été soudoyés pour manipuler leurs travaux. Tu me citais, à cet égard, un article du Daily Telegraph, rapportant que le Dr Tite aurait reçu un million de livres en récompense de ses (mauvais) services. Or, l’article ne disait pas exactement cela. L’argent n’est pas allé au Dr Tite, mais à l’université d’Oxford, pour financer la création d’une nouvelle chaire, ce qui devait inclure, outre la rémunération du titulaire, le Dr Tite, d’importantes dépenses techniques ou administratives. Et il n’y a rien de choquant que le mécénat s’exerce au profit d’un expert qui a démontré sa compétence. Il est abusif d’assimiler cela au versement d’un pot-de-vin. Si, d’ailleurs, Tite avait trouvé que le linceul était du Ier siècle, une découverte aussi sensationnelle lui aurait apporté bien davantage, et il serait devenu célèbre ! Il n’avait donc pas intérêt à tricher dans le sens que tu crois.

Dialectique trompeuse

Dans leur plaidoyer, les partisans de l’authenticité n’affrontent pas toujours en face les objections qui leur sont faites et s’emploient plutôt à détourner l’attention de l’essentiel, d’une façon propre à embrouiller la question. Prenons l’exemple du carbone 14. Tu t’attaches, avec d’autres, à démontrer que le traitement statistique des mesures qui ont conduit à la datation médiévale était entaché de lourdes erreurs. Mes compétences en la matière ne me permettent pas de suivre la discussion et je te laisse avec Pearson et Student. Tout au plus te ferais-je remarquer qu’une certaine hétérogénéité des échantillons ne paraît pas être une hypothèse aussi saugrenue que tu l’affirmes ; d’ailleurs, une hétérogénéité apparente peut résulter de différences de méthode entre les trois laboratoires. Du reste, peu importe ; l’essentiel est que les douze échantillons, au total, mesurés par les trois laboratoires soient tous datés du bas moyen âge, et qu’un écart de 1.000 ans et plus puisse difficilement être attribué à l’incertitude des mesures. Les considérations statistiques les plus raffinées ne peuvent rien changer à ce fait.
          De même, il est frappant que la proposition P5 ci-dessus ne soit pas clairement examinée par les sindonologues ; il est vrai qu’elle est très gênante pour eux. Au lieu d’admettre qu’un linceul n’aurait jamais pu porter ce genre d’image, trop ressemblante, ils aiment mieux dire : « Le transfert de l’image est encore une énigme. »
          Autre exemple, plus anecdotique, mais significatif lui aussi : comme je te rappelais que, selon le R.P. Maldamé, l’évêque de Troyes avait découvert le faussaire, tu m’as répondu qu’on avait conclu, à l’époque, que c’était une peinture, alors qu’il est acquis que ce n’en était point une, et tu en déduisais que l’évêque s’était trompé sur tout. Il est pourtant évident que l’évêque de Troyes et ses collaborateurs n’ont pas dû accorder beaucoup d’importance à la manière dont le faux avait été fabriqué. Ce qui leur importait, c’était d’avoir démasqué l’imposteur. Il n’y a donc rien à tirer du fait qu’on ait parlé de peinture : cela signifiait simplement que l’image n’était pas celle du corps du Christ, ni même de celui d’un autre homme.
          Les raisonnements compliqués d’Henri Hedde dit d’Entremont, alias Arnaud-Aaron Upinsky, ne relèvent pas seulement du détournement d’attention et méritent une analyse spéciale. Tu parais en faire grand cas, alors que, à mon avis, ils sont totalement fallacieux, comme je vais essayer de le démontrer. Tu écris à ce propos :
          « En identifiant les cinq seuls statuts possibles (souligné dans le texte) du fait générateur de l’image-empreinte du Linceul, Upinsky a délimité en cinq points le champ épistémologique des recherches scientifiques appliquées à cet objet (idem) :
1) un artiste (cas n° 1)
2) un faussaire (cas n° 2)
3) un cadavre crucifié-flagellé (cas n° 3)
4) le cadavre de Jésus de Nazareth, personnage historique du Ier siècle (cas n°4)
5) le cadavre du dernier chapitre des Évangiles (cas n° 5). »
Or, je soutiens que cette typologie d’Upinsky ne tient pas debout et qu’elle complique la question inutilement (mais non sans raison, comme on va le voir). Tout d’abord, la définition des cas n° 1 et n° 2 confond deux critères : l’intention et la technique. L’intention : celui qui a créé l’image a-t-il voulu tromper, en faisant croire qu’il s’agissait du véritable linceul du Christ, et l’on peut parler d’un faussaire, ou bien a-t-il poursuivi un autre but, tel que l’édification des fidèles, et il mérite le nom d’artiste ? La technique : l’image a-t-elle été directement peinte sur l’étoffe ? Il résulte, en effet, de la discussion faite par Upinsky que, pour lui, l’« artiste » ne peut être qu’un peintre, et que celui qui aurait employé une autre technique ne peut être qu’un faussaire. Mais il n’y aucune raison de penser qu’un éventuel peintre n’aurait pas eu l’intention de tromper, et l’on peut imaginer qu’un artisan employant une autre technique ait eu un but d’édification des fidèles ; pourquoi, d’ailleurs, réserver la qualité d’artiste à un peintre ? En conservant la terminologie d’Upinsky, qui est au demeurant défectueuse (un artiste peut être un faussaire), il faudrait donc distinguer quatre cas, là où il en voit deux :
1) un artiste qui a peint directement sur l’étoffe ;
2) un artiste ayant utilisé une autre technique que la peinture ;
3) un faussaire peintre ;
4) un faussaire ayant utilisé une autre technique.
          De plus, il est artificiel de séparer les deux derniers cas définis par Upinsky : le cadavre du dernier chapitre des Évangiles est, que je sache, celui de Jésus de Nazareth, et réciproquement. Quant à son cas n° 3, il englobe les deux derniers, puisque Jésus a été crucifié et flagellé, et recouvre en partie le cas n° 2 (ou mon cas n° 4 ci-dessus), puisqu’un faussaire a pu utiliser un cadavre crucifié-flagellé. Tout cela est parfaitement incohérent, et d’ailleurs inutilement compliqué. Il n’y a en réalité qu’une alternative : ou bien c’est un faux, ou bien c’est l’authentique linceul de la Passion du Christ.
          A ce stade, on peut se demander pourquoi Upinsky a élaboré cette curieuse classification. C’est qu’il s’agit de passer en force, pour écarter son cas n° 2, le plus probable, qui est mon cas n° 4, celui du faussaire qui a utilisé une autre technique que la peinture. Sous une apparente exhaustivité, la classification upinskienne exclut mes cas n° 2 et n° 3, qui sont, à vrai dire, assez peu probables, de manière à associer deux hypothèses, l’une relative à la technique, l’autre à l’intention. On assiste alors à quelques tours de passe-passe.
          Comme l’écrit le R.P. Maldamé, le Dr Tite « refuse que l’on dise que (la datation au carbone 14) implique qu’il y ait contrefaçon, puisqu’un jugement sur une intention échappe à la mesure physique ». Autrement dit, il ne veut pas exclure mon cas n° 2, celui de l’artiste qui a utilisé une autre technique sans l’intention de tromper. Tu cites toi-même la lettre qu’il a écrite à ce sujet en 1989. De même, la lettre adressée à Upinsky en 1990 par Geoffrey House, Head of Public Services (directeur des services généraux) du British Museum (musée britannique), indique, à propos d’une exposition qui avait soulevé la contestation des sindonologues : « It was not meant to suggest that the Shroud was created as a forgery. » Mot à mot, « le but n’était pas de suggérer que le linceul avait été créé en tant que contrefaçon », autrement dit, dans l’intention de tromper. Upinsky croit pouvoir affirmer triomphalement, en s’appuyant sur ces deux lettres, que plus personne ne défend la thèse du faux et que le linceul est donc authentique, la seule question en suspens étant de savoir s’il s’agit d’un authentique du premier siècle ou d’un « authentique médiéval » (sic). Mais c’est absurde. Tout d’abord, l’expression « authentique médiéval » est une contradictio in adjecto. Si le linceul est authentique, il est nécessairement du premier siècle. Ensuite, ni Tite ni House n’ont affirmé que le linceul n’était pas une contrefaçon, en anglais forgery, mot qui implique l’intention de tromper ; ils se sont contentés de ne pas se prononcer sur la question, en laissant ouvertes les deux branches de l’alternative : faux réalisé dans l’intention de tromper ; faux réalisé dans une autre intention – sans remettre en cause, bien entendu, la validité de la datation au carbone 14 et sa conséquence imparable. C’était, de leur part, un scrupule scientifique qui les honorait. On peut supposer, aussi, que le responsable du British Museum ne tenait pas à affronter la furie de certains sindonologues… Il va de soi, au demeurant, que la conversion de Tite et House à la sindonologie, si elle avait eu lieu, n’aurait pas été suffisante. En matière scientifique, l’argument d’autorité n’est jamais décisif.
          Récapitulons : Upinsky, pour éliminer le cas le plus litigieux, parce que le plus probable, invoque l’autorité de Tite et House, en se fondant sur de simples lettres qui n’ont pas le caractère de documents scientifiques ; et ils leur donnent un sens et une portée qu’elles n’ont pas. Aucune de ces deux personnalités ne conteste la datation au carbone 14, dont Tite est un des auteurs. Donc, à moins d’avoir perdu la raison, ils ne peuvent voir dans le « linceul » de Turin autre chose qu’un faux.
          Dans un autre texte, qui est, je crois, aussi d’Upinsky, la réfutation de son cas n° 2 donne lieu à un véritable galimatias. « Entre l’artiste et le faussaire, il y a toute la distance de la technique reconnue à l’artifice caché. » On est en pleine confusion, mais le meilleur est à venir : « Un doute subsistait donc, que devait lever le C14 » (sic !). Il ne faut pas manquer d’aplomb pour oser dire que la datation au carbone 14 a montré que l’objet n’était pas un faux, alors que c’est bien évidemment l’inverse ! « En soi, une simple datation ne saurait prouver une contrefaçon », ajoute Upinsky, sans s’apercevoir qu’il contredit son allégation précédente selon laquelle le carbone 14 avait levé le doute… Cette fois-ci, ce n’est pas une erreur, si l’on admet que la contrefaçon implique l’intention de tromper ; mais c’en est une, si l’on assimile contrefaçon à faux en général. En glissant d’un sens du mot à l’autre, l’auteur crée la confusion. « Seule la trace d’un artifice technique – “fait de main d’homme” (non achéiropoïète [!]) – le peut (prouver une contrefaçon), même s’il s’agit d’un simulacre, dit encore Upinsky. C’est la non-reproductibilité qui est la clef de l’énigme ! » J’espère que tu peux traduire. Pour moi, ces propos n’ont aucun sens. Que dire, aussi, de cette phrase : « La démonstration que, dans l’état de la Recherche, le Linceul apparaissait comme “scientifiquement authentique au troisième degré par défaut” ne fut pas contestée » ? Je connaissais des objets authentiques, scientifiquement authentiques à la rigueur, mais « scientifiquement authentiques au troisième degré par défaut », c’est encore mieux.

Rhétorique orientée

Les analyses d’Upinsky nous ont déjà donné l’exemple d’une rhétorique orientée, avec cette trouvaille de l’« authentique médiéval ». Les partisans de l’authenticité emploient souvent un vocabulaire biaisé. Ils prétendent que l’étude du linceul (sindôn en grec) est une discipline à part entière, la sindonologie : le nom de la nouvelle science préjuge la réponse à la question de l’authenticité, puisqu’il implique que cette pièce d’étoffe est un linceul, et, du fait même qu’elle existe, elle institue une catégorie de spécialistes qui seraient seuls qualifiés pour se prononcer en la matière… J’ai moi-même été obligé, par commodité de langage autant que par courtoisie, de me référer à cette prétendue sindonologie et de parler du linceul de Turin, sans guillemets, et sans ajouter systématiquement « supposé » ou « prétendu », alors que je suis persuadé que ce n’est pas un linceul, ni celui du Christ ni celui d’un autre homme : la bonne dénomination à appliquer à l’objet du litige est bien plutôt : « pseudo-linceul de Lirey », puisque ce n’est pas un vrai linceul et qu’il est apparu à Lirey. On évoque aussi l’énigme du « transfert d’image » entre le corps et le linceul, quand il serait plus juste de dire création, fabrication ou formation de l’image sur l’étoffe.
          Un autre procédé rhétorique consiste à utiliser un vocabulaire ronflant pour impressionner le lecteur. Upinsky, toujours lui, s’intitule mathématicien-épistémologue. Mathématicien, je veux bien, mais je ne sais pas trop ce qu’est un épistémologue. Cependant, Upinsky met l’épistémologie à toutes les sauces. Comme le carbone 14 contredit les analyses des sindonologues, il y voit « une contradiction épistémologique », ce qui fait plus savant que contradiction tout court. Selon le dictionnaire Robert, l’épistémologie est une « étude critique des sciences, destinée à déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée ». Elle est ici invoquée mal à propos, ou je ne vois plus de différence entre l’épistémologie et la science elle-même.

Au fond, les sindonologues ont grand tort d’invoquer l’épistémologie, car celle-ci tourne à leur confusion en nous apprenant à distinguer ce qui est scientifique de ce qui ne l’est pas. Ainsi, la « preuve par le mystère », autrement dit l’argument : « On ne sait pas, donc on sait », est typiquement anti-scientifique. En outre, la plupart des arguments des sindonologues tombent sous le coup d’une règle que l’épistémologie partage avec le droit pénal : « Testis unus, testis nullus » (un témoignage unique est sans valeur). En matière pénale, on sait aussi que la charge de la preuve incombe à l’accusation, ici, mutatis mutandis, à ceux qui prétendent que la pièce d’étoffe exposée à Lirey en 1357 est vraiment le linceul du Christ ; or, force est de constater qu’aucune de leurs prétendues preuves ne peut être prise au sérieux par un esprit raisonnable, un tant soit peu objectif. De surcroît, il est de bonne épistémologie d’admettre par avance et par principe, lorsqu’un fait est établi, comme c’est le cas pour l’inauthenticité du pseudo-linceul de Turin, qui ne fait pas l’ombre d’un doute, que tous les arguments qui vont en sens contraire sont erronés, sans que l’on ait besoin de perdre son temps à les examiner un par un. Par exemple, on pouvait parier que Max Frei, qui avait trouvé sur le pseudo-linceul des pollens du Proche-Orient, était un faussaire et il a été effectivement confondu.
L’épistémologie nous prescrit de distinguer les jugements de valeur des jugements de connaissance. Il serait merveilleux que nous eussions conservé le linceul qui aurait enveloppé le corps du Christ avant la Résurrection, mais, comme on dit, il ne faut pas prendre ses désirs pour des réalités. Ce n’est malheureusement pas le cas. L’épistémologie nous dit aussi de refuser l’argument d’autorité. Ce n’est pas parce que Jérôme Lejeune était un grand scientifique qu’il faut adhérer à son opinion sur le pseudo-linceul de Lirey. Idem, pour l’argument par les intentions ou pour l’argument par les conséquences : ils n’ont pas de valeur scientifique. Le plus grand nombre des sindonologues ont de pieuses intentions, et il est clair que certains adversaires de l’authenticité sont mus par l’hostilité au christianisme : cela ne changer rien à la valeur des arguments échangés. De même, incontestablement, si la relique était authentique, elle pourrait servir à l’évangélisation des incrédules : hélas, elle ne l’est pas !

         Depuis que j’ai eu l’occasion de la pratiquer, j’ai toujours trouvé que la sindonologie affectionnait un style abscons et se complaisait dans l’obscurité. J’en ai donné ici quelques échantillons. Il s’agit apparemment d’un système, qui permet d’éviter les objections gênantes et de masquer les parties faibles de l’argumentation, en donnant l’illusion de la profondeur. La sindonologie est aussi bâtie autour d’un autre procédé : la multiplication de références ésotériques à des disciplines spécialisées. Sur ce point, les sindonologues ont un avantage stratégique indéniable : ils ont consacré beaucoup plus de temps que leurs contradicteurs à l’étude du linceul de Turin. Ils peuvent donc invoquer toutes sortes de résultats ponctuels invérifiables. Comment résister à une telle avalanche de résultats, présentés comme définitifs ? On additionne des centaines de milliers d’heures de laboratoires pour mettre la science du côté de la sindonologie. Voilà qui devrait être de nature à faire taire les contradicteurs ! Mais il n’y a pas, dans tout cela, de réponse aux huit objections que j’ai énoncées au début de cette note, ni, en réalité, la moindre preuve de l’authenticité du linceul. S’il s’en trouvait une, c’est bien alors qu’on pourrait parler de contradiction… Or, il y a peu de chances qu’une telle incohérence puisse apparaître, dans un monde que le Créateur a voulu harmonieux.

Il y a de meilleures causes, mon cher ami, que le linceul de Turin, pour y appliquer ta vaste intelligence. L’essor de la sindonologie est un nouvel exemple de la fâcheuse tendance des hommes de droite à s’engager sur de mauvaises pistes, pour le plus grand bonheur de leurs ennemis. De la même manière, ils persistent trop souvent à combattre la théorie de l’évolution, alors qu’elle ruine les théories égalitaires, et qu’il vaudrait mieux, au contraire, s’appuyer sur elle pour combattre les idées aberrantes de la gauche.

Henry de Lesquen

Post-scriptum

1. En 2005, Paul-Éric Blanrue a réalisé sans difficulté une réplique du visage du linceul de Turin en appliquant une étoffe sur un relief enduit de colorant.
2. Dans un savant article (en anglais) où il a pris la peine d’examiner en détail les élucubrations des sindonologues, l’archéologue Keith Fitzpatrick-Matthews a soulevé des objections supplémentaires à l’authenticité :
(a) l’image qui figure sur la pièce d’étoffe est anatomiquement impossible (le cou et les jambes sont trop longs, il n’y a pas de nombril, etc.) ;
(b) le tissage du « linceul » est celui qui était employé en Europe au XIVe siècle, mais il était inconnu en Palestine au Ier siècle ;
(c) on a trouvé sur le prétendu linceul de Turin des pigments qui étaient en usage dans la peinture du moyen âge, mais qui étaient inconnus à l’époque du Christ ;
(d) comme il y a quelques fibres de coton qui sont mélangées au lin, on peut en déduire que le métier à tisser avait servi antérieurement à faire un vêtement en coton, alors que le judaïsme imposait l’utilisation de métiers à tisser différents pour éviter de mélanger les matériaux.
3. Deux historiens estimables, Jean Sévillia et Jean-Christian Petitfils, que je connais bien et que j’apprécie l’un comme l’autre, ont pris en 2022 fait et cause pour l’authenticité du linceul de Turin. Pour autant, ils n’ont pu mieux faire que de recenser les prétendues preuves accumulées par les « sindonologues » depuis des lustres et qui relèvent toutes du délire d’interprétation, quand elles ne sont pas de pures et simples forgeries. Sur ce sujet, la messe est dite depuis belle lurette, et elle a même été dite par l’évêque de Troyes, qui n’avait rien d’une ennemi de la foi et qui, juste après l’apparition de la prétendue relique à Lirey, au XIVe siècle, a réussi à trouver le faussaire…

La femme est-elle l’égale de l’homme ? Quatre points d’écart de QI selon Richard Lynn

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En octobre 2021, Richard Lynn publiait chez Arktos Sex Differences in Intelligence (Les différences sexuelles dans l’intelligence). Nous en présentons ici une synthèse agrémentée de quelques commentaires qui approfondissent ou illustrent les propos de l’auteur. La thèse de l’ouvrage est que les hommes ont un QI (quotient intellectuel) moyen supérieur de quatre points à celui des femmes. Si cela n’avait pas été remarqué avant Richard Lynn, c’est parce que cet avantage cognitif ne se dessine qu’à partir de la fin de l’adolescence, quand le cerveau des garçons continue de grossir, là où celui des filles connaît déjà sa taille définitive : c’est la théorie développementale.

L’intuition du XIXe siècle
« Ce qui établit la distinction principale dans la puissance intellectuelle des deux sexes, c’est que l’homme atteint, dans tout ce qu’il entreprend, un point auquel la femme ne peut arriver, quelle que soit, d’ailleurs, la nature de l’entreprise, qu’elle exige ou une pensée profonde, la raison, l’imagination, ou simplement l’emploi des sens et des mains. […] Nous pouvons ainsi déduire de la loi de la déviation des moyennes, si bien expliquée par M. Galton dans son livre sur le Génie héréditaire, que si les hommes ont une supériorité décidée sur les femmes en beaucoup de points, la moyenne de la puissance mentale chez l’homme doit excéder celle de la femme[1]. » Voici ce qu’écrivait Darwin dans The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex (La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe). Darwin et les grands biologistes du XIXe siècle, comme Broca ou Romanes, avaient constaté la supériorité intellectuelle des hommes sur les femmes et l’expliquaient par des différences de forme ou de taille et de poids du cerveau[2].

Même QI, mais cerveaux de taille différente : paradoxe ?
Au XXe siècle, l’invention des « tests » (analyses en français) d’intelligence permet de comparer avec précision l’intelligence des deux sexes. Or, à la grande surprise des chercheurs, les différences moyennes qui apparaissent çà et là sont négligeables. D’Edward Thorndike à Arthur Jensen, en passant par Lewis Terman, Cyril Burt et Raymond Cattell, tous des grands noms de la psychométrie, personne ne constate un réel avantage masculin.
En dépit de ce consensus, le problème posé par Broca, Darwin et Romanes tient toujours : l’association entre l’intelligence et la taille du cerveau devrait donner aux hommes, parce qu’ils ont en moyenne un cerveau plus gros, une intelligence supérieure.
On sait depuis 1888, grâce aux mesures que Francis Galton a faites auprès des étudiants de Cambridge que la taille du cerveau est liée à l’intelligence. Précisément, analysées par Pearson, les données de Galton permettent de dégager une corrélation de 0,11. Par la suite, de nombreuses études, plus précises, ont retrouvé une corrélation positive et cette fois-ci bien plus importante : l’imagerie par résonance magnétique, en donnant une estimation quasi parfaite de la taille du cerveau, donne des corrélations avec le QI allant de 0,3 à 0,4[3].

Taille absolue et taille relative du cerveau
Toujours dans La Filiation de l’Homme, Darwin demande : « Le cerveau de l’homme est, absolument parlant, plus grand que celui de la femme ; mais est-il plus grand relativement aux dimensions plus considérables de son corps ? ». C’est certain, la différence de taille du cerveau selon le sexe est bien documentée depuis les travaux fondateurs de Paul Broca. Une méta-analyse de 77 études, publiée en 2014, conclut que les hommes ont un volume cérébral supérieur de 12 % à celui des femmes.[4] Mais qu’en est-il de la taille relative ? C’est une remarque essentielle de Darwin parce que la taille relative du cerveau est un bien meilleur indicateur de l’intelligence que la taille absolue. Dans les années 1970 et 1980, l’idée que la taille relative du cerveau était la même entre les sexes commençait à s’installer, mais elle a été formellement contestée en 1992 par un biologiste, Davison Ankney[5]. Il écrit[6] : « La grave erreur méthodologique consistait à utiliser le rapport entre la masse du cerveau et la taille du corps à la place d’une analyse de la covariance […]. [Je] l’ai illustré en montrant que, tant chez les hommes que les femmes, le rapport entre la masse cérébrale et la taille du corps diminue quand celle-ci augmente. Aussi […] les femmes les plus grosses ont un rapport plus petit que les femmes les plus fines, et il en va de même pour les hommes. Donc, parce que l’homme moyen est plus volumineux que la femme moyenne, le rapport de la masse du cerveau avec la taille du corps est le même. En conséquence, la seule comparaison sensée est celle du rapport entre la masse du cerveau et la taille du corps d’hommes et de femmes de même taille. De telles comparaisons montrent qu’à n’importe quelle taille, le rapport entre la masse cérébrale et la taille du corps est bien plus haut chez les hommes que chez les femmes (figure 2). En contrôlant la taille du corps, les hommes ont donc toujours un cerveau plus gros et lourd que celui des femmes, d’à peu près 100 g [contre 140 g en valeur absolue, NDLA]. »

En 1992, Ankney restait perplexe. Les données psychométriques ne semblaient pas donner une intelligence moyenne supérieure aux hommes, aussi proposa-t-il quatre solutions au paradoxe : 1. Le poids, la taille et la surface du corps ne tiennent pas compte d’éventuelles différences sexuelles quant à tel ou tel effort somatique qui justifierait un cerveau plus gros ; 2. les analyses de QI favorisent les femmes ; 3. le cerveau des femmes est plus efficace que celui des hommes ; 4. la taille relative du cerveau plus élevée des hommes est liée aux domaines cognitifs pour lesquels ils excellent, comme l’intelligence spatiale. Si Ankney préfère cette dernière hypothèse, il n’a rien pour l’étayer.
Pour résoudre ce paradoxe, Arthur Jensen a émis l’idée que les femmes avaient le même nombre de neurones que les hommes, mais étaient mieux agencés. C’est la troisième solution proposée par Ankney, et elle s’est révélée fausse en 1997 après que l’on eut découvert que les femmes avaient quatre milliards de neurones néocorticaux de moins que les hommes (19,3 milliards contre 22,8 milliards, une différence de presque 16 %). L’étude montre que l’âge et le sexe sont les deux principales variables qui expliquent cette différence neuronale, sans que la taille ne l’influence[7].

Les analyses de QI favorisent-elles les femmes ?
Si Ankney balaie l’hypothèse d’analyses biaisées à l’avantage des femmes, Richard Lynn la prend au sérieux. Il cite Joseph Matarazzo : « Dès le début, ceux qui ont développé les analyses d’intelligence les plus connus (Binet, Terman et Wechsler) ont bien fait attention à contrebalancer ou éliminer de leur échelle finale toutes les sous-analyses ou les items qui, empiriquement, donnaient un résultat plus élevé à un sexe ou à l’autre. » Il cite aussi Kaufman et Lichtenberger selon lesquels « les développeurs des analyses ont régulièrement essayé d’éviter les biais sexuels durant les phases de développement. » Précisément, les analyses de Wechsler ont été purgées des épreuves de perception spatiale, de rotation mentale et d’intelligence mécanique sur lesquelles les hommes avaient respectivement un avantage de 9.6, 10.9 et 10.2 points[8].
Est-ce là la résolution du paradoxe ? Non, ou pas seulement, car malgré les tentatives des constructeurs des analyses d’égaliser les résultats entre les sexes, une différence moyenne persiste.

La résolution du paradoxe
À partir des années 1990, Richard Lynn publie une série d’articles dans lesquels il expose la théorie développementale[9]. Il y montre que les garçons et les filles ont le même QI jusqu’à l’âge de 15 ans, et qu’à partir de 16 ans, un écart se creuse jusqu’à l’âge adulte et atteint environ 4 points. Ce qui explique cette différence est qu’à 16 ans, le cerveau des garçons continue de grandir, ce qui a été confirmé par des études neurologiques qui montrent que chez les garçons, au milieu de l’adolescence, la matière blanche grossit plus que chez les femmes. Cette thèse va dans le sens de toute la littérature scientifique qui montre que les garçons finissent leur croissance plus tard et ont une maturation cérébrale et comportementale plus tardive que les filles.
Les données les plus récentes sont compilées dans Sex Differences in Intelligence, ouvrage que Richard Lynn a publié chez Arktos en 2021. Dans un chapitre qui sert d’introduction à la théorie développementale, il présente dans un tableau reproduit ci-après les études qui comparent l’évolution de la taille du cerveau suivant l’âge et le sexe ; elles montrent qu’à partir de 16 ans, un avantage masculin se creuse jusqu’à 21 ans. Les analyses psychométriques suivent la même tendance. Réalisés aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Espagne, elles montrent que c’est entre 14 et 16 ans que l’avantage cognitif des garçons se dessine. La première ligne du tableau est la capacité crânienne des femmes donnée en pourcentage par rapport à celle des hommes. On note qu’elle décline à partir de quinze ans. La deuxième ligne expose les différences sexuelles dans la taille du cerveau en cm3. Les lignes suivantes montrent les différences de performance selon le sexe sur différentes analyses de l’intelligence. Quand la taille d’effet[10] donnée est positive, les garçons ont de meilleurs résultats.

Le chapitre suivant est consacré aux enfants et montre que jusqu’à quatre ou cinq ans les filles sont plus intelligentes que les garçons. Le chapitre quatre porte sur les matrices de Raven, qui sont l’une des meilleures mesures de l’intelligence. Lynn y présente plusieurs méta-analyses, à jour en 2021, qui donnent tort à ceux qui prétendent que les matrices ne montrent pas d’avantage masculin, ou un avantage négligeable. Systématiquement, quand les données sont analysées en fonction de l’âge, les garçons dévoilent un avantage substantiel à la fin de l’adolescence, et cela même quand les matrices n’analysent pas l’intelligence visuo-spatiale. Le chapitre cinq porte sur les analyses de Wechsler. Elles sont largement utilisées, car elles englobent un échantillon important de capacités cognitives. Le WPPSI (4 à 6 ans) ne montre pas d’avantage masculin ; le WISC (6 à 16 ans) montre un léger avantage masculin (1,8 point) ; le WAIS, pour les adultes, montre un avantage de 3.6 points, pas loin des 4 estimés par Lynn dans son premier article de 1994. Le chapitre six se concentre sur les autres analyses de l’intelligence, principalement des épreuves spécifiquement nationales, qui donnent en moyenne un avantage masculin de 3,45 points. Le chapitre sept s’intéresse au temps de réaction, dont la corrélation avec le QI oscille de 0,30 à 0,56 selon les études. L’avantage masculin touche tant au temps de réaction visuel qu’auditif, et selon une méta-analyse récente, sa taille d’effet est de 0,35 d. Avec une corrélation de 0,30 entre le QI et le temps de réaction, cela donne un avantage masculin de 2,1 points de QI. Le chapitre 8 se penche précisément sur g, c’est-à-dire l’intelligence générale. Dans une analyse de QI, les résultats des différentes tâches sont positivement corrélés, et il en ressort ce facteur g, qui explique généralement autour de 50 % de la variance totale. g est ce que les analyses de QI mesurent de plus important, parce que plus g est élevé, et plus les tâches complexes rencontrées au travail et dans la vie quotidienne sont faciles[11]. Cependant, il n’est pas évident d’extraire g des analyses psychométriques pour comparer les performances de deux groupes. Lynn retrace les controverses statistiques autour des différences sexuelles quant à g et note, après qu’une méthode optimale a été élaborée, qu’au moins 2,4 des points qui donnent l’avantage aux hommes sont attribuables à g.

Hypothèses évolutionnaires
Dans le chapitre neuf, Richard Lynn propose l’idée selon laquelle la domination intellectuelle des hommes vient de la compétition pour le territoire et le statut social, qui permet l’accès aux femmes et à la reproduction. Nos ancêtres masculins les plus intelligents auraient pu « conclure des alliances plus efficaces, montrer leur qualité de chef à la chasse comme à la guerre et dominer les hommes les moins intelligents ». Selon Lynn, il se trouve là l’explication à la maturation plus tardive du cerveau des garçons. Ceux-ci ont besoin d’acquérir des compétences et de l’expérience dont les femmes n’ont pas besoin.
Une deuxième hypothèse vient de la sélection sexuelle, parce que les femmes préfèreraient les hommes plus intelligents. Il n’est pas évident que l’intelligence soit directement choisie par les femmes – et il est même notable que les femmes ne sont pas attirées par les hauts niveaux d’intelligence[12]. Par contre, elles le sont par le statut social, qui est substantiellement corrélé à l’intelligence.
Lynn note des différences raciales quant à la magnitude des différences sexuelles dans l’intelligence. Chez les congoïdes, l’écart entre les sexes est inférieur à celui constaté chez les caucasoïdes européens. Cela est concordant avec le fait, mis au jour par Rushton, que la différence de taille du cerveau entre les sexes est plus importante chez les caucasoïdes européens (204 cm3) que chez les congoïdes américains (189 cm3) – pour les officiers, car les données viennent de l’armée américaine, l’écart entre les sexes passe de 210 cm3 pour les caucasoïdes à 197 cm3 pour les congoïdes. Selon Lynn, l’explication évolutionnaire la plus probable est que les défis cognitifs ont été plus difficiles dans l’environnement évolutionnaire des caucasoïdes, notamment en raison des hivers froids. Il note l’existence de données qui confirment son hypothèse : les différences sexuelles dans les « compétence de chasse » sont plus marquées chez les caucasoïdes américains que chez les congoïdes américains.
Enfin, si Richard Lynn a raison, l’écart cognitif entre les sexes devrait être plus grand chez les mongoloïdes du Nord-Est, qui ont subi un environnement encore plus difficile et donc cognitivement demandeur. Or, les résultats des différentes analyses de Wechsler montrent une taille d’effet moyenne de 0,31 d pour différences sexuelles entre les mongoloïdes du Nord-Est contre 0,21 d pour les caucasoïdes européens.

Avantages masculins et avantages féminins
Les chapitres 10 et 11 consistent à montrer que les hommes et les femmes ont des points forts respectifs dans des domaines cognitifs spécifiques. Où les hommes sont-ils meilleurs ? Dans le raisonnement non verbal et abstrait, le raisonnement verbal (similitudes et compréhension), l’intelligence numérique et mathématique, l’arithmétique mentale, l’arithmétique écrite, l’intelligence spatiale, le raisonnement mécanique et la culture générale. Où les femmes sont-elles meilleures ? Dans la fluidité verbale, la capacité d’apprentissage d’une seconde langue, la mémoire visuelle et la mémoire de l’emplacement des choses, la capacité d’épeler, la vitesse de perception et de traitement, la capacité de lecture, la mémoire épisodique, la capacité d’écriture, la dextérité, la mémoire immédiate (sauf quand elle est mesurée par le WISC et le WAIS…) et la théorie de l’esprit, c’est-à-dire comprendre ce que les autres pensent – les femmes décodent en effet mieux les indices non verbaux et identifient mieux les émotions que les hommes. Lynn note un avantage féminin important (0,47 d) pour l’intelligence émotionnelle, mais celle-ci, croyons-nous, n’est que l’association de l’intelligence générale avec des traits désirables du modèle en cinq grands traits[13] – où, il est vrai, les femmes ont un avantage quant à la conscienciosité, l’agréabilité et certaines facettes de l’extraversion[14].

Et la plus grande variabilité des hommes ?
Dans son dernier ouvrage, Richard Lynn ne fait pas grand cas de l’hypothèse selon laquelle les hommes feraient montre d’une plus grande variabilité quant à l’intelligence. L’une des raisons à cela, probablement, est qu’une méta-analyse qu’il a conduite avec Paul Irwing en 2005[15] ne trouvait pas de plus grande variabilité masculine dans les résultats aux matrices de Raven – c’est même l’inverse qui a été trouvée, les femmes étaient plus variables ! Cependant, il conclut son étude en précisant que l’hypothèse est peut-être juste et qu’il n’a pas été en mesure de la vérifier, car ses données, récoltées à l’université, excluent les attardés mentaux. Ceux-ci sont-ils surreprésentés parmi les hommes ? Les données sont insuffisantes pour en être en certain, dit Lynn.
En réalité, la plus grande variabilité phénotypique des hommes, notamment sur le plan intellectuel, fait l’objet d’une littérature non négligeable. Edward Dutton, qui travaille régulièrement avec Richard Lynn, s’étonne d’ailleurs de l’absence d’un chapitre consacré à la question[16]. Pourquoi les hommes seraient-ils plus variables biologiquement ? Ce serait une affaire de chromosome X, qui, relativement au chromosome Y, contient beaucoup d’information génétique, notamment sur le développement cérébral. Si les hommes n’ont qu’un chromosome X, les femmes en ont deux. Aussi expriment-elles, quand elles sont hétérozygotes, une version intermédiaire de tel ou tel trait[17]. Cela dit, le chromosome X n’est peut-être pas le seul responsable. Peut-être que l’avantage moyen et la plus grande variabilité des hommes sont toutes les deux dues à la façon dont les hormones androgènes changent l’expression des gènes. La testostérone semble être la cause de l’avantage des hommes dans l’intelligence spatiale, par exemple ; et si la testostérone exacerbe l’expression des gènes de l’intelligence, qu’ils soient bénéfiques ou délétères, il y a là une explication de la plus grande variabilité masculine[18].

Conclusion
Pas assez cosmopolitiquement correcte, la thèse de Richard Lynn est largement ignorée par ses pairs. Pourtant, dès 1994, Richard Lynn avait apporté des données et une réflexion convaincantes sur l’avantage moyen de quatre points qu’ont les hommes sur les femmes aux analyses de QI. Les données psychométriques du monde entier dessinent en effet ce même schéma, celui d’un avantage masculin qui apparaît clairement à la fin de l’adolescence et qui suit de près le développement physiologique et anatomique des garçons, notamment celui du la taille du cerveau. Sex Differences in Intelligence ne fait qu’enfoncer le clou.

Pierre de Tiremont


[1] https://fr.wikisource.org/wiki/La_Descendance_de_l’homme_et_la_sélection_sexuelle/19.

[2] Sex Differences in Intelligence, Arktos, 2021, p. 2.

[3] Ibid., p. 6. Richard Lynn ne précise cependant pas que la corrélation de 0.11 n’a pas été donnée par Galton, mais par Pearson.

[4] Ibid., p. 6.

[5] Ankney, C. Davison, « Sex differences in relative brain size: The mismeasure of woman, too? », Intelligence, 1992. Cité par Richard Lynn.

[6] J. Philippe Rushton, C. Davinson Ankney, « Whole Brain Size and General Mental Ability: A Review », International Journal of Neuroscience, 2009.

[7] Richard Lynn, op. cit., p. 7.

[8] Ibid., p. 40.

[9] Ibid., p. 9.

[10] « En statistique, une taille d’effet est une mesure de la force de l’effet observé d’une variable sur une autre […]. [L]e d de Cohen ou d’  permet de caractériser la magnitude d’un effet associé dans une population donnée par rapport à une hypothèse nulle. Traditionnellement, un d autour de 0.2 est décrit comme un effet « faible », 0.5 « moyen » et 0.8 comme « fort » […]. » Voir la page Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Taille_d%27effet.

[11] Linda S. Gottfredon, « Why g Matters: The Complexity of Everyday Life », Intelligence, 1997.

[12] Matthew A. Sarraf, Michael A. Woodley of Menie, Colin Feltham, Modernity and Cultural Decline, Palgrave, 2019, p. 283.

[13] Le modèle OCEAN (ouverture, conscienciosité, extraversion, agréabilité, neuroticisme), connu en anglais sous le nom de Big Five, décrit la personnalité en cinq traits principaux. Voir la page Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Modèle_des_Big_Five_(psychologie).

[14] https://www.inc.com/quora/its-time-to-stop-talking-about-eq-because-it-doesnt-actually-exist.html.

[15] Paul Irwing, Richard Lynn, « Sex differences in means and variability on the Progressive Matricesin university students: a meta-analysis », British Journal of Psychology, 2005.

[16] http://www.quarterly-review.org/the-case-for-greater-male-intelligence/.

[17] La désactivation, chez la femme, de l’un des deux chromosomes X ne rend pas cette hypothèse caduque, même si elle pousse à ne pas exagérer l’ampleur des différences sexuelles dans la variabilité. En effet, une part substantielle des gènes du chromosome désactivé s’échappent et s’expriment tout de même. Voir, sur cette question, ces deux articles :
Wendy Johnson, Andrew Carothers, Ian J. Deary, « A Role for the X Chromosome in Sex Differences in Variability in General Intelligence? », Perspectives on Psychological Science, 2009

Ian W. Craig, Claire M.A. Haworth, and Robert Plomin, « Commentary on ‘‘A Role for the X Chromosome in Sex Differences in Variability in General Intelligence?’’ (Johnsonet al., 2009) », Perspectives on Psychological Science, 2009.

[18] Davide Piffer, « Sex Differences in Intelligence: A Genetics Perspective », Mankind Quarterly, 2017.

Discours historique de M. Viktor Orbán, premier ministre de la Hongrie, sur l’état du monde et la guerre en Ukraine

Discours prononcé le 23 juillet 2022 à Tusnádfürdő (nom hongrois de la ville de Băile Tuşnad, ou Tusnad-les-Bains, en Roumanie, à l’est de la Transylvanie) lors de la trente-et-unième université d’été de Bálványos, cercle de pensée qui se consacre à l’avenir de la minorité hongroise de Roumanie.

Version intégrale traduite du hongrois. Pour établir le texte, nous avons corrigé la traduction officielle en français en nous référant à la traduction officielle en anglais et à diverses autres traductions, en français ou en anglais, publiées sur Internet. Nous confessons que nous ne parlons pas hongrois, en sorte que nous n’avons pu nous reporter ni à la transcription du discours ni au discours lui-même, que l’on trouvera sur YouTube à l’adresse :
https://www.youtube.com/watch?v=qwDgIYXR2v4.
Les intertitres, les gras et les italiques sont de nous.
[Nos commentaires sont entre crochets et en italiques.]

Avant-propos

Mesdames et Messieurs, bonjour !

Je me réjouis de vous voir. Zsolt Németh m’a fait venir ici à la condition que je parle exactement moitié moins longtemps que j’en aurais eu envie [Zsolt Németh est président de la commission des affaires étrangères de l’assemblée nationale de la Hongrie]. En hongrois, le mot « moitié » sonne bien. L’on a une fois demandé au pape combien de gens travaillaient au Vatican, ce à quoi il a répondu : « La moitié ». Bon, je vais m’efforcer de condenser mon propos. Ce ne sera pas facile de m’écouter jusqu’au bout, parce que j’ai beaucoup de choses à dire, et je vois qu’il va faire chaud. Mais le mouton en bonne santé supporte sa toison. C’est en 2019 que nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois, il y a déjà trois ans. Il est bien que nous puissions nous retrouver à nouveau, librement, entre amis, nous asseoir sur la terrasse et boire un fröccs [boisson alcoolisée hongroise, mélange de vin et d’eau gazeuse injectée sous pression]. Nous avons de bonnes raisons de déguster cet apéritif Fidesz – deux tiers-un tiers – ce qui nous montre qu’il existe bel et bien des réalités éternelles [le Fidesz, Fiatal Demokraták Szövetsége, ou Alliance des jeunes démocrates, est la formation de M. Orbán, qui fait ici allusion à la majorité des deux tiers que son parti a obtenu aux élections législatives du 3 avril 2022].
Depuis que nous nous sommes rencontrés la dernière fois, le monde a beaucoup changé. En 2019, nous pouvions participer à une université d’été particulièrement optimiste et pleine de confiance. Mais la décennie qui s’ouvre à présent devant nous sera très clairement une décennie de dangers, d’incertitudes et de guerres, comme le montre bien ce qui se passe ici [en réaction à une brève perturbation dans le public]. Soyez aussi polis que les policiers de Budapest l’ont été avec les drogués sur les ponts [à l’occasion d’une manifestation récente]. Nous sommes entrés dans une ère de dangers, et les piliers de la civilisation occidentale, que l’on tenait pour inébranlables, se fissurent. Je citerai trois de ces secousses qui provoquent de telles fissures : primo, nous avions cru que nous vivions sous l’auvent protecteur de la science – et le covid nous est tombé dessus ; secundo, nous avions cru qu’il ne pouvait plus y avoir de nouvelle guerre en Europe – et la guerre fait rage aux frontières de la Hongrie ; et, tertio, nous avions cru que la guerre froide ne pouvait plus jamais revenir – et nombre de dirigeants dans le monde travaillent au contraire à ressusciter la logique des blocs.
Ces phénomènes, que je n’avais absolument pas évoqués en 2019, nous apprennent donc à rester modestes, car notre capacité à prévoir l’avenir connaît de sérieuses limites. Cet avertissement vaut pour tous ceux qui s’expriment sur l’avenir. En 2019, je n’ai parlé ni de pandémie ni de guerre européenne ni de nouvelle victoire aux deux tiers ni du retour de la gauche en Allemagne ni que nous allions battre les Anglais ici, et là-bas par 4-0 [en Ligue des nations, l’équipe hongroise de balle au pied a battu l’équipe anglaise 1-0 le 4 juin 2022, puis 4-0 le 14 juin 2022]. Je conseille donc vivement la modestie et l’humilité à ceux qui s’occupent de scruter l’avenir. Ils ne peuvent pas s’approprier les attributs du Seigneur de l’Histoire. C’est dans cet esprit que je vous demande de prendre ce que je vais dire à présent. Je partirai de loin, avant d’arriver jusqu’ici, au pays sicule [les Sicules ou Széklers sont un groupe de la minorité hongroise de Roumanie qui parle un dialecte. Ils sont installés depuis des siècles en Transylvanie, province qui faisait autrefois partie du royaume de Hongrie].

*

I – Le déclin de l’Occident

Chers amis, lorsque l’on observe le monde, ce qui est le plus frappant, c’est que les données suggèrent qu’il va de mieux en mieux, alors que nous avons l’impression que c’est le contraire. L’espérance de vie a atteint soixante-dix ans et, en Europe, elle est de quatre-vingts ans. Au cours des trente dernières années, la mortalité infantile a diminué des deux tiers. En 1950, le taux de sous-alimentation dans le monde était de 50%, alors qu’il n’est aujourd’hui que de 15%. Le taux d’alphabétisation s’élève maintenant à 90%. La durée du travail hebdomadaire, qui était encore de 52 heures en 1950, est aujourd’hui de 40 heures et le temps libre est passé de 30 heures à 40 heures. Je pourrais allonger la liste. Cependant, l’opinion générale est tout de même que nous vivons dans un monde de plus en plus inquiétant. Les informations, le style des informations, sont de plus en plus sombres et il plane une sorte d’attente de fin du monde qui devient de plus en plus intense.
La question est la suivante : se peut-il que des millions d’individus se méprennent purement et simplement sur ce qui leur arrive ? Mon interprétation de ce phénomène est que notre morosité provient d’une idée de la vie fondamentalement occidentale et résulte du fait que l’énergie, l’efficacité, le crédit et la capacité d’action de la civilisation occidentale s’étiolent. Les zapadniks [terme emprunté au tchèque], c’est-à-dire les Occidentaux de naissance, balaient ce constat d’un revers de main, en disant qu’on le sait, que Spengler avait déjà écrit sur le déclin de l’Occident, mais que l’Occident est toujours là, et même bien là, puisque ce n’est pas à l’Est, mais à l’Ouest que nous envoyons nos enfants, si nous en avons les moyens, étudier à l’université [référence au fameux ouvrage du philosophe allemand Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, paru en 1922]. « Il n’y a donc pas péril en la demeure. » En réalité, il y a cent ans, quand on parlait du déclin de l’Occident, on faisait référence à une perte de poids spirituel et démographique. Ce que l’on voit aujourd’hui, en revanche, c’est un affaiblissement de la puissance et des ressources matérielles du monde occidental. Je dois dire quelques mots à ce sujet pour nous aider à bien comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons
Il est important de mesurer combien les autres civilisations – la Chine, l’Inde, la Russie, disons le monde orthodoxe, et même l’Islam – se sont, elles aussi, modernisées. Nous voyons maintenant que ces civilisations rivales se sont approprié la technologie occidentale ; elles ont assimilé le système financier occidental, mais elles n’ont pas adopté les valeurs occidentales, et elles n’ont pas la moindre intention de les adopter. Néanmoins, l’Occident veut diffuser ses propres valeurs, ce que le reste du monde ressent comme une humiliation. C’est quelque chose que nous comprenons, car nous ressentons parfois la même chose. Je rappellerai ce qui est arrivé à notre ministre des affaires étrangères Péter Szijjártó, vers 2014, sous un gouvernement américain précédent [le président des États-Unis d’Amérique était alors le démocrate Barack Hussein Obama, mulâtre fils d’un Kényan musulman]. Un officiel américain qui nous rendait visite lui a glissé négligemment sous le nez une feuille de papier en lui disant qu’il y trouverait les points sur lesquels il faudrait modifier la constitution hongroise pour restaurer l’amitié avec les États-Unis… Cet exemple montre que nous avons des raisons de comprendre la résistance de la part des autres régions du monde vis-à-vis de cette diffusion des valeurs et de cette exportation de la démocratie. Le reste du monde a compris, on peut le supposer, qu’il doit se moderniser précisément parce que c’est le seul moyen de résister à l’exportation des valeurs occidentales, qui lui sont étrangères.
Le plus douloureux dans cette perte de puissance et d’influence matérielle est que nous, c’est-à-dire l’Occident, avons perdu la maîtrise de nos fournisseurs d’énergie. En 1900, les États-Unis et l’Europe avaient la maîtrise de 90% des fournitures de pétrole, de gaz naturel et de charbon. Ce pourcentage était tombé à 75% en 1950, et aujourd’hui la situation est la suivante : les États-Unis et l’Europe en maîtrisent ensemble 35% (les États-Unis 25% et nous 10%) – les Russes 20% et le Proche-Orient 30%. Et la situation est la même pour les matières premières. Au début du siècle dernier, les Américains, les Britanniques et les Allemands détenaient une part considérable des matières premières nécessaires à l’industrie moderne. Après la seconde guerre mondiale, les Soviétiques s’y sont joints et nous voyons qu’aujourd’hui ces matières premières sont détenues par l’Australie, le Brésil et la Chine – 50 % des exportations totales de matières premières de l’Afrique allant à la Chine. Mais l’avenir ne nous réserve rien de bon non plus. En 1980, les États-Unis et l’Union soviétique se partageaient l’essentiel de la fourniture des terres rares, qui sont la matière première de l’industrie issue de la technologie moderne. Aujourd’hui, les Chinois en produisent cinq fois plus que les États-Unis et soixante fois plus que les Russes. Cela signifie que l’Occident est en train de perdre la bataille des matières premières. Si nous voulons comprendre l’état du monde et la place des Occidentaux dans le monde, nous devons partir de ce fait que la majeure partie des fournisseurs d’énergie et des ressources énergétiques échappe à la civilisation occidentale. Voilà les faits concrets.
Dans ce contexte, notre situation – celle de l’Europe – est difficile à un double titre, en raison même de la stratégie des États-Unis. L’année 2013 n’a pas été inscrite dans les annales. Or, ce fut l’année où les Américains ont lancé les nouvelles technologies d’extraction de matières premières et de ressources énergétiques – pour faire simple, appelons cela la « méthode d’extraction par fracturation ». Ils ont immédiatement proclamé une nouvelle doctrine de la politique de sécurité des États-Unis. Je cite : « Cette nouvelle technologie – déclaraient-ils – renforce notre position pour poursuivre et atteindre nos objectifs de sécurité internationale. » Les Américains n’ont donc pas caché qu’ils allaient utiliser l’énergie comme arme de politique étrangère. Nous ne devons pas nous laisser abuser par le fait qu’ils en accusent d’autres d’avoir les mêmes intentions. Il s’ensuit que les Américains pratiquent une politique de sanctions plus radicale – c’est ce que nous voyons aujourd’hui dans le contexte du conflit russo-ukrainien – et qu’ils se sont mis à inciter fortement leurs alliés – c’est-à-dire nous – à s’approvisionner chez eux.
Et cela marche. Les États-Unis ont les moyens d’imposer leur volonté parce qu’ils ne dépendent pas de l’énergie des autres. Ils sont en mesure d’exercer des pressions hostiles parce que les réseaux financiers nécessaires à la mise en œuvre de la politique de sanctions – appelons cela SWIFT, pour faire simple – sont entre leurs mains [SWIFT, Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, « société de télécommunication financière interbancaire mondiale », est un service de messagerie sécurisée utilisé pour les virements bancaires ; il n’a pas de vrai concurrent]. Ils sont également en mesure d’exercer des pressions amicales, c’est-à-dire de convaincre leurs alliés d’acheter chez eux.
Cette politique s’est, dans un premier temps, avancée à pas feutrés. Lorsque le président Trump s’est rendu pour la première fois en Pologne, il s’est contenté de les appeler à acheter du « freedom gas », du « gaz de la liberté ». Ce n’est qu’aujourd’hui, en 2022, que la politique des sanctions est venue compléter la stratégie américaine. Voilà où nous en sommes et je ne serais pas surpris qu’ils inclussent bientôt l’uranium et l’énergie nucléaire dans la même démarche. À cela, nous, les Européens, nous avons répondu que nous n’avions pas l’intention de nous rendre dépendants des Américains. Ce n’est pas très joli, mais les Européens se disaient entre eux : « Nous avons attrapé un Yankee, mais il ne veut pas nous lâcher ! » [Le sens de cette plaisanterie nous échappe.] Ne voulant pas trop rester dans cette situation délicate, ils ont donc essayé de protéger aussi longtemps que possible l’axe énergétique germano-russe, pour maintenir nos importations d’énergie russe en Europe. C’est cela que la politique internationale a mis en pièces [du fait des sanctions contre la Russie décidées par les pays de l’Union européenne après l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022]. Puis, sous l’impulsion des Allemands, nous avons donné une autre réponse : le passage aux sources d’énergie renouvelables. Jusqu’à présent, cela n’a pas fonctionné, car la technique est coûteuse, et donc l’énergie qui en est tirée l’est aussi. De plus, le passage à cette technologie moderne ne va pas de soi, il ne se fait que sous la pression d’en haut, exercée sur les États membres par la Commission de Bruxelles – bien que cela nuise gravement aux intérêts des États membres.
Je voudrais ici ouvrir une parenthèse pour dire un mot des « valeurs européennes ». Voici par exemple la toute nouvelle proposition de la Commission de l’Union européenne, aux termes de laquelle tout le monde doit réduire sa consommation de gaz naturel de 15%. Je ne vois pas comment ils peuvent y contraindre les États membres, – quoique, d’après ce que j’ai cru comprendre, il existe un savoir-faire allemand en la matière, comme le passé l’a montré… De plus, si cela ne suffisait pas et si quelqu’un venait à manquer de gaz, on en prélèverait chez ceux qui en ont. Par conséquent, la Commission se garde bien d’intimer aux Allemands de renoncer à arrêter leurs deux ou trois centrales nucléaires encore en activité, qui produisent une énergie bon marché, elle les laisse au contraire les fermer. Et, s’ils n’ont plus d’énergie, ils viendront prendre chez nous, d’une manière ou d’une autre, le gaz dont nous disposons parce que nous l’avons mis en réserve. Nous, les Hongrois, appelons cela un « Einstand » [mot allemand employé ici dans le sens de « confiscation par le plus fort »], ce que nous avons appris dans Les garçons de la rue Paul [roman pour la jeunesse de l’écrivain hongrois Ferenc Molnár, 1906]. C’est à cela que nous devons nous préparer.
En un mot comme en cent, Mesdames et Messieurs, ce que je veux dire, c’est que les sentiments négatifs de l’Occident à l’égard de l’état du monde sont dus au fait que l’énergie et les matières premières indispensables au développement économique ne sont plus entre ses mains. Ce qu’il possède, c’est la puissance militaire et le capital. La question est de savoir ce que l’on peut en faire dans les circonstances actuelles.

*

II – L’avenir de la Hongrie

Permettez-moi, après cela, de dire un mot de nous, les Hongrois. À quelles questions, comment et dans quel ordre la Hongrie et la nation hongroise doivent-elles répondre ? Les questions, comme les couches du gâteau Dobos, s’empilent les unes sur les autres. Les plus consistantes en-dessous, les plus légères et les plus savoureuses, au-dessus. [Le gâteau Dobos, ou Dobos Torta, est une célèbre pâtisserie hongroise créée à Budapest par Jozsef Dobos]. C’est cet ordre que je suivrai.
Le premier défi et le plus important, mes amis, concerne la population, ou la démographie. Le fait est que le nombre des enterrements continue à être bien supérieur à celui des baptêmes. Que cela nous plaise ou non, l’on peut répartir les peuples du monde en deux catégories : ceux qui sont capables d’assurer leur propre survie biologique ; et ceux qui n’en sont pas capables, groupe dont nous faisons partie quant à nous. Notre situation s’est améliorée, mais il n’y a pas eu de tournant majeur. C’est pourtant l’alpha et l’oméga de tout. S’il ne se produit pas de revirement, tôt ou tard nous serons évincés de la Hongrie, nous serons évincés du bassin des Carpates.
Le deuxième défi est l’immigration. Nous pouvons l’appeler remplacement de population ou submersion, peu importe. Un livre remarquable écrit en français en 1973, et récemment publié en Hongrie, traite justement de cette question : Le Camp des Saints [livre de l’écrivain français Jean Raspail, dont le titre fait référence à l’Apocalypse de saint Jean, XX 9]. Je le recommande à tous ceux qui veulent comprendre les processus mentaux qui sous-tendent l’incapacité des Occidentaux à assurer leur propre défense. L’immigration a coupé l’Europe en deux. Je pourrais dire aussi que c’est l’Occident qu’elle a coupé en deux. L’une de ses moitiés est un monde où des peuples européens et non-européens vivent ensemble. Ces pays ne sont plus des nations. Ils ne sont rien d’autre qu’un conglomérat de peuples. Je pourrais dire aussi que ce n’est plus l’Occident, mais le post-Occident, où – selon les lois de la mathématique – le changement démographique définitif se produira vers 2050 avec, dans cette partie de l’Europe, le dépassement du seuil de 50% de population d’origine non-européenne dans les grandes villes. Et voici l’autre moitié de l’Europe, l’autre moitié de l’Occident : l’Europe centrale, c’est-à-dire nous. Je pourrais dire aussi, si ce n’était pas quelque peu troublant, que l’Occident, pris dans son sens spirituel, s’est déplacé en Europe centrale. L’Occident est ici, il ne reste là-bas que le post-Occident. Une bataille se livre entre ces deux parties de l’Europe. Nous avons fait quant à nous des propositions de tolérance aux post-Occidentaux, afin de rester en paix les uns avec les autres et de laisser chacun décider de ceux avec lesquels il souhaite vivre, mais ils les ont rejetées et continuent à se battre contre l’Europe centrale dans le but de nous rendre semblables à eux. Je ne m’arrêterai pas sur le commentaire moral qu’ils y attachent – il fait si beau ce matin ! Bien qu’il soit moins question d’immigration à l’heure actuelle, croyez-moi, rien n’a changé. Avec l’aide des troupes affiliées à Soros, Bruxelles veut tout simplement nous imposer les immigrés [George Soros est un milliardaire juif d’origine hongroise qui a bâti sa fortune sur la spéculation. Il est à la tête des Open Society Foundations, « fondations de la société ouverte », qu’il a créées pour exercer dans de nombreux pays du monde une action subversive de grande ampleur, servie par des moyens financiers considérables. Son entreprise a pour objet de diffuser les idées cosmopolites de la superclasse mondiale et de porter au pouvoir des hommes politiques qui les partagent, après avoir fait tomber les gouvernements nationalistes par les « révolutions de couleur » qu’il a fomentées]. Ils nous ont aussi cités en justice à propos du système hongrois de défense des frontières et un jugement a été rendu à notre encontre. Pour un certain nombre de raisons, on ne peut pas en dire grand-chose actuellement, mais nous avons été déclarés coupables. S’il n’y avait pas eu la crise des réfugiés ukrainiens, ils auraient commencé à nous appliquer ce jugement, et ce qui peut advenir dans cette situation comporte une grande part d’incertitude. Mais, puisque la guerre a éclaté et que nous accueillons les réfugiés d’Ukraine, la question a été mise de côté – elle n’a pas été retirée de l’ordre du jour, elle a simplement été mise de côté. Il est important que nous les comprenions. Il est important que nous comprenions que ces braves gens, là-bas en Occident, en post-Occident, ne peuvent pas supporter de se réveiller chaque matin et d’empoisonner leurs journées – et même leur vie entière avec l’idée que tout est perdu pour eux. Aussi ne voulons-nous pas qu’ils soient confrontés à cela jour et nuit. Tout ce que nous demandons, c’est qu’ils renoncent à nous imposer un destin que nous ne considérons même pas comme un destin pour une nation, mais comme sa ruine. C’est tout ce que nous demandons, et rien de plus.
Il y a ici une ruse idéologique, dont il faut parler et à laquelle il faut faire attention dans un tel environnement multiethnique. La gauche internationaliste [il vaudrait mieux dire : la gauche cosmopolite] voudrait nous faire accroire que l’Europe, par sa nature même, serait habitée depuis toujours par des peuples de races mêlées. Il s’agit d’un tour de passe-passe historique et sémantique, car elle confond deux choses différentes. Il y a en effet un monde dans lequel les peuples européens sont mélangés à ceux qui arrivent de l’extérieur de l’Europe. C’est là un monde de races mêlées. Et il y a notre monde, où les peuples vivant à l’intérieur de l’Europe se mélangent entre eux : ils se déplacent, trouvent des emplois et déménagent. Ainsi, par exemple, dans le bassin des Carpates, nous ne sommes pas de races mêlées. Nous sommes tout simplement un mélange de peuples vivant ensemble dans leur patrie européenne [regrettable concession à l’européisme : il y a une patrie hongroise, une patrie française, mais il n’y a pas de « patrie européenne »]. Et quand l’alignement des astres et les vents sont favorables, ces peuples finissent par se fondre dans une sorte de brouet hungaro-pannonien, en créant une nouvelle culture européenne qui leur est propre. C’est pour cela que nous avons toujours combattu. Nous sommes disposés à nous mélanger les uns avec les autres, mais nous ne voulons pas devenir des peuples de races mêlées comme les pays d’Occident qui ne sont plus des nations. C’est pour cela que nous avons combattu à Nándorfehérvár [nom hongrois de Belgrade, assiégée par les Turcs ottomans en 1456 et défendue avec succès par un seigneur hongrois], c’est pour cela que nous avons arrêté les Ottomans à Vienne [assiégée par les Turcs à deux reprises, en 1529 et en 1683] et, si je ne me trompe, c’est pour cette même raison que les Français ont arrêté les Arabes à Poitiers dans les temps anciens [en 732]. La situation est aujourd’hui la suivante : la civilisation islamique, qui se rapproche constamment de l’Europe, a reconnu, précisément en raison de l’expérience de Nándorfehérvár [Belgrade], que la route qui passait par la Hongrie n’était pas appropriée pour l’envoi de ses adeptes en Europe. C’est pourquoi on nous a rejoué la version Poitiers : ce n’est plus par l’Est, mais par le Sud, qu’ils viennent occuper et submerger l’Occident. Cela nous laissera en héritage – non pas peut-être à nous, mais à nos enfants – une très lourde tâche : ce n’est pas seulement du Sud, mais aussi de l’Ouest, que nous devrons nous défendre. Le moment viendra où nous devrons accueillir d’une manière ou d’une autre les chrétiens en provenance de l’Ouest et les intégrer dans notre vie. Nous avons déjà connu cela et – Schengen ou pas – nous devrons bien arrêter à nos frontières occidentales ceux que nous ne voudrons pas laisser entrer chez nous. Mais ce n’est pas notre tâche d’aujourd’hui, ce n’est pas la tâche de notre génération. Notre tâche est simplement d’y préparer nos enfants. Comme l’a dit László Kövér [président de l’assemblée nationale de la Hongrie] dans un entretien : « Il faut veiller à ce que les jours heureux n’élèvent pas des hommes faibles, lesquels par la suite nous apporteront des jours sombres. »
Voilà pour la démographie et l’immigration. La couche suivante est la question du genre, que nous appelons chez nous la loi de protection de l’enfance. [Il aurait mieux valu parler de « sexe » plutôt que de « genre », mot qui fait référence à l’absurde « théorie du genre » chère aux cosmopolites de tous les pays, mais M. Orban était ici obligé de prendre le langage en vigueur dans l’Union européenne.] Ne l’oubliez pas : s’il en est aussi moins question aujourd’hui, c’est parce que les titres des journaux sont occupés par d’autres sujets, mais nous avons été ici aussi traînés en justice, et nous attendons la décision des juges. Le seul résultat que nous ayons obtenu dans ce domaine est en partie ou peut-être même en totalité dû à madame le ministre Judit Varga [ministre de la justice]. Nous avons réussi à dissocier notre profond différend sur la question de l’égalité des sexes du débat sur l’attribution des fonds européens, et les deux évoluent maintenant sur des voies séparées. Ici aussi, notre position est claire – c’est une nouvelle offre de tolérance : nous ne voulons pas prescrire aux autres comment ils doivent vivre, nous leur demandons simplement d’accepter que chez nous le père soit un homme, la mère soit une femme, qu’ils veuillent bien laisser nos enfants tranquilles – et qu’ils prennent la peine de le faire accepter également par les troupes de George Soros. Il est important que les Occidentaux comprennent qu’en Hongrie et dans cette partie du monde il ne s’agit pas d’une question idéologique, mais tout simplement d’une question existentielle majeure. Dans ce coin du monde, il n’y aura jamais de majorité en faveur de cette folie furieuse occidentale – excusez-moi pour le terme – ni de ce qui s’y pratique en son nom. Cela ne rentre tout simplement pas dans le crâne des Hongrois ni dans celui des fils de quelques autres peuples. Il y a tous ces « trans-quelque chose » : transnationaux et transgenre, mais le maximum que nous puissions prononcer est « Transylvanie », bien que la région s’appelle « Erdély » en hongrois. Nous ne pouvons pas faire plus. Je vous demande donc de ne pas vous tromper, de ne pas vous laisser tromper : nous avons la guerre, nous avons la crise énergétique, nous avons l’inflation issue de la guerre, tout cela dresse un écran devant nos yeux qui nous cache les questions relatives à l’immigration et au genre. Mais il n’en reste pas moins que ce sont sur ces questions que se jouera notre avenir. C’est la grande bataille historique que nous livrons : démographie, immigration, genre. Et c’est précisément ce qui est en jeu dans la lutte entre la gauche et la droite. Je ne vais pas citer le nom d’un pays ami, je ne ferai que l’évoquer. Il s’agit d’un pays où la gauche a gagné et où l’une de ses premières décisions a été de démanteler sa clôture frontalière, et où la suivante a consisté à valider toutes les mesures liées au « genre », non seulement le mariage homosexuel, mais aussi le droit à l’adoption d’enfants par les couples ainsi constitués. [M. Orbán fait ici apparemment référence à la Slovénie, où la gauche cosmopolite est arrivée au pouvoir à la suite des élections législatives du 24 avril 2022.] Ne nous laissons pas abuser par les conflits actuels : c’est sur ces questions que se jouera notre avenir.
Comment pouvons-nous nous défendre ? D’abord en faisant preuve de détermination. Ensuite, en recherchant des alliés. C’est ce qui a donné toute son importance au V4, le groupe de Visegrád [organisation intergouvernementale constituée en 1991 dans cette ville hongroise et qui réunit aujourd’hui la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie]. L’importance acquise par le V4 au cours de la période récente est due au fait que, sur ces questions, nous avons su parler d’une seule voix. Il n’est donc pas étonnant que les post-Occidentaux cherchent par tous les moyens à casser la cohésion des quatre de Visegrád. La guerre est survenue là-dessus et a ébranlé la coopération hungaro-polonaise, qui forme l’axe de la coopération du V4. Les intérêts stratégiques des Polonais et des Hongrois à propos de la guerre coïncident, les uns et les autres cherchent à empêcher que les Russes s’approchent davantage, les uns et les autres souhaitent que l’Ukraine conserve sa souveraineté et qu’elle soit une démocratie. Nous voulons, les uns comme les autres, exactement la même chose et pourtant cette guerre rend plus difficile notre relation avec nos amis. En effet, tant que l’on reste dans le domaine de la raison, nos intérêts dont j’ai parlé coïncident clairement, mais le problème vient du cœur. Il y a un problème de cœur dans les relations entre la Pologne et la Hongrie. Pour notre part, nous voyons dans cette guerre une guerre entre deux peuples slaves, dont nous voulons rester à l’écart. Les Polonais, quant à eux, estiment qu’ils sont impliqués dans cette guerre, que c’est leur guerre et qu’ils sont presque en train de la mener. Et puisqu’il s’agit d’une affaire de cœur, nous ne pouvons pas nous mettre d’accord avec eux. Il faut donc sauver, avec le secours de la raison, tout ce que nous pouvons sauver de l’amitié et de l’alliance stratégique entre nos deux pays, pour les temps qui suivront la guerre. Bien sûr, il y a aussi nos amis slovaques et tchèques, mais des changements de gouvernement se sont produits dans ces pays, qui donnent maintenant la préférence au monde post-occidental. Ils ne veulent pas entrer en conflit avec Bruxelles et collectionnent les bons points. A mes yeux, cela revient à attacher son cheval dans une écurie en flammes. Bon courage à eux !

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III – La guerre en Ukraine

La quatrième question qui vient maintenant est celle de la guerre. Toute guerre peut être vue sous différents angles, mais ce qui est commun à toutes les guerres, c’est que les mères pleurent leurs enfants et que les enfants perdent leurs parents. Cette considération doit primer sur toutes les autres, y compris dans la sphère politique. Pour le gouvernement hongrois, cela signifie que notre premier devoir est de veiller à ce que les parents et les enfants hongrois ne se retrouvent pas dans une telle situation. Je rappelle ici que certains pays nous critiquent pour ne pas être, selon eux, suffisamment engagés aux côtés des Ukrainiens. Mais ces pays sont loin, et tout au plus apportent-ils un soutien en termes d’argent ou d’armes. Nous, les Hongrois, sommes les seuls, à part les Ukrainiens, à mourir dans cette guerre. Selon nos registres, à ce jour, quatre-vingt-six Hongrois ont perdu la vie dans cette guerre [c’étaient des membres de la minorité hongroise d’Ukraine qui avaient été enrôlés dans l’armée ukrainienne]. Notre point de vue est complètement différent. Nous, les Hongrois, sommes les seuls à avoir versé du sang dans cette guerre, alors qu’aucun de ceux qui nous critiquent ne l’a fait. C’est pourquoi la Hongrie a le droit, en tant que pays frontalier, d’affirmer que la paix est la seule solution pour sauver les vies humaines et qu’elle est en même temps le seul antidote à l’inflation et à la crise économique liées à la guerre.
Comment aborderons-nous cette guerre à l’avenir ? Nous continuerons à affirmer que cette guerre n’est pas la nôtre. La Hongrie est membre de l’OTAN, et nous partons du principe que l’OTAN est bien plus forte que la Russie et que, pour cette raison, la Russie n’attaquera jamais l’OTAN. L’affirmation selon laquelle les Russes ne s’arrêteront pas à l’Ukraine est une fable. On comprend bien qu’elle soit soutenue par la propagande des Ukrainiens, dans la mesure où leur objectif est de nous impliquer, d’impliquer le plus grand nombre possible de pays à leurs côtés dans cette guerre, mais elle est dépourvue de toute vraisemblance. En même temps, puisque nous sommes membres de l’OTAN et que nous voulons nous tenir à l’écart de cette guerre, notre situation est devenue délicate. En effet, l’OTAN et l’Union européenne ont décidé, tout en évitant de devenir belligérants, de livrer malgré tout des armes [à l’Ukraine] et d’imposer de sévères sanctions économiques [à la Russie]. Cela signifie – que cela plaise ou non – qu’elles sont devenues de fait – non de jure, mais de facto – parties prenantes à ce conflit. Elles se retrouvent – nous nous retrouvons – dans cette situation dangereuse de devoir aider d’une manière ou d’une autre, comme partie au conflit, les Ukrainiens, sans que le pouvoir à Moscou ne le considère comme tel, sans qu’aux yeux de Moscou cette action ne se transforme en une belligérance caractérisée de la Hongrie, de l’OTAN et de l’Union européenne. C’est sur ce très délicat équilibre que l’Union européenne et l’OTAN jouent tous les jours, tout en prenant des risques considérables.
Puisque l’on peut dire beaucoup de choses de la guerre, et s’il vous reste encore un peu d’attention, je voudrais dire quelques mots sur les origines de ce conflit, sur ce que pouvait être sa motivation. Tout le monde le sait : la Russie a attaqué l’Ukraine. C’est un fait. Voyons maintenant quelle en était la cause. Soyons attentifs à ce fait problématique que, si l’on comprend quelque chose, on n’est plus très loin de l’accepter. Mais il est très important de faire la différence morale entre comprendre quelque chose et l’accepter. Cela veut dire concrètement qu’il est important de comprendre pourquoi les Russes ont fait ce qu’ils ont fait, mais il ne s’ensuit pas que, si l’on comprend ce qu’ils ont fait, on accepte pour autant ce qu’ils ont fait. Les Russes ont exprimé une exigence de sécurité très claire, ils l’ont même mise par écrit d’une manière peu courante en diplomatie et l’ont adressée aux Américains, ainsi qu’à l’OTAN. Ils ont demandé par écrit que l’Ukraine ne devienne jamais membre de l’OTAN, que l’Ukraine s’y engageât, que l’OTAN elle-même en donnât l’assurance à la Russie et que nous nous engageassions à ne jamais déployer sur le territoire ukrainien d’armes susceptibles d’atteindre le territoire russe. Les Occidentaux ont rejeté cette proposition et n’ont même pas été disposés à en discuter. Ils ont déclaré que l’OTAN menait une « open door policy », c’est-à-dire que sa porte était ouverte à tous, que n’importe qui pouvait s’y présenter et qu’il nous appartenait de décider qui nous voulions admettre ou non. La conséquence de ce refus, c’est que les Russes cherchent maintenant à obtenir par la force des armes les garanties de sécurité qu’ils cherchaient précédemment à obtenir par la négociation. Je dois dire que si nous avions eu un peu plus de chance, si, à cette heure cruciale, le président des États-Unis d’Amérique s’était appelé Donald Trump, et si nous avions réussi auparavant à convaincre Angela Merkel de ne pas se retirer, si donc Donald Trump avait été le président américain et Angela Merkel le chancelier allemand, cette guerre n’aurait jamais éclaté. Mais nous n’avons pas eu de chance, et c’est ainsi que maintenant nous sommes dans cette guerre.
La stratégie de l’Occident dans ce conflit repose sur quatre piliers. C’est une stratégie raisonnable sur le papier, il y a peut-être même des chiffres pour l’appuyer. Le premier était que l’Ukraine ne pourrait pas gagner seule une guerre contre la Russie, mais qu’elle le pourrait avec l’entraînement fourni par les Anglo-Saxons et les armes de l’OTAN. Ce fut la première affirmation stratégique. La deuxième affirmation stratégique fut que les sanctions allaient affaiblir la Russie et déstabiliser le pouvoir à Moscou. Le troisième élément stratégique fut que – bien qu’elles nous affectassent aussi – nous serions capables de gérer les conséquences économiques des sanctions, en sorte qu’elles feraient plus de mal aux Russes qu’à nous. Et la quatrième considération stratégique fut que le monde s’alignerait derrière nous, parce que c’était nous qui avions raison.
En conséquence, cependant, de cette merveilleuse stratégie, nous nous retrouvons aujourd’hui assis dans une voiture dont les quatre pneus ont crevé. Il est parfaitement clair que la guerre ne peut pas être gagnée de cette manière. Les Ukrainiens ne gagneront jamais de guerre contre la Russie avec l’entraînement et les armes des Américains, tout simplement parce que l’armée russe bénéficie d’une supériorité asymétrique. Le deuxième fait que nous devons prendre en compte est que les sanctions ne déstabilisent pas Moscou. Le troisième est que l’Europe est en difficulté – en difficulté économique, mais aussi en difficulté politique – et que les gouvernements tombent comme des dominos. Rien que depuis le déclenchement de la guerre [le 24 février 2022], les gouvernements britannique, italien, bulgare et estonien sont tombés. Et où en serons-nous à l’automne ? Les fortes hausses de prix ont eu lieu en juin, quand les prix de l’énergie ont doublé. Leurs effets sur la vie des gens, qui provoquent le mécontentement, commencent seulement à se manifester, et nous avons déjà perdu quatre gouvernements. Enfin, non seulement le monde n’est pas avec nous, il n’est manifestement pas avec nous. Historiquement, les Américains ont été en mesure de désigner ce qu’ils identifiaient comme un « empire du mal » et d’intimer au monde de se ranger du bon côté de l’histoire – formule qui nous dérange quelque peu, du fait que c’est ce que les communistes ont toujours dit. Ce pouvoir qu’ont eu les Américains d’appeler tous les peuples à se placer du bon côté de l’histoire et de se faire obéir du monde entier a aujourd’hui disparu. La plus grande partie du monde n’est manifestement pas de ce côté-là : ni les Chinois, ni les Indiens, ni les Brésiliens, ni l’Afrique du sud, ni le monde arabe, ni l’Afrique. Une grande partie du monde refuse purement et simplement de participer à cette guerre, non parce qu’ils croient que les Occidentaux seraient du mauvais côté, mais parce que pour eux le monde ne se résume pas à cette guerre, qu’ils ont leurs propres problèmes auxquels ils doivent faire face et qu’ils veulent résoudre. Il est bien possible que cette guerre soit celle qui mette clairement un point final à cette supériorité occidentale qui, avec des moyens divers et variés, a été en mesure de forger l’unité du monde contre certains acteurs sur un sujet particulier bien choisi. Cette époque prend fin, et, comme on dit dans le langage emphatique de la politique, c’est un ordre mondial multipolaire qui frappe maintenant à notre porte.
Et puisque nous parlons de la guerre, je peux utiliser un style approprié pour poser une question importante : Chto delat ? [« Que faire ? » en russe, titre d’un célèbre ouvrage de Lénine]. Le problème est que l’armée hongroise, comparée à celle des autres, ne pèse pas bien lourd. Le problème est que le PIB hongrois, comparé à celui des grands pays européens et des États-Unis, paraît aussi modeste. Ainsi, nous pouvons bien avoir une vision claire de la situation, un point de vue perspicace sur la guerre, nous pouvons avoir une vision claire, nous pouvons avoir une proposition stratégique, mais, vous savez, cela ne compte pas beaucoup quand on en vient à la guerre, parce que la guerre est un prélude. C’est le fort qui a le dernier mot. La Hongrie ne doit pas se faire l’illusion qu’avec nos excellents conseils nous serons capables d’influencer le déroulement des hostilités et la stratégie de l’Occident. Néanmoins, dans toute discussion, je considère comme une question d’honneur et un principe moral que nous devons nous efforcer d’exposer notre position et de persuader les Occidentaux de mettre en œuvre une nouvelle stratégie à la place de vaines déclarations de victoire. Si les quatre pneus de la voiture sont à plat, il faut changer les roues, toutes les quatre. Il faut une nouvelle stratégie, et son objectif central – la cible dans sa mire – ne devrait pas être de gagner la guerre, mais de négocier la paix et de faire une bonne offre de paix. Je dois dire que l’Union européenne n’a pas maintenant – pour utiliser une formule imagée – à se placer du côté des Russes ou des Ukrainiens, mais bien entre la Russie et l’Ukraine. C’est cela qui devrait être l’essence d’une nouvelle stratégie.
Que va-t-il se passer ? Les Russes utilisent un langage suranné. Quand nous les écoutons, c’est comme si nous entendions les voix du passé : le code des gestes, les catégories, les mots. Quand j’écoute M. Lavrov, on dirait que cela date d’il y a trente ou quarante ans [Sergueï Lavrov est le ministre des affaires étrangères de la Russie]. Mais cela ne signifie pas que ce qu’ils disent n’ait pas de sens : cela a du sens et cela mérite d’être pris au sérieux. Il y a deux jours, par exemple, un officiel russe a dit qu’ils progresseraient en Ukraine jusqu’à ce que la ligne de front soit assez avancée pour que de là les armes dont disposent les Ukrainiens ne puissent pas atteindre le territoire de la Russie. En d’autres termes, plus les pays de l’OTAN livreront d’armes modernes aux Ukrainiens, plus les Russes repousseront la ligne de front. C’est parce qu’ils sont une nation militaire qui ne raisonne qu’en termes de sécurité et que la seule chose qui les intéresse est de s’assurer de ne pas pouvoir être attaqués depuis le territoire de l’Ukraine. Ainsi, ce que nous faisons en ce moment – que nous le voulions ou non – prolonge la guerre. Cela signifie qu’il n’y aura pas de pourparlers de paix russo-ukrainiens. C’est une idée dont nous devrions nous défaire. Ceux qui attendent de tels pourparlers perdent leur temps. Puisque la Russie veut des garanties de sécurité, il ne peut être mis fin à cette guerre qu’au moyen de négociations russo-américaines. Il n’y aura pas de paix tant qu’il n’y aura pas de pourparlers russo-américains. Je pourrais objecter que « nous, les Européens, nous sommes là ». Mais, hélas, mes amis, je dois vous dire que nous, les Européens, avons dilapidé nos moyens d’influencer les événements. Nous les avons dilapidés après 2014, en tenant les Américains à l’écart du premier accord de Minsk conclu pendant le conflit de Crimée, et en formulant à la place un accord de Minsk avec une garantie franco-allemande. Aussi aurait-il dû être mis en œuvre, mais, malheureusement, nous, les Européens – ou les Français et les Allemands qui nous représentaient –, nous avons été incapables de le faire respecter. C’est pourquoi les Russes ne veulent plus discuter avec nous, mais avec ceux qui pourront forcer l’Ukraine à faire ce qu’elle a accepté. Ainsi la situation ressemble-t-elle à celle qui a suivi la seconde guerre mondiale. L’Europe se retrouve à nouveau dans une situation où elle n’a pas son mot à dire dans le sujet de sécurité le plus important, qui sera décidé encore une fois entre les Américains et les Russes.
Je voudrais faire ici une remarque, parce que, à cet égard, nous pouvons mesurer le danger que représente la proposition de l’Union européenne de changer la procédure de décision en matière de politique internationale pour les États membres. Pour l’heure, toute décision de politique étrangère ne peut être prise qu’à l’unanimité, mais la proposition vise à faire en sorte que l’on puisse mener une politique étrangère européenne commune à la majorité simple. L’expérience historique de la Hongrie nous enseigne que si l’on impose à un pays une politique étrangère dont il ne veut pas, même si une majorité qualifiée des deux tiers y était nécessaire au sein de l’Union, on ne peut appeler cela que de l’impérialisme. Et l’argument selon lequel, à défaut, l’Europe ne pourrait pas devenir un protagoniste de la politique mondiale est également un tour d’illusionniste. La raison pour laquelle l’Europe ne peut pas devenir un protagoniste de la politique mondiale est qu’elle n’est pas capable de mettre de l’ordre chez elle, ni même dans son arrière-cour. Le meilleur exemple en est ici la guerre russo-ukrainienne. Il aurait fallu imposer l’exécution des accords de Minsk. Cela devrait pouvoir se régler, mais je pourrais citer d’autres exemples. Les Croates se font truander en Bosnie : c’est une question complexe, mais je voudrais que vous sachiez que les Croates vivant en Bosnie, qui auraient en bonne règle le droit d’élire leur dirigeant, en sont empêchés au moyen de toutes sortes d’artifices par les Bosniaques qui, jouant sur les failles de la loi électorale, élisent en pratique les représentants des Croates. Les Croates font état de ce problème à chaque conseil européen et nous, les Hongrois, nous les soutenons avec tous les moyens à notre disposition, mais l’Union est incapable de résoudre le problème. Ou bien voilà encore le problème de la défense de ses propres frontières, qui ne devrait pas être un facteur de politique mondiale. Il nous suffirait que l’Union soit capable de défendre ses propres frontières, mais elle en est incapable. Le pauvre Salvini, qui s’y était essayé, a été traîné devant les tribunaux et d’aucuns voudraient qu’il fût jeté en prison [Matteo Salvini, secrétaire fédéral de la Ligue, ex-Ligue du nord, ministre de l’intérieur en Italie de 2018 à 2019, a tenté d’arrêter l’immigration illégale]. Ou voilà encore l’élargissement aux Balkans occidentaux : la Grèce est membre de l’Union, la Hongrie est membre de l’Union, mais entre nous il y a un grand trou noir : les Balkans. Pour des raisons géopolitiques et économiques, l’Union européenne devrait intégrer les autres pays, mais elle est incapable d’y parvenir. [M. Orbán est donc favorable à l’entrée dans l’Union européenne de la Serbie, de la Bosnie, du Monténégro, de la Macédoine du nord et de l’Albanie.] Ainsi, au lieu d’aspirer à jouer un rôle dans la politique mondiale, l’Europe devrait se donner et mettre en œuvre l’objectif modeste d’être capable de régler les sujets de politique étrangère qui se posent dans sa propre arrière-cour.

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IV – La crise économique

Démographie, immigration, genre, guerre. Le cinquième défi majeur auquel nous sommes confrontés est celui de l’énergie et de l’économie. C’est une question compliquée. Dans ce cas, il vaut mieux tout recommencer depuis le début, comme il se doit après un pas de danse manqué, c’est-à-dire réessayer de comprendre la situation. Il faut se poser les questions les plus simples. La question la plus simple est celle-ci : qui profite de cette guerre ? La réponse est : celui qui y gagne est celui qui dispose de sources d’énergie qui lui sont propres. Les Russes s’en sortent bien. Nous avons fait un mauvais calcul en pensant que si nous n’achetions pas d’énergie aux Russes ils auraient moins de revenus. C’était une erreur parce que les recettes ne sont pas seulement déterminées par les quantités vendues, mais aussi par les prix unitaires. Et la situation est aujourd’hui que les Russes vendent moins d’énergie, mais qu’ils ont des revenus bien plus élevés. Les Russes s’en sortent donc bien. Les importations de l’Union européenne en provenance de la Russie ont eu beau baisser de 23%, les recettes de Gazprom n’en ont pas moins doublé sur la même période [Gazprom est l’entreprise qui produit le gaz et le pétrole russe]. Les Chinois s’en sortent bien. Les Chinois étaient auparavant à la merci des Arabes en termes d’énergie, la totalité de leur énergie provenant de cette partie du monde. Mais maintenant que nous n’achetons plus aux Russes, nous avons, ce faisant, transféré vers la Chine les ressources d’énergie russes, ce qui fait que la Chine a mis fin à sa dépendance énergétique. Et, naturellement, les grandes entreprises américaines y gagnent aussi. J’en ai dressé la liste : en 2022, les bénéfices d’Exxon ont doublé, ceux de Chevron ont quadruplé, et ceux de ConocoPhillips ont sextuplé. Nous savons donc qui s’en tire du point de vue économique. Et qui y perd ? L’Union européenne s’en sort mal, parce que son déficit énergétique, la différence entre ses importations et ses exportations, en valeur, a triplé et que son déficit atteint aujourd’hui 189 milliards d’euros.
Comment cela nous affecte-t-il ? La question, le groupe de questions le plus important est ce que nous appelons la réduction des factures des services publics pour les ménages. Quel est l’avenir de ces réductions en Hongrie ? J’ai écouté hier le chef de la RMDSz [Romániai Magyar Demokrata Szövetség, en français, Union démocrate magyare de Roumanie, en roumain, Uniunea Democrata Maghiara din România], et j’ai appris comment cela se passait ici, en Roumanie, comment ils s’efforçaient d’aider les gens à survivre face à des prix de l’énergie de ce niveau. En Hongrie, nous procédons autrement. En Hongrie, nous avons mis en place au début des années 2010 un système qui est selon moi une réalisation politique majeure et qui a eu un résultat très important en matière de politique sociale. L’on pouvait en effet voir dès 2010 que les dépenses d’énergie calculées sur la base des prix du marché étaient très élevées par rapport aux revenus dont disposaient les ménages, dont une part substantielle des revenus était affectée à des coûts incompressibles, aux dépenses de services publics. C’est pourquoi nous avons mis en place un système où, indépendamment de ce que coûtait l’énergie sur le marché, nous garantissions à tous l’accès au gaz, à l’électricité et même au chauffage urbain à un prix administré. Le prix du marché était supérieur au prix administré, et la différence était couverte par le budget de l’État. C’était le système hongrois, qui a bien fonctionné pendant dix ans. Le problème est maintenant que la guerre a déséquilibré ce système, avec des prix de l’énergie qui sont des prix de temps de guerre. Notre tâche est de défendre, d’une manière ou d’une autre, la réduction des dépenses d’énergie. Je vois que nous allons y arriver, en ce sens que tout le monde continuera de payer le prix d’avant jusqu’au niveau moyen de consommation. En Roumanie, ce n’est pas le cas. En Hongrie, le prix plafonné est maintenu pour tout le monde jusqu’à hauteur de la consommation moyenne par foyer ; en revanche, ceux qui consomment davantage que cette moyenne devront, pour la partie en dépassement, acquitter un prix de marché que nous avons rendu public ces derniers jours. Si nous pouvons faire fonctionner cela et le maintenir, nous pourrons également nous féliciter d’une réalisation politique majeure et d’une réussite de la politique sociale. Pour vous donner une idée des ordres de grandeur, je peux donner une idée de ce qui a changé. Si je considère l’année 2021, je peux dire que le montant que l’État hongrois a dû payer parce que les dépenses de services publics des ménages étaient plafonnées à un niveau inférieur au prix de marché s’est élevé à 296 milliards de florins, tout compris [le florin, en hongrois forint, est la devise nationale de la Hongrie, qui n’a pas adopté l’euro. 1 euro vaut environ 400 florins]. En 2022, si les prix fixés actuellement étaient maintenus jusqu’à la fin de l’année, ce ne serait pas 296, mais 2.051 milliards de florins. Cela représenterait sept fois plus que le montant précédent, ce que l’économie hongroise ne pourrait pas supporter. C’est cela qu’il faut résoudre. C’est pour cela que nous avons décidé de maintenir le plafonnement du prix jusqu’au niveau de la consommation moyenne, mais au-dessus le prix du marché s’appliquera. C’est aussi pour cela que nous avons ajourné tout investissement non énergétique. Ce qui n’a pas encore été engagé ne sera pas engagé, tandis que les investissements publics qui ont déjà été engagés seront menés à terme, parce que rien ne doit rester inachevé. Ici, au-delà des frontières [en Transylvanie, province de la Roumanie], nous terminerons tout ce qui a été commencé [pour la minorité hongroise]. Ici, comme chez nous, nous assurerons le financement de ce qui doit être poursuivi, mais nous ne pourrons pas lancer de nouveaux investissements, parce que, ni ici ni chez nous, je ne peux garantir en aucune manière de mener à terme tout ce que nous lancerions aujourd’hui. Ce serait irresponsable. C’est pourquoi il convient d’attendre.
Et il y a encore une autre tâche : nous devons sortir du gaz naturel. L’électricité représente une charge bien moindre pour la Hongrie parce que nous avons une centrale nucléaire et de l’énergie solaire. Si nous réussissons à transférer la consommation du gaz vers d’autres sources, comme l’électricité ou la biomasse – c’est le nom moderne du bois –, alors la charge qui pèse sur nous se réduira. C’est une tâche faisable et réalisable dans le cadre des objectifs budgétaires actuels. Le problème suivant auquel nous devons faire face dans le domaine de l’économie est la récession. C’est la manière élégante d’expliquer que le résultat de l’année prochaine sera inférieur à l’année précédente. L’Europe tout entière est aux prises avec la récession. En Hongrie, c’est aggravé par le fait que, puisque nous utilisons le florin, lorsque le cours du dollar par rapport à l’euro se modifie, c’est-à-dire lorsque le dollar se renforce, il en résulte automatiquement un affaiblissement du florin. Et quand nous sommes dans une période où le dollar se renforce constamment contre l’euro, ou tout au moins se maintient au niveau élevé qu’il a atteint, il en résulte automatiquement un affaiblissement du florin. La question est aussi de savoir si l’année prochaine l’économie [hongroise] aura de moins bons résultats que ceux de l’année en cours. Et, dans le budget que nous avons adopté, nous avons prévu que ce ne serait pas le cas, mais que nous aurions de la croissance. Le problème est que, dans le même temps, partout ailleurs en Europe, ou tout au moins dans la plupart des pays d’Europe, il est certain qu’il y aura un ralentissement, qui provoquera une instabilité politique. Les anciens Grecs avaient bien dit que le monde avait deux états : parfois il est dans un état ordonné qu’on appelle cosmos, et le reste du temps dans un état de désordre, ou chaos. C’est cette dernière direction que prend aujourd’hui l’économie européenne. Le problème crucial auquel nous devons faire face en Hongrie et auquel nous devons trouver la solution est le suivant : au milieu d’une récession mondiale, peut-il y avoir pour certains une exception locale ? Le but que nous nous sommes fixé pour les deux prochaines années est de faire de la Hongrie une exception locale dans un temps de crise mondiale. Ambitieux objectif !

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V – Perspectives mondiales

Cela veut dire aussi qu’il n’y aurait pas de sens à considérer les quatre années à venir comme une période unique à la suite des élections que nous venons de gagner. Cela n’a pas de sens, parce que ces quatre années se divisent en deux périodes de deux ans chacune. Il y aura les deux premières années, entre 2022 et 2024. En 2024, il y aura des élections aux États-Unis, et c’est alors qu’arrivera selon moi, pour la première fois sérieusement, une perspective de paix. Suivront les deux années de 2024 à 2026. Nous devons faire des plans différents pour chacune de ces deux périodes de deux ans. La Hongrie pourra-t-elle être une exception locale ? Cela peut-se faire, si nous adoptons le mot-clé : rester à l’écart. Ainsi, dans le domaine de l’économie, la Hongrie ne pourra maintenir ses succès que si nous restons à l’écart de la guerre, si nous restons à l’écart de l’immigration, si nous restons à l’écart de la folie du genre, si nous restons à l’écart de l’impôt mondial – le temps m’empêche d’aborder ce sujet dans le détail, mais cela aussi, on veut nous l’imposer – et si nous restons à l’écart de la récession générale en Europe.
La bonne nouvelle est que nous l’avons fait en 2010. Une autre bonne nouvelle est que nous l’avons fait aussi en 2020, pendant la pandémie du covid. De chacune de ces crises, nous sommes sortis plus forts que comme nous y étions entrés. Ce qui est arrivé en 2020, c’est que nous avons doublé dans le virage ; durant la crise, nous avons dépassé le PIB par tête d’habitant de la Grèce et du Portugal. Le problème est que pendant que nous doublions dans le virage, nous avons reçu une belle averse de pluie glacée, et nous devons à présent maintenir, d’une manière ou d’une autre, notre engin sur la piste.
J’estime que, pour réussir, il est important pour nous d’être en mesure de parvenir à de nouveaux accords avec tous les protagonistes afin de s’adapter aux circonstances nouvelles, non seulement politiques, mais aussi économiques. Nous devons conclure un nouvel accord avec l’Union européenne. Ces pourparlers financiers sont en cours, nous arriverons à un accord. En ce moment, nous allons gentiment tous les deux, main dans la main, jusqu’au précipice, puis nous nous arrêterons, nous nous tournerons l’un vers l’autre, nous nous embrasserons, et nous conclurons un accord. La Hongrie doit conclure un nouvel accord avec les Russes, la Hongrie doit conclure un nouvel accord avec les Chinois, et puis nous devons aussi conclure un nouvel accord avec les États-Unis, ce qui sera plus facile avec les Républicains qu’avec le gouvernement démocrate actuel. Et si nous arrivons à régler tout cela, si nous arrivons à nous mettre d’accord avec chacun de la manière qu’exigent nos intérêts nationaux, alors nous pourrons retrouver en 2024 l’ancien chemin de la croissance et du développement.
Je dois pour finir signaler que, pendant que nous jouons ici avec les années, il ne faut pas oublier que nous travaillons en réalité pour 2030. J’ai parlé de beaucoup de choses, et le gouvernement hongrois ressemble aujourd’hui à ces jongleurs chinois qui font tourner vingt assiettes en même temps en veillant à ce qu’aucune ne tombe. C’est à peu de choses près l’exercice que nous devons réaliser et nous ne devons pas perdre de vue que, pendant que tournent les vingt assiettes, l’horizon le plus important et la limite dans le temps de notre réflexion se situent aux environs de 2030. Selon notre analyse, c’est alors que s’accumuleront et se multiplieront, avec toutes les tensions que cela implique, les problèmes du monde occidental. Les États-Unis connaîtront une crise très sérieuse. Si j’ai déjà eu l’occasion de recommander le livre d’un écrivain français, je fais de même pour l’ouvrage de l’analyste américain Friedman, également paru en hongrois, intitulé The Storm before the Calm [référence au livre de George Friedman, The Storm Before the Calm: America’s Discord, the Coming Crisis of the 2020s, and the Triumph Beyond (La tempête avant le calme : la discorde américaine, la crise des années 2020 qui vient, et le triomphe au delà), 2020]. Il y analyse les divers défis que les États-Unis devront affronter, lesquels atteindront leur point culminant aux alentours de 2030. Mais c’est à peu près dans cette même période qu’apparaîtront également tous les problèmes de la zone euro, le Sud et le Nord ayant des chemins de croissance divergents, le Sud étant endetté et le Nord devant le financer. Cela provoquera une tension qui, au bout d’un certain temps, ne sera plus supportable, à moins que les pays du Sud ne se réforment sur le modèle de ceux du Nord. Mais ils ne montrent pas beaucoup d’inclination pour un soudain changement de culture, ce pourquoi la dette publique des pays du Sud est dans les eaux de 120, 150, ou 180% [du PIB]. Et c’est également vers 2030 que de nouveaux rapports de force verront le jour au sein de l’Union, car c’est alors que les Centre-Européens, nous les Centre-Européens – que l’on traite aujourd’hui d’une manière sur laquelle je n’ai pas besoin d’épiloguer –, nous deviendrons contributeurs nets. Le moment viendra donc où, grâce à notre développement plus rapide, développement qui est plus rapide que le leur, la Hongrie ne recevra globalement pas d’argent de l’Union européenne, mais lui en versera. Elle paiera davantage qu’elle ne recevra. Les Tchèques sont déjà très près d’y parvenir. Si les Polonais se développent comme nous l’avons déjà vu, eux aussi arriveront à ce point aux alentours de 2030, et nous y serons à peu près aussi au même moment. Cela entraînera de nouveaux rapports de force : c’est celui qui paie le joueur de cornemuse qui décide de la musique. Cela changera aussi nos relations et créera une situation nouvelle pour nous au sein de l’Union européenne. En d’autres termes, mes chers amis, vers 2030, nous devrons être au mieux de notre forme. C’est alors que nous aurons besoin de toute notre force : force diplomatique, économique, militaire, et morale aussi.

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VI – Conclusion : l’exception hongroise

Et maintenant, pour faire suite aux recommandations de Zsolt, je me limiterai à énumérer les facteurs qui aideront la Hongrie à être une exception locale dans un temps de récession mondiale.
Le premier est que nous disposons encore d’une force de gardes-frontière.
Le deuxième est que notre société est fondée sur la famille, ce qui est un facteur de nature à garantir une énergie et une motivation solides.
Troisièmement, nous réalisons actuellement de grands développements dans notre armée et dans le secteur des industries militaires.
En quatrième lieu, nous diversifions nos sources d’énergie. Soit dit en passant, ce que veut l’Union n’est pas une diversification. La diversification signifie que nous ne sommes pas vulnérables parce que nous nous procurons notre énergie dans des lieux variés. Ce qu’ils font, c’est imposer des sanctions pour empêcher qu’on se la procure dans un certain lieu. C’est tout à fait différent. Nous ne voulons pas cesser d’acheter à la Russie, nous voulons simplement ne pas dépendre exclusivement d’elle.
Notre cinquième atout est de tirer parti de la mutation technologique. Si nous sommes assez rapides, assez réactifs, nous gagnerons toujours aux changements technologiques qui surviennent. Prenons l’exemple des voitures électriques. Nous effectuons en Hongrie des investissements considérables dans la production de batteries et nous deviendrons en un rien de temps le troisième producteur de batteries du monde, non pas en pourcentage, mais en valeur absolue, et le cinquième exportateur au niveau mondial. Voilà les niches dans lesquelles nous pouvons nous introduire.
L’apport des capitaux étrangers est notre sixième grand atout. Le capital nous arrive de l’Est comme de l’Ouest. En 2019 (ou peut-être en 2020), c’était déjà la Corée du sud qui avait le plus investi chez nous, suivie par la Chine l’année suivante, et c’est de nouveau la Corée cette année. Pendant ce temps, l’investissement allemand se poursuit : hier, la construction d’une nouvelle usine Mercédès a été annoncée et cela représente un investissement d’un milliard d’euros.
Nous sommes un pays de transit et nous voulons rester une économie de transit [c’est le septième atout]. À cet égard, je dois noter que si le monde forme des blocs séparés et s’il est divisé de nouveau entre l’Est et l’Ouest, nous cesserons d’être un lieu de rencontre ou un pays de transit. Si des blocs de puissance émergent, nous ne serons plus un point de rencontre, une passerelle, un point de contact, combinant les avantages de l’Est et ceux de l’Ouest, mais nous nous retrouverons au bord de quelque chose, à la périphérie. Et alors la Hongrie ne sera pas un pays prospère, elle ne sera que la garnison d’un poste avancé poussiéreux, dans le genre de ce qu’on lit dans l’œuvre de Jenő Rejtő [écrivain hongrois célèbre, 1905-1943]. C’est pourquoi nous devons nous opposer à la formation de tels blocs. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons profiter des avantages d’un pays de transit et d’une économie de transit.
Notre huitième aout est la stabilité politique : nous disposons d’une majorité des deux tiers. Un gouvernement soutenu par une majorité des deux tiers ne peut pas être renversé et nous n’avons pas de débats de coalition, puisque nous ne sommes pas en coalition. Peut-être n’y avez-vous pas prêté attention, mais en fait, au cours des années récentes, au niveau national, nous avons aussi assisté à un changement de génération. Négligeons le fait que maintenant, en Occident, c’est à mon âge que les gens commencent leur carrière politique. En Hongrie, c’est différent, et je suis proche de la sortie. Nous devons nous assurer que la génération qui nous suit dispose, elle aussi, de responsables politiques aussi engagés corps et âme en faveur de la nation que nous l’avons nous-mêmes été. C’est pour cette raison que nous avons tranquillement réalisé un changement de génération, dont le symbole, face au premier ministre bientôt sexagénaire que je suis, est notre président de la république, femme âgée de quarante-quatre ans et mère de trois enfants. Et si vous regardez le gouvernement, vous y verrez de jeunes ministres quadragénaires, parfois de jeunes quadragénaires, qui seront capables de donner des responsables à la Hongrie pedant vingt ou trente ans. Bien entendu, le changement de génération n’est pas toujours facile, parce qu’il y a une différence entre les nouveaux venus qui ruent dans les brancards et ceux qui tirent la charrette. Ceux qui rueront dans les brancards devront être envoyés se produire sous un chapiteau de cirque, tandis que ceux qui tirent la charrette devront être impliqués dans le processus de décision politique.
Le neuvième atout de notre stratégie d’exception locale repose sur notre fonds intellectuel et spirituel. La Hongrie a conservé sa conception nationale, son sentiment national qui la rassemble, sa culture et une langue apte à décrire la totalité du monde hongrois.
Et enfin le dixième facteur qui nous donne nos chances de succès est ce que j’appelle l’ambition. La Hongrie a de l’ambition. La Hongrie a des ambitions en tant que communauté et en tant que nation. Elle a des ambitions nationales, et même des ambitions européennes. C’est pourquoi, si nous voulons préserver nos ambitions nationales dans la période difficile qui s’ouvre devant nous, nous devons montrer de la solidarité. La nation mère doit rester unie, et la Transylvanie, ainsi que les autres régions du bassin des Carpates habitées par des Hongrois, doivent rester unies. C’est cette ambition, mes chers amis, qui nous pousse, qui nous fait avancer, elle est notre carburant. C’est la conviction que nous avons toujours donné davantage au monde que nous n’en avons reçu, que l’on nous a davantage pris qu’on nous a donné, que nous avons émis des factures qui n’ont pas été payées, que nous sommes meilleurs, plus industrieux et plus doués qu’il ne ressort de la position où nous nous trouvons aujourd’hui et de la manière dont nous vivons, et le fait est que le monde nous doit quelque chose – et que nous voulons, que nous allons, recouvrer cette dette. C’est là notre plus grande ambition.

Je vous remercie pour votre attention. Vive la Hongrie, vive les Hongrois !

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